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REVUE
DES -^ . V .
DEUX MONDES
• #88^ ■
XXXI» ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME TRENTE ET UNIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOIT, 20
1861
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LE
ROI LOUIS-PHILIPPE
L'EMPEREUR NICOLAS
— 18ûl-18/i3. —
On. a souvent parlé de mauvais rapports personnels entre l'em-
pereur Nicolas et le roi Louis-Philippe , des froideurs hautaines de
l'empereur et de la patience du roi. On se souvient probablement
encore que l'empereur Nicolas, dans sa correspondance, ne voulut
jamais donner au roi Louis -Philippe, comme il le faisait pour les
autres souverains, le titre de monsieur nion frèrcy et que le roi pa-
rut ne tenir nul compte de cette offense tacite maintenue pendant
dix -huit ans entre les deux souverains, au sein de la paix entre
les deux états. Je ne me propose ni de redire comment se décida
en 1830 cette situation , ni d'en apprécier les motifs et les consé-
quences. Je ne veux que raconter un incident auquel elle donna
lieu en 18Â1, pendant mon administration des affaires étrangères, et
faire connaître, par les pièces diplomatiques mêmes, sans commen-
taire, l'attitude que, sur ma proposition , adoptèrent alors le roi
Louis-Philippe et son cabinet. Le public d'aujourd'hui, déjà si loin
de ce temps et de ces questions, jugera si elle manqua de conve-
nance et de dignité.
C'était, comme on sait, l'usage que, chaque année , le 1*' janvier
et aussi le l*' mai, jour de la fête du roi, le corps diplomatique vint,
comme les diverses autorités nationales, offrir au roi ses hommages.
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6 REVUE DES DEUX MONDES.
et que celui des ambassadeurs étrangers qui se trouvait, à cette
époque, le doyen de ce corps, portât la parole en son nom. Plu-
sieurs fois cette mission était échue à Tambassadeur de Russie , qui
s* en était acquitté sans embarras, comme eût fait tout autre de ses
collègues; le 1**^ mai 1834, entre autres, et aussi le 1**^ janvier 1835,
le comte Pozzo di Borgo , alors doyen des ambassadeurs présens à
Paris, avait été auprès du roi, avec une parfaite convenance, l'or-
gane de leurs sentimens (1). Depuis mon entrée au ministère des
affaires étrangères, en 18â0 et 1841, c'était l'ambassadeur d'Au-
triche, le comte Appony, qui s'était trouvé le doyen du corps diplo-
matique et qui avait porté la parole en son nom. Dans l'automne de
1841, le comte Appony était absent de Paris, et son absence devait
se prolonger au-delà du l*' janvier 1842. Le comte de Pahlen, alors
ambassadeur de Russie et doyen, après lui, du corps diplomatique,
était naturellement appelé à le remplacer dans la cérémonie du
1*' janvier. Le 30 octobre 1841, il vint me voir et me lut une dé-
pêche, en date du 12, qu'il venait de recevoir du comte de Nessel-
rode ; elle portait que l'empereur Nicolas regrettait de n'avoir pu
faire venir son ambassadeur de Garlsbad à Varsovie, et désirait s'en-
tretenir avec lui, qu'aucune affaire importante n'exigeant en ce
moment sa présence à Paris, l'empereur lui ordonnait de se rendre
à Saint-Pétersbourg, sans fixer d'ailleurs avec précision le moment
de son départ. Le comte de Pahlen ne me donna et je ne lui deman-
dai aucune explication, et il partit de Paris le 11 novembre suivant.
(1) Le 1''' mai 1834, le comte Pozzo dl Borgo, au nom du corps diplomatique, dit :
« Sire, en offrant à votre majesté Thommage de son respect dans cette occasion solen-
nelle, le corps diplomatique est heureux de pouvoir l'accompagner de ses félicitations
sur la bonne harmonie qui règne entre toutes les puissances, et qui les unit dans la
ferme et salutaire résolution d'assurer aux nations les bienfaits de la paix, et de la
^krantir contre les passions et les erreurs qui tenteraient de la troubler.
« Nous sommes convaincus, sire, qiie nous ne saurions nous approcher de vous sous
des auspices plus favorables et avec des sentimens plus conformes à ceux de votre ma-
jesté, ni la prier h de meilleurs titres de daigner agréer les vœux que nous formons
pour votre bonheur, sire, pour celui de votre auguste famille et de la France. »
Et le i*''^ Janvier 1835, le même ambassadeur porta ainsi la parole :
« Sire, en adressant à votre majesté, il y a un an, ses hommages et ses félicitations,
le corps diplomatique faisait des vœux pour la continuation de cette bonne harmonie
entre les souverains qui assure aux nations contées à leurs soins les bienfaits de la
paix et les avantages inappréciables qui raccompagnent toujours. Ces vœux, sire, se sont
heureusement réalisés, et le passé i^oute une nouvelle et forte garantie en faveur de ce
que tous les hommes bien intentionnés ont droit d*espérer et d*attendre de Tavenir.
« C'est dans cette conviction que les représentans de tous les gouvernemens renou-
vellent aujourd'hui à votre majesté les mêmes hommages et les mêmes félicitations, per-
suadés, sire, que vous daignerez les accueillir avec les sentimens qui nous les ont inspi-
rés. Nous y ajoutons, sire, ceux qui nous animent pour votre bonheur, pour celui de
votre auguste famille et de la France. »
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LE ROI LOUIS-PHIUPPE ET L EMPEREUR NICOLAS. 7
Ce même jour, 11 novembre, avec le plein assentiment du roi et
du conseil, j'adressai à M. Casimir Périer, qui se trouvait chargé
d'affaires à Saint-Pétersbourg pendant l'absence de notre ambassa-
deur, H; de Barante, alors en congé, ces instructions :
(( Monsieur,
« M. le comte de Pahlen a reçu l'ordre fort inattendu de se rendre
à Saint-Pétersbourg, et il part aujourd'hui même. Le motif allégué
dans la dépêche de M. le comte de Nesselrode, dont il m'a donné
lecture , c'est que l'empereur, n'ayant pu le voir à Varsovie, désire
s'entretenir avec lui. La cause réelle, et qui n'est un mystère pour
personne, c'est que, par suite de l'absence de M. le comte Appony,
l'ambassadeur de Russie, en qualité de doyen des ambassadeurs, se
trouvait appelé à complimenter le roi, le premier jour de l'an, au
nom du corps diplomatique. Lorsqu'il est allé annoncer au roi son
prochain départ, sa majesté lui a dit : « Je vois toujours avec plai-
sir le comte de Pahlen auprès de moi, et je regrette toujours son
éloignement; au-delà, je n'ai rien à dire. » Pas un mot ne s'est
adressé à l'ambassadeur. ^
« Quelque habitué qu'on soit aux étranges procédés de l'empe-
reur Nicolas, celui-ci a causé quelque surprise. On s'étonne dans le
corps diplomatique, encore plus que dans le public, de cette obsti-
nation puérile à témoigner une humeur vaine, et, si nous avions pu
en être atteints, le sentiment qu'elle inspire eût suffi à notre satis-
faction. Une seule réponse nous convient. Le jour de la Saint-Nico-
las (1) , la légation française à Saint-Pétersbourg restera renfermée
dans son hôtel. Vous n'aurez à donner auciin motif sérieux pour ex-
pliquer cette retraite inaccoutumée. Vous vous bornerez, en répon-
dant à l'invitation que vous recevrez sans doute, suivant l'usage, de
M. de Nesselrode, à alléguer une indisposition.
« P. S. Je n'ai pas besoin de vous dire que jusqu'au 18 décembre
vous garderez, sur l'ordre que je vous donne quant à l'invitation
pour la fête de l'empereur, le silence le plus absolu. Et d'ici là vous
éviterez avec le plus grand soin la moindre altération dans vos rap-
ports avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. »
Quelques jours après, le 18 novembre, j'écrivis de plus à M. Ca-
simir Périer :
a Aussitôt après le 18 décembre vous m'enverrez un courrier
pour me rendre compte de ce qui se sera passé, et au premier jour
de l'an vous devrez paraître à la cour et rendre vos devoirs à l'em-
pereur, comme à l'ordinaire. »
(1) 18 décembre selon le calendrier russe.
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8 REVUE DE8 DEUX MONDES.
M. de La Loyère, expédié de Berlin en courrier à M. Casimir Pé-
rïer et retardé par le mauvais état des chemins et la difficulté du
passage des rivières, n'arriva à Saint-Pétersbourg que le 28 no-
vembre, et M. Casimir Périer m'écrivit sur-le-champ qu'il se con-
formerait avec soin à mes instructions. Quand il les eut en effet exé-
cutées, il me rendit compte de son attitude et de l'effet qu'elle avait
produit à Saint-Pétersbourg dans les quatre dépêches suivantes,
dont je ne retranche que ce qui ne tient pas^ au récit de l'incident,
ou ce qui ne pourrait être convenablement publié aujourd'hui :
« M, Casimir Périer à M. Guizot.
a Saint-Pétersbourg, 21 décembre 1841.
« Monsieur le ministœ,
(c Je me suis exactement conformé, le 18 de ce mois, aux ordres
que m'avait donnés votre excellence, en évitant toutefois avec soin
ce qui aurait pu en aggraver l'effet ou accroître l'irritation. Le len-
demain, c'est-à-dire le 19, à l'occasion de la fête de sa majesté im-
périale, bal au palais, auquel j'ai jugé que mon absence du cercle
de la veille m'empêchait de paraître, et pendant ces quarante-huit
heures je n'ai pas quitté l'hôtel de l'ambassade.
a II n'y a pas eu cette année de dîner chez le vice-chancelier.
Jusqu'à ce moment, les rapports officiels de l'ambassade avec le
cabinet impérial ou avec la cour n'ont éprouvé aucune altération.
J'ai cependant pu apprendre déjà que l'absence de la légation de
France avait été fort remarquée et avait produit une grande sensa-
tion. Personne n'a eu un seul instant de doute sur ses véritables
motifs. L'empereur s'est montré fort irrité. Il a déclaré qu'il regar-
dait cette démonstration comme s* adressant directement à sa per-
sonne, et, ainsi que l'on pouvait s'y attendre, ses entours n'ont pas
tardé à renchérir encore sur les dispositions impériales. Je ne suis
pas éloigné de penser et l'on m'a déjà donné à entendre que mes
relations avec la société vont se trouver sensiblement modifiées :
comme c'est ainsi que j'aurai la mesure certaine des impressions du
souverain, dont leà propos du monde ne sont guère que l'écho, j'at-
tendrai de savoir à quoi m'en tenir avant d'expédier M. de La Loyère,
qui portera de plus grands détails à votre excellence. Jusqu'à pré-
sent, je n'ai encore vu personne; je ne veux pas paraître pressé ou
inquiet, et ne reprendrai mes habitudes de société que dans leur
cours accoutumé.
« Dans le premier moment, on a dit que l'empereur avait exprimé
l'intention de supprimer l'ambassade à Paris, et fait envoyer à M. de
Kisselef l'ordre de ne pas paraître aux Tuileries le l*"" janvier. J'ai
peine à croire à ces deux bruits, que rien ne m'a confirmés. Je sais
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LE BOI LOUIS-PHILIPPE ET L EMPEREUR NICOUS. 9
qu'on a expédié ui||Coarrier à H. de Klsselef ; mais j'ignorerai sans
doute ce qui lui a été mandé.
« Quoi qu* il en soit, je ne dois pas dissimuler à votre excellence
toute la portée de la conduite qu'il m'avait été enjoint de suivre, et
dont les conséquences devaient être graves dans un pays constitué
comme l'est celui-ci, avec un souverain du caractère de l'empereur.
La position du chargé d'affaires de France devient dès à présent dif-
ficile; elle peut devenir désagréable, peut-être insoutenable. Je
serab heureux de recevoir des instructions qui me guidassent et
qui prévissent par exemple le cas où le corps diplomatique serait
convoqué ou invité sans moi. D'ici là, je chercherai à apporter dans
mes actes toute la mesure et tout le calme qui seront conciliables
avec le sentiment de dignité auquel je ne puis pas plus renoncer
personnellement que mes fonctions ne me permettraient de l'ou-
blier. »
A cette dépêche officielle, M. Casimir Périer ajoutait, dans une
lettre particulière du 23 décembre :
« L'effet produit a été grand, la sensation profonde, même au-
delà de ce que j'en attendais peut-être. L'empereur s'est montré
, vivement irrité, et bien que, mieux inspiré que par le passé, il n'ait
point laissé échapper de ces expressions toujours déplacées dans
une bouche impériale, il s'est cependant trouvé offensé dans sa per-
sonne, et aurait, à ce qu'on m'a assuré, tenté d'établir une diffé-
rence entre les représailles qui pouvaient s'adresser à sa politique
et celles qui allaient directement à lui. La réponse était bien facile
sans doute, et il pouvait aisément se la faire; mais la passion rai-
sonne peu.
«Tout en me conformant rigoureusement aux instructions que
j'avais reçues et en ne me croyant pas le droit d'en diminuer en rien
la portée, j'ai voulu me garder de ce qui eût pu l'aggraver. Ma po-
sition personnelle, avant ces événemens, était, j'ose le dire, bonne
et agréable à la fois. J'ai fait plus de frais pour la société qu'on
ne devait Vattendre d'un simple chargé d'affaires; ma maison et ma
table étaient ouvertes au corps diplomatique comme aux Russes. Ne
pouvant que me louer de mes rapports avec la cour et avec la ville,
voyant Tempereur bienveillant pour moi, particulièrement attentif
et gracieux pour M™* Périer, je n'avais qu'à perdre à un change-
ment. Je ne l'ai pas désiré. Quand vos ordres me sont arrivés, je
n'avais qu'à les exécuter.
« Que va-t-on faire? Je l'ignore encore. On m'assure qu'on a,
dès le 18, écrit à M. de Kisselef de ne pas paraître aux Tuileries le
1*^ janvier, et peut-être de ne donner aucune excuse de son absence.
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10 RETUE DES DEUX MONDES.
On dit que Tambassade en France sera suppiîmée, le domte de
Pahlen appelé à d'autres fonctions. On vient de m'annoncer qu'une
ligue va se former contre moi dans la société sous l'inspiration ou
même d'après l'ordre de l'empereur, qu'aucun salon ne me sera
ouvert, et que l'ambassade se trouvera frappée d'interdit. Je ne
sais que penser des premiers bruits, que je me borne à enregistrer;
mais le dernier se confirme déjà : déjà plusieurs faits particuliers
sont venus en vingt-quatre heures accuser les premiers symptômes
de cette levée de boucliers...
« Décidé à mettre beaucoup de circonspection dans mes premières
démarches, je me tiendrai sur la réserve et n'affronterai pas, dans
les salons qui n'ont aucun caractère officiel, des désagrémens inu-
tiles contre lesquels je ne pourrais réclamer. Il peut être important
de ménager la société où une réaction est possible, de ne pas me
l'aliéner en la mettant dans l'embarras, de ne pas rendre tout rap-
prochement impossible en me commettant avec elle. Je viens d'ail-
leurs d'apprendre, avec autant de certitude qu'il est possible d'en
avoir quand on n'a ni vu ni entendu soi-même,, je viens, dis-je,
d'apprendre que le mot d'ordre a été donné par la cour, et que c'est
par la volonté expresse de l'empereur que je n'ai pas été et ne serai
plus invité nulle part.
« Daignez, je vous prie, m'indiquer la conduite que je dois suivre.
Celle dont je chercherai à ne pas m' écarter jusque-là me sera dictée
à la fois par le sentiment profond de la dignité de la France et par
le souci des intérêts que pourrait compromettre trop de précipita-
tion ou une susceptibilité trop grande. Je ne prendrai, dans aucun
casy rinitiative de la moindre altération dans les rapports officiels.»
« M, Ccuimir Pétier à M. Guizot.
« Saint-Pétersbourg, 24 décembre 1841.
« Monsieur,
« La situation s'est aggravée, et il m'est impossible de prévoir
quelle en sera l'issue.
« L'ambassade de France a été frappée d'interdit et mise au ban
de la société de Samt-Pétersbourg. J'ai la complète certitude que
cet ordre a été donné par l'empereur. Toutes les portes doivent être
fermées; aucun Russe ne paraîtra chez moi. Des soirées et des dîners
auxquels j'étais invité, ainsi que M"* Périer, ont été remis; les per-
sonnes dont la maison nous était ouverte et qui ont des jours fixes
de réception nous font prier, par des mtermédiaires, de ne pas les
mettre dans l'embarras en nous présentant chez elles, et font allé-
guer, sous promesse du secret, les ordres qui leur sont donnés.
tt L'empereur, fort irrité et ne pouvant comprendre qu'une sim-
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LE KOI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 11
pie manifestation, couverte d'une excuse officielle et enveloppée de
toutes les formes, laisse soupçonner, après dix ans de patience,. le
juste mécontentement qu'inspirent ses étranges procédés, l'empe-
reur, dis-je, espère faire prendre à l'Europe une démonstration una-
nime de sa noblesse pour le témoignage du dévouement qu'on lui
porte. II aura de la peine à y réussir. Il se plaint hautement et
m'accuse personnellement d'avoir ajouté, sans doute de mon chef,
aux instructions que j'aurais pu recevoir. Quant à moi, mon atti-
tude officielle n'a rien eu jusqu'ici que de facile; je n'ai cessé de me
retrancher derrière l'excuse de mon indisposition, paraissant ne
rien comprendre à l'incrédulité qu'on lui oppose et au déchaîne-
ment général qui en est la suite. En présence de procédés si inso-
lites et si concertés, dont l'effet s'est déjà fait sentir et dont on me
menace pour l'avenu-, que dois-je faire, monsieur? Jusqu'à quel
point faut-il pousser la patience? J'éprouve un vif désir de recevoir
à cet égard les instructions de votre excellence. Jusque-là je cher-
cherai à me maintenir de mon mieux sur ce terrain glissant, bien
détermmé à ne rien compromettre volontairement et à ne pas en-
gager le gouvernement du roi sans m'y trouver impérieusement
contramt.
« Je sens tout ce qu'une rupture aurait de graves conséquences,
je ferai pour l'éviter tout ce que l'honneur me permettra, je ne re-
culerai jamais devant une responsabilité que je me croirais imposée
par mon devoir; mais votre excellence peut être assurée que je ne
l'assumerai pas légèrement, et qu'une provocation ou une offense
directe; positive, officielle, pourrait seule me faire sortir de l'atti-
tude expectante que je me conserve.
« Ayant reçu avant-hier la dépêche que votre excellence m'a fait
l'honneur de m' écrire le 8 de ce mois, relativement aux affaires de
Grèce, je me suis empressé de demander un rendez-vous à M. de
Nesselrode pour l'en entretenir. Le vice-chancelier me l'a indiqué
pour aujourd'hui, et je polirrai en rendre compte dans un posl-
scriptum avant de fermer cette dépêche. »
« P. "S. — Je sors de chez M. de Nesselrode; amsi que je l'avais
prévu et espéré, son accueil a été le même que par le passé, et pas
une seule nuance n'a marqué la moindre différence. Nous ne nous
sommes écartés ni l'un ni l'autre du but de l'entretien, qui avait
pour objet les affaires de la Grèce et la dépêche de votre excellence.
Je devrai entrer à cet égard dans quelques détails que je remets à
ma prochaine expédition. »
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12 RETUE DES DEUX MONDES.
« M, Ctuimir Périer à M. Guizot,
« Saint-Pétersbourg, 28 décembre 1S41.
« Monsieur,
« La situation est à peu près la même. Je crois toutefois pouvoir
vous garantir que le gouvernement impérial et la cour ne change-
ront rien à leurs relations officielles avec moi. Si mon entrevue avec
M. de Nesselrode depuis le 18 ne suffisait pas pour établir à cet
égard ma conviction, mes doutes seraient levés par l'attitude et le
langage de l'empereur, qui, sentant toute la maladresse de sa co-
lère, affecte maintenant une sorte d'indifférence et s'efforce de pa-
raître complètement étranger aux démonstrations de la noblesse et
de la société : il prétend ne pouvoir pas plus s'y opposer qu'il n'a
pu les commander. Ce ne sera pas là une des scènes les moins cu-
rieuses de cette triste comédie qui ne fera pas de dupes.
- « Je sais de bonne source, j'apprends par les messagers qui m'ar-
rivent et les communications qui me sont faites, sous le secret, par
l'intermédiaire de quelques-uns de mes collègues, combien, à l'ex-
ception d'un pçtit nombre d'exaltés et de dévoués quand mêmey
combien, dis-je, on regrette les procédés auxquels on.est contraint.
(( Pour bien faire apprécier à votre excellence la nature et l'éten-
due de la consigne impériale, je suis obligé de lui citer un ou deux
faits. Au théâtre français, un jeune homme qui se trouvait dans
une loge à côté de la nôtre ayant demandé de ses nouvelles à
M°* Périer, l'empereur s'informa de son nom, et le lendemam le
coupable reçut une verte semonce et l'invitation d'être plus circon-
spect à l'avenir.
« On a poussé l'inquisition jusqu'à envoyer au jeu de paume, qui
est un exercice auquel j'aime à me livrer, et à faire demander au
paumier les noms de ceux avec qui j'aurais pu jouer. Heureusement
il n'y a eu personne à mettre sur cette liste de proscription d'un
nouveau genre.
« Vous comprendrez facilement, monsieur, qu'avec un pareil sys-
tème on établisse sans peine une unanimité dont la cause se trahit
par l'impossibilité même de sa libre existence.
« L'empereur profite de cette position, et, satisfait de ce qu'il a
obtenu maintenant que le* mot d'ordre a circulé et que l'impulsion
est donnée, il se montre parfaitement doux. On fait répandre qu'il
n'y a rien d'officiel dans ce qui s'est passé, que l'empereur n'y peut
rien, qu'il a dû admettre et admis mon excuse, mais que la société
est libre de ressentir ce qu'elle a pris comme un manque d'égards
envers la personne du souverain.
« J'irai demain à un bal donné à l'assemblée de la noblesse, où
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 13
y étais invité et où le corps diplomatique se rend, non pas précisé-
ment officiellement, mais cependant en uniforme. Cette dernière cir-
constance m'aurait déterminé, si j'avais hésité sur là conduite que
j'avsds à tenir. On a cherché en effet à me faire dire que je ferais
peut-^tre mieux de m' abstenir. Je me suis retranché derrière mon
droit et mon ignorance absolue des motifs qui pourraient me faire
m'abstenir volontairement d'un bal où va la cour et où se trouvera
toui le corps diplomatique.
« Ce n'est qu'après le l*' janvier, quand je serai retourné au pa-
lais, qu'on peut attendre dans la société le revirement qui m'est
annoncé. Je devrai, ce me semble, me montrer poli, mais froid.
J'attendrai les avances qui pourraient m'être faites sans les cher-
cher, mais sans les repousser. Je sens et sentirai davantage par la
suite le besoin d'être soutenu par vous. Croyez du reste, monsieur,
je vous en prie, que ce n'est pas un intérêt personnel qui me le fait
désirer. Dans les circonstances où je me trouve, je me mets com-
plètement hors de la question, et, en ce qui ne concerne que moi,
vous me trouverez disposé à me soumettre avec abnégation à tout
ce que vous croiriez utile de m' ordonner. »
Dès que j'eus appris, par sa dépêche du 21 décembre, que mes
instructions avaient été ponctuellement exécutées, j'adressai à
M. Casimir Périer les deux lettres suivantes, l'une officielle, l'autre
particulière :
a M, GuUot à M, Casimir Périer.
« Paris, 4 janvier 1842.
« Monsieur, j'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur
de m' écrire le 21 décembre, et dans laquelle vous me dites que le
18 du même mois vous vous êtes exactement conformé à mes in-
structions, en évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggra-
ver l'effet. D'après la teneur même de ces instructions, je dois pré-
sumer, quoique vous n'en fassiez pas mention expresse, que vous
avez eu soin de motiver par écrit votre absence de la cour sur un
état d'indisposition. Vous saurez peut-être déjà, lorsque cette dé-
pêche vous parviendra, que M. de Kisselef et sa légation n'ont pas
paru aux Tuileries le 1*' janvier; peu d'heyes avant la réception du
corps diplomatique, M. de Kisselef a écrit à M. Tintroducteur des
ambassadeurs pour lui annoncer qu'il était malade. Son absence
ne nous a point surpris. Notre intention avait été de témoigner que
nous avons à cœur la dignité de notre auguste souverain, et que des
procédés peu convenables envers sa personne ne nous trouvent ni
aveugles ni indifférens. Nous avons rempli ce devoir. Nous ne voyons
maintenant, pour notre compte, aucun obstacle à cç que les rap-
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lA BETUB DES DEUX MONDES.
ports d'égards et de politesse reprennent leur cours habituel. C'est
dans cette pensée que je vous ai autorisé, dès le 18 novembre der-
nier, à vous présenter chez Fempereur et à lui rendre vos devoirs,
selon l'usage, le premier jour de Tannée. Vous semblez croire que
le cabinet de Saint-Pétersbourg pourra vouloir donner d'autres mar-
ques de son mécontentement : tant que ce mécontentement n'irait
pas jusqu'à vous refuser ce qui vous est officiellement dû en votre
qualité de chef de la mission française, vous devriez ne pas vous en
apercevoir; mais si on affectait de méconnaître les droits de votre
position et de votre rang, vous vous renfermeriez dans votre hôtel,
vous vous borneriez à l'expédition des affaires courantes et vous at-
tendriez mes instructions.
« J'apprécie, monsieur, les difficultés qui peuvent s'élever pour
vous. J'ai la confiance que vous saurez les résoudre. Le prince et le
pays que vous représentez, le nom que vous portez, me sont de sûrs
garans de la dignité de votre attitude, et je ne doute pas qu'en toute
occasion vous ne joigniez à la dignité cette parfaite mesure que
donne le sentiment des convenances et du bon droit. »
« M. Guizot à M, Casimir Périer,
« Paris, 5 janvier 1842.
« Je voudrais bien, monsieur, pouvoir vous donner les instruc-
tions précises et détaillées que vous désirez; mais à de telles dis-
tances et quand il s'agit des formes et des convenances de la vie
sociale, il n'y a pas moyen. Les choses ne peuvent être bien appré-
ciées et réglées que sur les lieux mêmes, au moment même, et par
ceux qui en voient de près les circonstances et les effets. Je ne sau-
rais vous transmettre d'ici que des indications générales. Je m'en
rapporte à vous pour les appliquer convenablement. Ne soyez pas
maintenant exigeant et susceptible au-delà de la nécessité. Ce que
nous avons fait a été vivement senti ici comme à Pétersbourg. L'ef-
fet que nous désirions est produit. On saura désormais que les mau-
vais procédés envers nous ne passent pas inaperçus. Quant à présent,
nous nous tenons pour quittes et nous reprendrons nos habitudes
de courtoisie. Si on s'ei^ écartait envers vous, vous m'en informe-
riez sur-le-champ. Ce courrier ne vous arrivera qu'après le jour de
l'an russe. Si vous avez été ayerti, selon l'usage, avec tout le reste
du corps diplomatique, du moment où vous auriez à rendre vos de-
voirs à l'empereur, vous vous en serez acquitté comme je vous l'a-
vais prescrit le 18 novembre dernier. Si vous n'avez pas été averti,
vous m'en aurez rendu compte, et nous verrons ce (jue nous aurons à
faire. J'ai causé de tout ceci avec M. de Barante, et nous ne prévoyons
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LE KOI LOCIS-PHIUPPE ET L'EMPEREUB NICOLAS. 15
pas d'autre occasion prochadne et déterminée où quelque embarras
de ce genre puisse s'élever pour vous.
(t M. de ^selef se conduit ici avec mesure et convenance. Son
langage dans le monde est en harmonie avec ce qu'il a écrit le
!•'• janvier à M. de Saint-Morys, et j'ai lieu de croire qu'il est dans
l'intention de ne faire aucun bruit de ce qui s'est passé, et de rem-
plir comme précédemment tous les devoirs d'égards et de politesse
<iui appartiennent à sa situation. Il sera invité, comme tout le corps
diplomatique, au prochain grand bal de la cour. Nous témoignons
ainsi que, comme je viens de vous le dire, nous nous tenons pour
quittes et n'avons point dessein de perpétuer les procédés désobli-
geans. Nous agirons du reste^ici envers M. de Kîsselef d'après la
façon dont on agira à Pétersbourg envers vous. Vous m'en rendrez
compte exactement. »
Il nous importait que non -seulement à Saint-Pétersbourg et à
Paris, mais dans les grandes cours de l'Europe, notre démarche fût
bien comprise dans sa véritable intention et sa juste mesure. J'écri-
\îs aux représentans du roi à Vienne, à Londres et à Berlin, MM. de
Flahault, de Sainte-Aulaire et Bresson.
tt M. Guizot à M. le comte de Flahault à Vienne.
« Paris, 5 janvier 1842.
« Mon cher comte,
« Je veux que vous soyez bien instruit d'un petit incident survenu
entre la cour de Saint-Pétersbourg et nous, et dont probablement
vous entendrez parler. Je vous envoie copie de la correspondance
officielle et particulière à laquelle il a donné lieu. Je n'ai pas besoin
de vous dire que je vous l'envoie pour vous seul, et uniquement pour
vous donner une idée juste de l'incident et du langage que vous de-
vrez tenir quand on vous en parlera. Nous avons atteint notre but
et nous sommes parfaitement en règle. Officiellement^ le comte de
Pahlen a été rappelé à Pétersbourg pour causer avec l'empereur;
M. Casimir Périer a été malade le 18 décembre et M. de Kisselef le
1*'* janvier. En réalité^ l'empereur n'a pas voulu que M. de Pahlen
complimentât le roi, et nous n'avons pas voulu que ce mauvais pro-
cédé passât inaperçu. De part et d'autre, tout est correct et tout est
compris. Les convenances extérieures ont été observées et les in-
tentions réelles senties. Cela nous suflBt, et nous nous tenons pour
quittes.
« Il faut qu'on en soit partout bien convaincu. Plus notre poli-
tique est conservatrice et pacifique, plus nous serons soigneux de
notre dignité. Nous ne répondrons point à de mauvais procédés par
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16 UVUE DES DEUX MONDES.
dé la mauvaise politique; mais nous ressentirons les mauvais procé-
dés et nous témoignerons que nous les ressentons. Du reste, je crois
cette petite affaire finie. M. de Kisselef se conduit ici avec mesure
et convenance. Nous serons polis envers lui comme par le passé.
On ne fera rien, je pense, à Pétersbourg qui nous en empêche. Ne
parlez de ceci que si on vous en parle, et sans y mettre d'autre im-
portance que de faire bien entrevoir notre parti-pris de n'accepter
aucune inconvenance. » ,
Quand j'eus reçu les détails que me donnait M. Casimir Périer
sur l'attitude de la cour et de la société à Saint-Pétersbourg, je lui
écrivis le 6 janvier 1842 :
« Vous avez raison, monsieur, les détails que vous me donnez
sont étranges; mais s'ils m' étonnent un peu, ils ne me causent pas
la moindre inquiétude. Je vois que toute cette irritation, toute cette
humeur dont vous me parlez, se manifestent dans la société de Saint-
Pétersbourg et point dans le gouvernement. Vos rapports libres avec
le monde en sont dérangés, gênés, peu agréables. Vos rapports of-
ficiels avec le cabinet demeurent les mêmes, et votre entrevue du
2A décembre avec le comte de Nesselrode, au sujet des affaires de
Grèce, en a donné la preuve immédiate.
« Cela devait être, et je n'aurais pas compris qu'il en pût arriver
autrement. On n'a rien, absolument rien à nous reprocher. Vous
avez été indisposé le 18 décembre. Vous en avez informé avec soin le
grand-maître des cérémonies de la cour. Vous avez scrupuleusement
observé toutes les règles, toutes les convenances. Le cabinet de
Saint-Pétersbourg les connaît trop bien pour ne pas les respecter
envers vous, comme vous les avez respectées vous-même.
« M. de Kisselef n'a point paru le 1" janvier chez le roi, à la ré-
ception du corps diplomatique. Il était indisposé et en avait informé
le matin M. l'introducteur des ambassadeurs. M. de Kisselef est et
sera traité par le gouvernement du roi de la même manière, avec
les mêmes égards qu'auparavant. Rien, je pense, ne viendra nous
obliger d'y rien changer.
« La société de Paris se conduira, je n'en doute pas, envers M. de
Kisselef comme le gouvernement du roi. Il n'y rencontrera ni im-
politesse, ni embarras, ni froideur affectée, ni désagrémens calculés :
cela est dans nos sentimens et dans nos mœurs; mais la société de
Saint-Pétersbourg n'est point tenue d'en faire autant. Elle pe vous
doit ni manières bienveillantes ni relations agréables et douces. Si
elle ne juge pas à propos d'être avec vous comme elle était naguère,
vous n'avez point à vous en préoccuper ni à vous en plaindre. Res-
tez chez vous, monsieur, vivez dans votre intérieur; soyez froid avec
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I£ ROI LOUIS-PHaiPPE ET l'^MPEREUR NICOLAS. 17
ceux qui seront froids, étranger à ceux qui voudront être étrangers*
Vous n'aurez sans doute à repousser aucun de ces procédés qu'un
homme bien élevé ne saurait accepter et qui n'appartiennent pas à
un monde bien élevé. Que cela vous suffise. Dans votre hôtel, au
sein de votre légation, vous êtes en France; renfermez-vous dans
cette petite patrie qui vous entoure, tant que la société russe le vou-
dra elle-même. Vous êtes jeune, je le sais; M"** Périer est jeune et
aimable; le monde lui plaît et elle y plaît : je regrette pour elle et
pour vous les agrémens de la vie du monde; mais vous avez Tun et
l'autre l'esprit trop juste et le cœur trop haut pour ne pas savoir y
renoncer sans elTort et vous suffire parfaitement à vous-mêmes quand
la dignité de votre pays et votre propre dignité y sont intéressées.
« J'apprends avec plaisir, quoique sans surprise, que toutes les
personnes attachées à votre légation se conduisent dans cette cir-
constance avec beaucoup de tact et de juste fierté. Pour vous, mon-
sieur, je me plais à vous faire compliment de votre attitude parfaite-
ment digne et convenable. Persistez -y tranquillement. Dans vos
rapports avec le cabinet de Sahit-Pétersbourg, pour tout ce qui tient
aux affaires, soyez ce que vous étiez, faites ce que vous faisiez avant
cet incident; il n'y a aucune raison pour que rien soit changé à cet
égard. Et quant à vos relations avec la société, tant qu'elles ne se-
ront pas ce qu'elles doivent être pour la convenance et pour votre
agrément, tenez-vous en dehors. Il n'y a que cela de digne et de
sensé. »
Du 6 au 25 janvier, M. Casimir Périer me rendit compte, dans les
lettres suivantes, des incidens survenus à Saint-Pétersbourg, et qui
indiquaient, soit le maintien, soit la modification des dispositions et
de l'attitude de l'empereur Nicolas et de sa cour.
« M, Casimir Périer à M. Guizot,
a Saint-Pétersbourg, 6 janvier 1842.
« Monsieur,
« L'empereur s'est fort calmé, et si rien ne vient réveiller son irri-
tation, il est à croire qu'elle n'aura pas de nouveaux effets. La con-
signe donnée à la société n'est pas levée, mais on n'attend, si je suis
bien informé, qu'une occasion de sortir d'une attitude dont on sent
tout le ridicule. Cette occasion semble devoir, aux yeux de tous, se
rencontrer dans ma présence à la cour le l'^Y^^ janvier. Ainsi que
j'ai eu l'honneur de le mander à votre excellence, me sentant at-
teint, non dans ma personne, mais dans ma position officielle, à la-
quelle on a pris soin de me faire comprendre qu'on voulait s'adres-
ser, je me tiendrai fort sur la réserve, et des avances bien positives
TOME XXII. 2
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18 BEYVB DES DEUX MONDES.
et bien marquées pourraient seules m'en faire départir. J'espère
d'ailleurs recevoir les instructions de vôtre excellence avant de de-
voir dessiner nettement l'attitude que pourrait me faire adopter un
changement complet et subit dans celle qu'on a prise vis-à-vis
de moi. )>
<t Le même au même.
« Saint*Pétersbourg, 11 janvier 1842.
« Monsieur,
« Le secret sur les ordres qui ont pu être donnés à M. de Kisselef
pour le l**^ janvier a été si bien gardé que rien de positif n'^ trans-
piré à cet égard. Tous les membres du corps diplomatique parais-
sent persuadés, et je partage cette croyance, qu'il lui a été enjoint
de ne pas paraître aux Tuileries, et si ce parti a été pris dans un
moment d'irritation, le temps aura manqué pour donner le contre-
ordre que la réflexion pourrait avoir conseillé. Quoi qu'il en soit, je
sais que M. de Nesselrode et ceux qui approchent l'empereur affir-
ment qu'aucun courrier n'a été envoyé au chargé d'aflaires de Rus-
sie à Paris. Bien que la vérité doive être connue de votre excellence
au moment où elle recevra cette dépêche, je crois nécessaire de la
mettre au courant de tout ce qui se dit et se fait ici. Ma conduite
n'en peut être affectée, ni mon attitude modifiée; je reste dans l'igno-
rance de tout ce qui n'a pas un caractère officiel, et ne dois pas hé-
^ter, ce me semble, à moins d'ordres contraires, à me rendre au
palais le 1*"^ (13) janvier.
« J'ai eu l'honneur de dire à votre excellence que la société pa-
raissait embarrassée de sa position vis-à-vis de l'ambassade, et em-
pressée d'en pouvoir sortir. Dans le salon de M""* de Nesselrode, où
j'ai cru de mon droit et de mon devoir de me montrer, ne fût-ce
que pour protester contre l'ostracisme dont j'étais frappé, j'ai pu
me convaincre que j'avais été bien informé et que mes appréciations
étaient fondées. J'ai trouvé M*"' de Nesselrode froide, mais polie;
plusieurs des assistans ont été fort prévenans. Au bal de l'assemblée
de la noblesse, où j'ai facilement remarqué que ma présence cau-
sait une espèce de sensation, je n'ai eu à me plaindre de personne :
l'accueil des uns a été ce qu'il était naguère, celui des autres em-
preint peut-être d'une espèce de gêne ; mais si quelques personnes
ont cherché, quoique sans affectation, à m' éviter, ce n'était guère
que celles qui, volontairement ou non, se sont trouvées le plus com-
promises vis-à-vis de moi. ^ '
c( Ces deux occasions ont été les seules où je me sois trouvé en
contact avec la société, les seules où j'aie jugé utile et convenable
de me montrer. Pas un Russe n'a paru chez moi. Quant à M"* Casi-
mir Périer, je n'ai pas trouvé à propos qu'elle sortit de chez elle.
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 10
Déterminé à éviter tout ce qui, dans des circonstances si bizarres et
si exceptionnelles, pouvait amener de nouvelles complications, je
n'ai pas voulu courir la chance de ressentir, avec une vivacité dont
j'aurais pu ne pas être maître, un manque d'égards ou un mauvais
procédé. Je demande pardon à votre excellence d'entrer dans ces
détails, qui, malgré le caractère personnel qu'ils peuvent avoir,
m'ont paru nécessaires à un complet exposé de la situation. »
^Umémeaumême.
* « Saint-Pétersbourg, 13 Janvier 1842.
(( Monsieur,
« J'ai reçu hier, à onze heures du soir, une circulaire adressée au
corps diplomatique par le grand-mal tre des cérémonies, annonçant
purement et simplement que le cercle qui devait avoir lieu ce matin
au palais était contremandé.
« La poste part aujourd'hui à deux heures, et je ne puis donner
à cet égard aucun renseignement 4 votre excellence. Deux de mes
collègues, les seuls membres du corps diplomatique que j'aie ren-
contrés, semblaient croire que la santé de l'impératrice avait motivé
ce contre-ordre, qui s'étend à tous, à la cour comme à la noblesse.
Jusqu'à présent, toutefois, sa majesté avait paru beaucoup mieilx
portante que par le passé, et rien n'avait préparé à une aggravation
dans son état assez sérieuse pour que l'empereur ne pût recevoir les
félicitations de nouvelle année. »
a Lb même au même.
« Saint-Pétersbourg, 15 janvier 1842.
« Monsieur,
« On a appris hier à Pétersbourg que M. de Kisselef n'avait point
paru aux Tuileries le l**" janvier. Cette nouvelle, après tout ce qui
s'est passé ici, n'a surpris personne, mais a généralement affligé.
On prévoit que le gouvernement du roi en témoignera, d'une ma*
nière ou d'une autre, son juste mécontentement, et si l'empereur a
pu imposer une unanimité de démonstrations extérieures, il s'en
faut de beaucoup, ainsi que j'ai eu l'honneur de le mander à votre
excellence, qu'il ait obtenu le même résultat sur l'opinion. Aujour-
d'hui surtout, un mécontentement assez grand se manifeste. Le cer-
cle du l**" janvier n'ayant pas eu lieu , quels que soient les motifs
qui l'aient fait contremander, et le corps diplomatique n'étant plus
officiellement appelé à paraître au palais avant le jour de Pâques,
la société ne sait quelle ligne suivre vis-à-vis de moi. Elle se trou-
verait humiliée d'avances trop positives, et cependant elle sent que
je ne puis en accueillir d'autres; elle se plaint d'ailleurs d'avoh: été
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20 REVUE DES DEUX MONDES.
mise en avant par l'empereur, qui, en invitant le chargé d'affaires
de France, semble avoir porté un démenti à l'interprétation donnée
à ma conduite... La Russie, quoi qu'on en dise, n'épouse pas les
passions et les injustes préventions de son souverain.
« Le corps diplomatique est fort bien pour moi; il apprécie ma
position avec justesse et convenance. Si dans les premiers momens,
malgré la réserve dont nous devions les uns et les autres envelop-
per notre pensée, j'ai cru remarquer parmi ses membres quelque
dissidence d'opinion, je dois dire que tous aujourd'hui se montrent
jaloux et soigneux de la dignité d'un de leurs collègues, et semblent
approuver que je ne m'écarte pas de l'attitude que les circonstances
m'imposent. »
« Le même au même,
« Saint-Pétersbourg, 19 janvier iStô.
« Monsieur,
« Il y a ce soir bal à la cour,, où je suis invité et me rendrai avec
Urne périer. Ce bal a lieu tous les ans vers la fôte du 6/18 janvier,
jour des Rois et de la bénédiction de la Neva; mais le corps diplo-
matique n'y est pas ordinairement invité. Il parait qu'on a voulu
cette fois faire une exception en raison de ce que le cercle du
l*"^ janvier n'a pas été tenu. Il ne serait pas impossible aussi que le
désir de donner à la légation française une prompte occasion de re-
paraître à la cour entrât pour quelque chose dans cette innova-
tion. »
« Le même au même.
« Saint-Pétersbourg, 23 janvier 1842.
« Monsieur,
« Je ne puis aujourd'hui que confirmer ce que j'ai eu l'honneur
de mander à votre excellence, dans ma précédente dépêche, de l'ex-
cellent effet que produisent l'attitude du gouvernement du roi, l'in-
différence avec laquelle il a accueilli l'absence de M. de Kisselef lors
de la réception du !•' janvier, et la ligne de conduite dans laquelle
il m'a été ordonné de me renfermer ici...
« Au dernier bal, qui n'était point précédé d'un cercle, l'empe-
reur et l'impératrice ont trouvé, dans le courant de la soirée, l'oc-
casion, que je ne cherchais ni ne fuyais, de m' adresser la parole. Ils
ont parlé l'un et l'autre, à plusieurs reprises, à M"* Casimir Périer.
Enfin tout s'est passé fort convenablement et avec l'intention évi-
dente de ne marquer aucune différence entre l'accueil que nous re-
cevions et celui qui nous était fait naguère... »
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LB ROI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 21
« Le même au même,
« Saint-Péterebourg, 25 janvier 1842.
« Monsieur,
(( Grâce à vos lettres, à l'appui qu'elles m'ont prêté, la situation
de la légation du roi est devenue excellente. Si la société russe, en-
gagée dans une fausse voie, ne se presse pas d'en sortir, elle sent
<iu moins ses désavantages.
« Au dernier bal, l'empereur s'est borné à me dire, en passant à
côté de moi, d'un air et d'un ton qui n'avaient rien de désobligeant :
« Comment ça va-t-il depuis que nous ne nous sommes vus? Ça va
mieux, n'est-ce pas? »
« L'impératrice m'a demandé, avec une certaine insistance, quand
revenait M. de Barante, et si je n'apprenais rien de son retour. J'ai
répondu en protestant de mon entière ignorance à cet égard. Je ne
"puis décider si ce propos n'était qu'une marque de bienveillance
pour l'ambassadeur, qui a laissé ici les meilleurs souvenirs, ou s'il
cachait une intention, par exemple une sorte d'engagement impli-
cite du retour de M. de Pahlen à Paris.
« Entre M. de Nesselrode et moi, pas un seul mot n'a été dit qui
se rapportât à tout cet incident ou qui y fît allusion. Il m'a paru
qu'il ne me convenait pas de prendre l'initiative. Je ne voulais,
comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, paraître ni embarrassé, ni
inquiet, ni pressé de sortir de la situation qu'il a plu à la société de
me faire, et dans laquelle rien ne m'empêche, surtout aujourd'hui,
de me maintenir avec honneur. Dans un intérêt fort avouable de
conciliation, je n'aurais certes pas évité une conversation confiden-
tielle à cet égard que M. de Nesselrode aurait pu chercher. Sa mo-
dération m'est connue : j'ai la certitude qu'il regrette tout ce qui
s'est passé; mais je n'ai pas pensé qu'il fût utile d'aller au-devant
d'explications que le caractère tout aimable de nos entretiens et la
position supérieure du vice-chancelier lui rendsdent facile de pro-
voquer. »
J'étais parfaitement content de l'attitude de M, Casimir Périer, et
je m'empressai de le lui témoigner.
« M. Guizot à M. Casimir Périer.
« Paris, 18 février i8i2.
« Je ne veux pas laisser partir ce courrier, monsieur, sans vous
dire combien les détails que vous m'avez mandés m'ont satisfait.
Une bonne conduite dans une bonne attitude, il n'y a rien à désirer
au-delà. Persistez tant que la société russe persistera. Son entête-
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22 REVUE DES DEUX MONDES.
ment commence à faire un peu sourire, comme toutes les situations
qu'on prolonge plutôt par embarras d'en sortir que par envie d'y
rester.' Vous qui n'avez point d'embarras, attendez tranquillement,
vous n'avez qu'à y gagner. Le temps, quand on l'a pour soi, est le
meilleur des alliés.
(( Répondez toujours que vous ne savez rien, absolument rien, sur
le retour de M. de Barante. Il ne quittera certainement point Paris
tant que M. de Pahlen ou un autre ambassadeur n'y reviendra pas...
Y a-t-il quelque conjecture à ce sujet dans le corps diploiûatique
que vous voyez?
« Vous avez très bien fait de ne prendre avec M. de Nesselrode
l'initiative d'aucune explication. »
« Le même au même.
« Paris, 24 février 1842.
« Je vous sais beaucoup de gré, monsieur, du dévouement si com-
plet que vous me témoignez. Je suis sûr que ce ne sont poiAt, de
votre part, de vaines paroles, et qu'en effet, de quelque façon que
le roi disposât de vous, vous le trouveriez bon et vous obéiriez de
bonne grâce; mais c'est dans le poste où vous êtes que vous pouvez,
quant à présent, servir le roi avec le plus d'honneur. Il me revient
que quelques personnes affectent de dire que, si la société de Saint-
Pétersbourg s'obstine à se tenir éloignée de vous, c'est à vous seul
qu'il faut l'imputer, et que c'est à vous seul, à vos procédés person-
nels, que s'adresse son humeur. Je ne saurais admettre cette expli-
cation. Vous n'avez rien fait que de correct et de conforme à vos
devoirs, et je vous connais trop bien pour croire que vous ayez
apporté, dans le détail de votre conduite, aucune inconvenance. Il
est de l'honneur du gouvernement du roi de vous soutenir dans la
situation délicate et évidemment factice où l'on essaie de vous pla-
cer, et l'empereur lui-même a, j'en suis sûr, l'esprit trop juste et
trop fin pour ne pas le reconnaître.
« Beaucoup de gens pensent et disent ici qu'il suffirait d'un mot
ou d'un geste de l'empereur pour que la société de Saint-Péters-
bourg ne persévérât point dans sa bizarre conduite envers vous.- Je
réponds, quand on m'en parle, que vos rapports avec le cabinet
russe sont parfaitement convenables, que l'empereur vous a traité
dernièrement avec la politesse qui lui appartient, et que certaine-
ment, chez nous, si lé roi avait, envers un agent accrédité auprès de
lui, quelque juste mécontentement, il ne le lui ferait pas témoigner
indirectement et par des tiers.
a Gardez donc avec pleine confiance, monsieur, l'attitude que je
vous û prescrite, et qui convient seide au gouvernement du roi
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET L'eMPEREUR NICOLAS. . 23
comme à vous-même. Ne vous préoccupez point de la froideur
qu'on vous témoigne; Q*en ressentez aucune impatience, aucune
humeur; tenez-vous en mesure d'accueillir, sans les devancer, les
marques de retour qui vous seraient adressées. Vous avez pour vous
le bon droit, les convenances, les habitudes du monde poU dans les
pays civilisés. Votre gouvernement vous approuve. Le gouverne-
ment auprès duquel vous résidez fait tout ce qu'il vous doit. Le né-
cessaire ne vous manque point. Attendez tranquillement que le su-
perflu vous revienne, et continuez à prouver, par la dignité et la
bonne grâce de votre conduite, que vous pouvez vous en passer. )>
La situation demeurait immobile. La société de Saint-Pétersbourg
ne changeait point d'attitude. L'empereur et l'impératrice , quand
M. Casimir Périer avait l'occasion de les voir, ne lui faisaient plus
aucune allusion au' retour de M. de Barante, ne lui prononçaient plus
même son nom. Il m'écrivit le 8 juin i8A2 :
(( Monsieur,
(c Je viens, fort à regret, aujourd'hui vous supplier de ne pas re-
tarder la décision par laquelle vous avez bien voulu me faire don-
ner l'espoir que vous mettriez un terme à une position qui ne peut
plus se prolonger. Il m'en coûte beaucoup, daignez le croire, de
faire cette démarche; mais vous me permettrez de vous rappeler
qu'après six mois de la situation la plus pénible, c'est la première
fois que j'ai une pensée qui ne soit pas toute de dévouement et d'ab-
négation. Je sais quels devoirs me sont imposés par mes fonctions :
à ceux-là je ne crois pas avoir failli pendant douze ans de constans
services. Je ne puis ni ne veux faillir à d'autres devoirs qui ne sont
pas moins sacrés. M"' Casimir Périer est fort souffrante, et sa santé
m'inquiète. Exilée à huit cents lieues de son pays le lendemain
même de son mariage, trop délicate pour un climat sévère , elle a
besoin maintenant, elle a un pressant besoin de respirer un air plus
doux, et les médecins ordonnent impérieusement les bains de mer
pour cet été. Veuillez donc, monsieur, supplier le roi de me per- .
mettre de quitter la Russie vers la fin de juillet ou dans les pre-
miers jours d'août.
« Le roi connaît mon dévouement à son service; vous, monsieur,
vous connaissez mon attachement à votre personne : c'est donc sans
crainte d'être mal compris ou mal jugé que je vous expose la né-
cessité pénible à laquelle me soumet aujourd'hui le soin des inté-
rêts les plus légitimes et les plus chers. On m'a mandé que votre
intention était de ne pas reciùer mon retour au-delà de l'époque
que je viens d'indiquer, et j'ai la conviction intime qu'en vous ren-
dant à ma prière vous prendrez le parti le mieux d'accord avec ce
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2& . RETUE DES DEUX MONDES*
que les circonstances exigent. En effet, Tempereur s'est prononcé,
et il n'y a plus à en douter, M. de Pahlen ne retournera pas à Paris
dans l'état actuel des choses. La prolongation de mon séjour à Pé-
tersbourg devient aussi inutile qu'incompatible avec la dignité du
gouvernement du roi. »
Je lui répondis le 23 juin :
M Monsieur,
« Le roi vient de vous nommer commandeur de la Légion d'hon-
neur. Le baron de Talleyrand vous en porte l'avis officiel et les in-
signes. Je suis heureux d'avoir à vous transmettre cette marque de
la pleine satisfaction du roi. Dans une situation délicate, vous vous
êtes conduit et vous vous conduisez, monsieur, avec beaucoup de
dignité et de mesure. Soyez sûr que j'apprécie toutes les difficultés,
tous les ennuis que vous avez eus à surmonter, et que je ne négli-
gerai rien pour qu'il vous soit tenu un juste compte de votre dé-
vouement persévérant au service du roi et du pays.
« Je comprends la préoccupation que vous cause et les devoirs
que vous impose la santé de M"® Périer. J'espère qu'elle n'a rien
qui doive vous alarmer, et que quelques mois de séjour sous un ciel
et dans un monde plus doux rendront bientôt à elle tout l'éclat de
la jeunesse, à vous toute la sécurité de bonheur que je vous désire..
Le roi vous autorisera à prendre un congé et à revenir en France du
1*^'* au 15 août. Dès que le choix du successeur qui devra vous rem-
placer par intérim^ comme chargé d'affaires, sera arrêté, je vous en
informerai.
« J'aurais vivement désiré qu'un poste de ministre se trouvât
vacant en ce moment. Je me serais empressé de vous proposer au
choix du roi. Il n'y en a point, et nous sommes obligés d'attendre
une occasion favorable. Je dis nous^ car je me regarde comme aussi
intéressé que vous dans ce succès de votre carrière. J'espère que
nous n'attendrons pas trop longtemps. »
Mais en annonçant à M. Casimir Périer un prochain congé, j'avais
à cœur que personne en Europe, surtout en Allemagne, ne se mé-
prît sur le motif qui me décidait à le lui accorder, et que la situa-
tion entre Paris et Pétersbourg restât bien clairement telle que l'avait
faite cet incident. J'écrivis le 4 juillet à l'ambassadeur de France à
Vienne, M. de Flahault :
« Mon cher comte,
« Casimir Périer me demande avec instance un congé pour rame-
ner en France sa femme malade, et qui a absolument besoin de
bains de mer sous un ciel doux. Je ne puis le lui refuser. Il en usera
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LE ROI LOUIS-THIUPPE ET l'eMPERECR NICOLAS. 25
du !•' au 15 août, après les fêtes russes de juillet. J'ai demandé
pour lui au roi et il reçoit ces jours-ci la croix de commandeur. Elle
était bien due à la fermeté tranquille et mesurée avec laquelle il a
tenu, depuis plus de six mois, une situation délicate. Il gardera son
poste de premier secrétaire en Russie tant que je n* aurai pas trouvé
un poste de ministre vacant pour lequel je puisse le proposer au roi,
et il sera remplacé, pendant son congé, par un autre chargé d'af-
faires, probablement par le second secrétaire de notre ambassade à
Pétersbourg, H. d'André, naturellement appelé à ce poste quand
l'ambassadeur et le premier secrétaire sont absens. Sauf donc un
changement de personnes, la situation restera la même. Ce n'est pas
sans y avoir bien pensé que, l'automne dernier, nous nous sommes
décidés à la prendre. Pendant dix ans, à chaque boutade, à chaque
mauvsûs procédé de l'empereur, on a dit que c'était de sa part un
mouvement purement personnel, que la politique de son gouverne-
ment ne s'en ressentait pas, que les relations des deux cabinets
étaient suivies et les affaires des deux pays traitées comme si rien
n'était. Nous nous sommes montrés pendant dix ans bien patiens et
faciles; mais en 1840 la passion de l'empereur a évidemment péné-
tré dans sa politique. L'ardeur avec laquelle il s'est appliqué à
brouiller la France avec l'Angleterre, à la séparer de toute l'Europe,
nous a fait voir ses sentimens et ses procédés personnels sous un
jour plus sérieux. Nous avons dà dès lors en' tenir grand compte. A
ne pas ressentir ce que pouvaient avoir de tels résultats, il y eût eu
peu de dignité et quelque duperie. Un'e occasion s'est présentée : je
l'ai saisie. Nous n'avons point agi par humeur, ni pour commencer
un ridicule échange de petites taquineries. Nous avons voulu prendre
une position qui depuis longtemps eût été fort naturelle, et que les
événemens récens rendaientparfaitement convenable. J'ai été charmé
pour mon compte de me trouver appelé à y placer mon roi et mon
pays. Nous la garderons tranquillement. M. de Barante attendra à
Paris que M. de Pahlen revienne* Ce n'est pas à nous de prendre
l'initiative de ce retour. Dans l'état actuel des choses, des chargés
d'affaires suffisent très bien aux nécessités de la politique comme
aux convenances des relations de cour, et le jour où à Pétersbourg
on voudra qu'il en soit autrement, nous sortirons de cette situation
sans plus d'embarras que nous n'en avons aujourd'hui à y rester. »
Au moment où M. Casimir Périer recevait la nouvelle de son pro-
chain congé et faisait ses préparatifs pour en profiter, le fatal acci-
dent du 13 juillet 1842 enleva à la France M. le duc d'Orléans. J'en
informai sur-le-champ M. Casimir Périer, comme tous les représqp-
tans du roi auprès des gouvernemens étrangers.
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26 REYCE DES DEUX MONDES.
a M. Guizot à M. Casimir Périer.
« Paris, 14 juiUet 1842.
c( Monsieur, une affreuse catastrophe vient de plonger la famille
royale dans le deuil le plus profond, et de jeter dans Paris un sen-
timent de douleur que la France entière partagera bientôt. Hier
matin, monseigneur le duc d'Orléans, sur le point de partir pour
Saint-Omer, où il devait inspecter une partie des troupes destinées
à former le camp de Ghâlons, se rendait à Neuilly pour y prendre
congé du roi. Les chevaux qui le conduisaient s'étant emportés, son
altesse royale a voulu sortir de la voiture pour échapper au danger
qui la menaçait. Dans sa chute, elle s'est fait des blessures telle-
ment graves que, lorsqu'on l'a relevée, elle était sans connaissance
et qu'elle n'a plus repris ses sens. Transporté dans une maison voi-
sine, le prince y a rendu le dernier soupir, après quelques heures
d'agonie, entre les bras du roi et de la reine, et de tous les mem-
bres de la famille royale présens à Paris et à Neuilly. M™* la duchesse
d'Orléans est à Plombières, où elle s'était rendue pour prendre les
eaux. M"* la princesse Clémentine et M™* la duchesse de Nemours
viennent de parth: pour lui donner, en mêlant leurs larmes aux
siennes, les seules consolations qu'elle puisse recevoir. M. le duc de
Nemours, M. le prince de Joinville, M. le comte de Paris et M. le
duc de Chartres sont également absens. Des exprès leur ont été en-
voyés. Dans ce malheur si affreux et si imprévu, leurs majestés ont
montré un courage qui ne peut être comparé qu'à l'immensité de
leur douleur. Elles n'ont pas quitté un moment le lit de leur fils
mourant, et elles ont voulu accompagner son corps jusqu'à la cha-
pelle où il a été déposé. La population de Paris tout entière s'est
associée au sentunent de cette grande infortune, et toute autre pré-
occupation a fait place à celle d'un événement qui n'est pas seule-
ment une grande calamité pour la famille royale, puisqu'il enlève
à la patrie un prince que ses hautes qualités rendaient si digne d'oc-
cuper un jour le trône auquel sa naissance l'appelait. »
En Russie comme partout, l'impression produite par ce déplo-
rable événement fut profonde ; M. Casimir Périer m'en rendit compte,
ainsi que des velléités de rapprochement qu'elle avait suscitées à
Saint-Pétersbourg, dans les trois lettres suivantes.
« M, Ccuimir Périer d M, Guizot.
« SaiDt-Pétenbourg, 23 juiUet 1842.
(( Monsieur,
* « La dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m' écrire le 14 de
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LE BOI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEBEUA NICOLAS. 27
ce mois a porté ici la confirmation officielle de l'affreuse catastrophe
dont nous avions déjà la triste certitude.
« Il n'y a pas de paroles qui puissent rendre le sentiment d'un
tel malheur. Il faut courber la tête, se taire et se soumettre.
« L'Europe saura, non moins que la France, quelle perte elle a
faite. Cela sera compris partout, et j'en ai déjà trouvé la preuve
dans le langage plein de conviction des membres du corps diplo-
inatique.
« P.-S<, 24 juillet.
« M. le comte de Nesselrode sort de chez moi.
« n est venu, de la part de l'empereur, m' exprimer en son nom
toute la part que sa majesté impériale avait prise au malheur qui a
frappé la famille royale et la France. •
<( L'empereur, m'a dit M. de Nesselrode, a été vivement affecté
de cette terrible nouvelle; il a pris immédiatement le deuil et a fait
contremander un bal qui devait avoir lieu à l'occasion de la fête de
son altesse impériale M™* la grande-duchesse Olga. »
« Le même au même.
« Saint-Pétersbourg, 31 juillet 1842.
« Monsieur,
(( L'impression produite par le fatal événement du 13 a été aussi
profonde que ma dernière lettre vous le faisait pressentir.
«Vous savez, monsieur, que je continue à être exclu de tous
rapports avec la société; je n'ai donc pas constaté moi-même ce
que j'apprends cependant d'une manière certaine, combien chacun
apprécie l'étendue de la perte qu'ont faite la France et l'Europe.
« Ces jours de deuil sont aussi des jours de justice et de vérité.
Le nom du roi était dans toutes les bouches, le souhait de sa con-
servation dans tous les cœurs.
« On n'hésitait plus à reconnaître hautement que de sa sagesse
dépendait depuis douze ans la paix de l'Europe; on n'hésitait plus
à faire à notre pays la large part qu'il occupe dans les destinées du
monde; on applaudissait aux efforts de ceux dont le courage et le
dévouement viennent en aide au roi dans l'œuvre qu'il £y:complit.
« J'ai vivement regretté, monsieur, qu'une situation qui me
maintient forcément isolé m'empêchât d'exercer sur les opinions,
, sur les sentimens, sur la direction des idées, aucune espèce de con-
trôle ou d'influence.
« M. de Nesselrode, lors de la visite dont j'ai eu l'honneur de
vous rendre compte et où il me porta au nom de l'empereur de fort
convenables paroles, ne sortit pas des généralités, et ne me laissa
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2S BETUE DES DEUX MONDES.
en rien deviner que son souverain eût pris en cette occasion le seul
parti digne d'un cœur élevé et d'un sage esprit, celui d'écrire au
roi, de saisir cette triste, mais unique occasion d'effacer le passé,
de renouer des rapports qui n'auraient jamais dû cesser d'exister»
iL Cette pensée me dominait, et si le moindre mot de M. de Nes-
selrode m'y eût autorisé, j'aurais pu la dire à un homme qui, j'en
ai la conviction, partageait intérieurement et mon opinion et mes
idées à cet égard; mais sa réserve commandait la mienne. Ce qui
s'est passé depuis huit mois ne m'encourageait pas à m'en départir
le premier. Ce que j'aurais dit dans le cours de mes relations confi-
dentielles et intimes ne pouvsdt trouver place dans un entretien tout
officiel.
n Si j'avais pu hésiter sur la conduite à tenir, vos directions
mêmes, monsieur, m'auraient tiré d'incertitude. Je suis convaincu
avec vous que, devant nous tenir prêts à accueillir toute espèce
d'ouvertures ou d'avances, nous avons aussi toutes raisons de ne
pas les provoquer. Dans le cas actuel, l'initiative nous appartenait
moins que jamais.
(( Le lendemain, quand je suis allé remercier le vice-chancelier
de sa démarche, il ne s'est pas montré plus explicite.
(( L'incertitude est la même pour tous, et le corps diplomatique
s'agite vivement pour savoir ce qui a été fait, si l'empereur a écrit,
s'il a écrit dans la seule forme qui donnerait à sa lettre une véritable
importance.
« Je puis vous assurer, monsieur, que chacun le désire, que cha-
cun en sent l'à-propos et comprend les conséquences de l'une et de
l'autre alternative. Ou c'est une ère nouvelle qui va s'ouvrir, que
chacun souhaite sans oser l'espérer, ou c'est la preuve évidente
qu'il n'y a rien à attendre d'un entêtement que chacun blâme et
dont chacun souffre. Ces sentimens, ces craintes, ces désirs, ne
sont pas seulement ceux des étrangers, ils appartiennent à la so-
ciété russe tout entière; je le dis hautement, et si je ne puis être
suspecté de partialité en sa faveur, je suis trop heureux de cette
disposition des esprits et je respecte trop la vérité pour ne pas voua
en instruire.
« Si l'empereur n'a pas compris ce qu'exigeaient les plus simples
convenanc&, ce que lui imposaient le soin de sa propre dignité,
ses devoirs de souverain, de hautes considérations de politique et
d* avenir, il sera jugé sévèrement non-seulement par l'Europe, mais
par ses sujets.
(( Au moment où j'écris, monsieur, vous êtes bien près de con-
naître la vérité. De toutes manières, un bien quelconque doit sortir
de cette situation. Les rapports entre les deux souverains, entre les
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LE ROI LOUIS-PHIUPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 29
deux pays, seront rétablis» et donneront un gage de plus à la sé-
curité de l'Europe, ou nous saurons définitivement à quoi nous en
tenir, et pourrons agir en conséquence , libres de tout scrupule,
déchargés de toute responsabilité.
(c Je n*ai rien autre chose à vous mander, monsieur, qui, dans un
pareil moment, pût avoir de l'intérêt pour vous. J'ajouterai toute-
fois que, voulant rendre impossible que la prolongation de mon sé-
jour ici servît de motif ou de prétexte aux déterminations de l'em-
pereur, je n'ai vu aucun inconvénient à annoncer mon prochain
départ à M. de Nesselrode dès notre première entrevue. J'ai eu soin
de dire que le triste état de santé de M™^ Périer m'avait seul déter-
miné à solliciter le congé que j'avais obtenu. »
« Le même au même,
"« Saint-Péter^urg, 4 août 1842.
« Monsieur,
a J'ai maintenant acquis la certitude que l'empereur n'a écrit au-
cune lettre, et je sais avec exactitude tout ce qui s'est passé à Pe-
terhof. Les instances faites auprès de lui ont été plus pressantes
encoi^ que je ne le pensais. L'opinion de la famille impériale, de la
cour, des hommes du gouvernement, était unanime; tous ont trouvé
une volonté de fer, un parti-pris, un amour-propre et un orgueil
excessifs. L'empereur a repoussé tout ce qu'on lui a proposé, tout
ce qui aurait eu à ses yeux l'apparence d'un premier pas, « Je ne
commencerai pas! » sont les seuls mots qu'on ait obtenus de lui. A
la demande du renvoi de M. de Pahlen à Paris, il n'a cessé de ré-
pondre : «Que M. de Barante revienne, et moii ambassadeur par-
tira, n
« A côté de cela, comme l'empereur a senti que sa conduite n'é-
tait pas approuvée, comme il sait que le vœu unanime appelle le
rétablissement des relations entre les deux cours, il a affecté le plus
convenable langage; il a cru que quelques mots tombés de sa
bouche, que quelques paroles inofiicielles et sans garantie, portées
à Paris par Horace Vernet, que l'envoi d'un aide-de-camp du comte
de Pahlen, au lieu d'un courrier ordinaire, pour remettre une dé-
pêche à M. de Kisselef, il a cru, dis-je, que tout cela suffirait peut-
être pour déterminer des avances. S'il ne l'a pas cru, il l'a voulu
tenter. Il a mesuré avec parcimonie chaque geste et chaque mot; il
a tracé avec soin les limites où il se voulait renfermer. Il voit là une
merveilleuse adresse, et ne comprend pas tout ce qu'il y a de peu
digne d'un souverain dans ces subterfuges et ces calculs. Telle est
son habileté, telle est sa tactique, telles sont ses illusions.
« Vous seriez surpris, monsieur, de voir avec quel mécontente-
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30 REVUE DES DEUX MONDES.
ment tout cela est accueilli ici. Cependant pas un Russe ne s'est fait
inscrire chez moi depuis le douloureux événement du 13 juillet. En
présence des sentimens^manimes inspirés par cette affreuse cata-
strophe, cela est significatif. Vous y trouverez la mesure de ce que
peut, exige ou impose la volonté du souverain. »
Tout en persistant dans son attitude personnelle, Tempereur Ni-
colas ne crut pourtant pas pouvoir se dispenser de faire, auprès du
roi Louis-Philippe, une démarche qui répondît un peu au sentiment
général de l'Europe et de ses propres sujets. J'écrivis le 11 août
1842 à M. Casimir Périer:
« Monsieur, je vous envoie copie d'une lettre écrite par M. le
comte de Nesselrode à M. de Kisselef à l'occasion de la mort de mon-
seigneur le duc d'Orléans, et dont M. de Kisselef m'a donné com-
munication. Je me suis empressé de la mettre sous les yeux du roi.
A cette lecture, et surtout en apprenant que l'empereur avait immé-
diatement pris le deuil et contremandé la fête préparée pour son
altesse impériale madame la grande-duchesse Olga, sa majesté a été
vivement touchée. La reine a ressenti la même émotion. L'empereur
est digne de goûter la douceur des affections de famille, puisqu'il
en sait si bien comprendre et partager les douleurs.
« Vous vous rendrez, monsieur, chez M. le comte de Nesselrode,
et vous le prierez d'être, auprès de l'empereur et de l'impératrice,
l'interprète de la sensibilité avec laquelle le roi et la reine ont reçu,
au milieu de leur profonde affliction, l'expression de la sympathie
de leurs majestés impériales. »
« Copie d*une dépêche de M. le comte de Nesselrode à M. de Kisselef,
« Saint-Pétersbourg, 26 juillet 1842.
« Monsieur,
« C'est dans la journée d'hier, au palais impérial de Peterhof, où
la cour se trouvait réunie, que m'est parvenue la dépêche par la-
quelle vous nous annonciez l'accident aussi terrible qu'inattendu
qui a mis fin aux jours de l'héritier du trône de France. Cette af-
freuse catastrophe a produit sur l'empereur une profonde et dou-
loureuse impression. Vous savez l'empire qu'exercent sur sa ma-
jesté les sentimens et les affections de famille. L'empereur est père,
père tendrement dévoué à ses enfans; c'est vous dire combien la
perte qui vient de frapper le roi et la reine des Français s'adressait
directement aux émotions les plus intimes de son cœur, combien il
en a été affecté pour eux, et à quel point il s'associe du fond de
l'âme aux déchirantes afflictions qu'ils éprouvent. Par une de ces
fatalités qui dans la vie placent si souvent le bonheur des uns en
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LE ROI LOUIS^PHIUPPE ET l'EMPEREUR NICOLAS. 31
contraste avec la douleur des autres, c'est le jour même où notre
cour se préparait à célébrer la fête de M""* la grande-duchesse Olga
que nous est parvenue cette déplorable nouvelle. En présence d'un
si grand malheur, toutes manifestations de joie devaient se taire.
Immédiatement le bal qui allait avoir lieu dans la soirée a été con-
tremandé, et toute la cour a reçu Tordre de prendre •dès le lende-
main le deuil pour le jeune prince.
« Veuillez, monsieur, témoigner au gouvernement français la part
que prend notre auguste mattre à un événement qu'indépendam-
ment de la tristesse qu'il a répandue sur la famille royale, sa ma-
jesté envisage comme une calamité qui affecte la France entière.
L'empereur vous charge plus particulièrement, tant en son nom
qu'en celui de l'impératrice, d'être auprès du roi et de la reine l'in-
terprète de ses sentimens. Ne pouvant leur offrir des consolations
qui, en pareil cas, ne sauraient leur venir que d'une religieuse sou-
mission aux volontés de la Providence, il espère que le roi trouvera
dans sa fermeté, comme aussi la reine dans ses pieuses dispositions,
les forces d'esprit suffisantes pour soutenir la plus cruelle douleur
qu'il soit donné de ressentir.
« Vous exprimerez ces vœux au monarque français en lui portant
les témoignages du regret de notre auguste maître. Votre langage
sera celui d'une affectueuse sympathie, car le sentiment qui inspire
en cette occasion sa majesté ne saurait être plus sincère. »
Quand ma lettre du 11 août arriva à Saint-Pétersbourg, elle n'y
trouva plus M. Casimir Périer; il en était parti aussitôt après l'arri-
vée du baron d'André, second secrétaire de l'ambassade de France
en Russie, qui lui avait apporté son congé, et qui le remplaça
comme chargé d'affaires. Bien connu à Saint-Pétersbourg, où il ré-
sidait depuis plusieurs années, M. d'André avait pour instruction
de ne témoigner aucun empressement à y reprendre ses relations et
ses habitudes, et de garder sans affectation la même attitude que
M. Casimir Périer jusqu'à ce que la société russe en changeât elle-
même. Ce changement s'accomplit peu à peu, avec un mélange 'de
satisfaction et d'embarras, et à la fin de l'année 18A2 il ne restait
plus, entre la légation de France et la cour de Russie, aucune trace
visible de l'incident du 18 décembre 1841; mais rien n'était changé
dans l'attitude personnelle de l'empereur Nicolas envers le roi
Louis-Philippe : les deux ambassadeurs demeuraient en congé, et
personne ne paraissait plus s'inquiéter de savoir quand ils retourne-
raient, M. de Pahlen à Paris et M. de Barante à Sa'mt-Pétersbourg,
ni même s'ils y retourneraient un jour.
Le 5 avril 184S, le chargé d'affaires de Russie, M. de Kisselef,
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
vînt me voir, et il me communiqua trois dépêches en date du
21 mars qu'il venait de recevoir du comte de Nesselrode : deux de
ces dépèches roulaient sur les affaires de Servie et de Yalachie»
alors vivement agitées; la troisième, qui fut la première dont M. de
Kisselef me donna lecture, avait trait à la discussion que nous ve-
nions de soutenir dans les chan^bres sur les fonds secrets. Je la re-
produis ici textuellement.
« Is comte de Nesselrode à M, de Kisselef.
« Sidnt-Pétersbonrg, 21 mars 1843.
« Monsieur,
« Je profite de l'occasion d'aujourd'hui pour vous accuser la ré-
ception de vos rapports jusqu'au n<» 17 inclusivement et vous re-
mercier de l'exactitude avec laquelle vous nous avez mis au courant
des derniers débats des chambres françaises. Nous attendions avec
intérêt et curiosité l'issue de la discussion à laquelle était attaché
le sort du ministère actuel, et nous voyons avec satisfaction, mon-
sieur, que, d'accord avec nos propres conjectures, le résultat de
cette épreuve s'est décidé en faveur du gouvernement. Je dis avec
satisfaction, parce que, bien que M. Guizot en particulier n'ait peut-
être point pour la Russie des dispositions très favorables, ce ministre
^est pourtant, à tout considérer, celui qui offre le plus de garantie
aux puissances étrangères par sa politique pacifique et ses principes
conservateurs. Il a donné, dans la dernière lutte parlementaire, de
nouvelles preuves de son talent oratoire, et rien ne s'oppose, mon-
sieur, à ce que vous lui offriez à cette occasion les félicitations du
cabinet impérial.
« Recevez, etc. »
Je ne pouvais pas ne pas être frappé de cette avance toute per-
sonnelle, peu usitée, et que rendait encore plus singulière l'incident
de l'année précédente, où l'empereur Nicolas s'était montré si blessé
de l'attitude qu'avait prise, d'après mes instructions, la légation
française. La dépêche lue, je dis à M. de Kisselef :
« Je vous remercie de cette communication. Je prends la dépêche
de M. de Nesselrode comme une marque de sérieuse estime, et j'y
suis fort sensible; mais, permettez-moi de vous le demander, qu'en-
tend M. de Nesselrode par me^ dispositions peu favorables pour la
Russie? Veut-il parler de dispositions purement personnelles de ma
part, de mes goûts, de mes penchans? Je ne puis k croire. Je n'ai
point de penchant pour ou contre aucun état, point de dispositions
favorables ou défavorables pour telle ou telle puissance. Je suis
chargé de la politique de mon pays au dehors. Je ne consulte que
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LE ROI LOUIS-PHUIPPE ET l'eMPEBEUR NICOLAS. 33
ses intérêts politiques, les dispositions qu'on lui témoigne et celles
qu'il lui convient de témoigner. Rien, absolument rien de personnel
ne s'y mêle de ma part.
<( M. DE KissELEF. — G'est ainsi, je n'en doute pas, que l'entend
H. de Nesselrode.
« Moi. — Je l'espère, et je ne comprendrais pas qu'il en pût être
autrement; mais alors, en vérité, je comprends encore moins que
H. de Nesselrode me taxe de dispositions peu favorables à la Rus-
sie. Rien dans la politique naturelle de mon pays ne me pousse à
de telles dispositions. Les penchans publics en France, les intérêts
français en Europe n'ont rien de contraire à la Russie. Et, si je ne
me trompe, il en est de même pour la Russie; ses intérêts, ses in-
stincts nationaux ne nous sont pas hostiles. D'où me viendraient
donc les dispositions que me suppose M. de Nesselrode? Pourquoi
les aurais-je? Je ne les ai point. Mais puisqu'il est question de nos
dispositions, permettez-moi de tout dire : qui de vous ou de nous a
témoigné des dispositions peu favorables? Est-ce que l'empereur ne
fait pas, entre le roi des Français et l'empereur d'Autriche, une dif-
férence? Est-ce qu'il a, envers l'un et l'autre souverain, la même
attitude, les mêmes procédés?
. « M. DE KissELEF. — Pardounez-moi, je ne saurais entrer dans
une telle discussion.
« Moi. — Je le sais. Aussi je ne vous demande point de discuter ni
de me répondre. Je vous prie seulement d'écouter et de transmettre
à M. de Nesselrode ce que j'ai l'honneur de vous dire. Je répondrai
à l'estime qu'il veut bien me témoigner par une sincérité complète.
Quand on touche au fond des choses, c'est le seul langage conve-
nable et le seul efficace. Eh bien ! sincèrement, n'est-ce pas témoi-
gner pour la France des dispositions peu favorables que de faire,
entre son roi et les autres souverains, une différence? Est-ce là un
fait dont nous puissions, dont nous devions ne pas tenir compte?
Nous en tenons grand compte. Il influe sur nos dispositions, sur
notre politique. Si l'empereur n'avait pas reconnu ce que la France
a fait en 1830, si même, sans entrer en hostilité ouverte et positive,
il était resté étranger à notre gouvernement, s'il n'avait pas main-
tenu avec nous les rapports réguliers et habituels entre les états,
nous pourrions trouver, nous trouverions qu'il se trompe, qu'il suit
une mauvaise politique : nous n'aurions rien de plus à dire; mais
l'empereur a reconnu ce qui s'est fait chez nous en 1830. Je dis
plus, je sais qu'il avait prédit au roi Charles X ce qui lui arriverait
s'il violait la charte. Comment concilier une politique si clairvoyante
€t si sensée avec l'attitude que garde encore l'empereur vis-à-vis
du roi? Je n'ignore pas ce qu'il y a au fond de l'esprit de l'empe-
TOME XXXI. 3
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3k REVUE DES DEUX MONDES.
xeur. Il croit qu'en 1830 on aurait pu garder M. le duc de Bordeaux
pour roi et lui donner le duc d'Orléans pour tuteur et régent du
royaume. Il croit qu'on l'aurait dû, et il veut témoigner son blâme
de ce qu'on a été plus loin. Monsieur, je n'éluderai pas plus cette
question-là que toute autre. J'ai servi la restauration. Je n'ai jamais
conspiré contre elle. 11 n'y avait de possible en 1830 que ce qui s'est
fait. Toute autre tentative eût été vaine, parfaitement vaine; le duc
d'Orléans s'y serait perdu, et perdu sans succès. Il a été appelé au
trône parce que seul, à cette époque, il pouvait s'y asseoir. Il a ac-
cepté le trône parce qu'il ne pouvait le refuser sans perdre en France
la monarchie. C'est la nécessité qui a fait le choix du pays et le con-
sentement du prince. Et l'empereur Nicolas lui-même l'a senti lors-
que sur-le-champ, sans hésiter, il a reconnu ce qui s'était fait en
France. Lui aussi comme nous, comme toute l'Europe, il a reconnu
et accepté la nécessité, le seul moyen d'ordre et de paix» européenne.
Et certes nous avons le droit de dire que le roi et son gouvernement
n'ont point manqué à leur mission. Quel souverain a défendu plus
persévéramment, plus courageusement la cause de la bonne poli-
tique, de la politique conservatrice? En est-il un, en aucun temps,
qui ait plus fait, qui ait autant fait pour la sûreté de tous les trônes
et le repos de tous les peuples?
« M. DE KissELEF. — Pcrsoune ne le reconnaît plus que l'empe-
reur; personne ne rend plus de justice au roi, à son habileté, à son
courage; personne ne dit plus haut tout ce que lui doit l'Europe.
« Moi. — Je le sais; mais permettez-moi un pas de plus dans la
complète franchise. Co roi à qui l'Europe doit tant, est-ce que les
Russes qui viennent à Paris lui rendent, à lui, ce qui lui est dû?
est-ce qu'ils vont lui témoigner leur respect? L'empereur, qui sait
si bien quels sont les droits de la majesté royale, pense-t-il qu'un
si étrange oubli serve bien cette cause, qui est la sienne? Croit-il
bien soutenir la dignité et la force des idées monarchiques en souf-
frant que ses sujets ne rendent pas tout ce qu'ils doivent au mo-
narque qui les défend avec le plus de courage et de péril, et au profit
de tous?
(( M. DE KissELEF. — Nous aussi nous avons nos susceptibilités.
Votre presse, votre tribune, d'autres manifestations encore, nous
ont plus d'une fois offensés. Et nous n'avons, nous, point de presse,
pomt de tribune pour repousser ce qui nous offense. Notre manière
de manifester nos sentimens, c'est de nous identifier complètement
avec l'empereur, de ressentir comme lui tout ce qui s'adresse à lui,
de partager ses impressions, ses intentions, de nous y associer inti-
mement. C'est là rinstînct, l'habitude, c'est le patriotisme de notre
société, de notre peuple.
« Moi. — Et je l'en honore. Je sais à quel incident vous faites
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LE ROT LOUIS-PHILIPrE ET L'eMPERECR NICOLAS. 35
allusion; je suis le premier à dire que c'est quelque chose de grand
et de beau que cette intime union d'un peuple avec son souverain.
La société russe a raison d'être dévouée et susceptible et fière pour
l'empereur; mais s'étonnera-t-elle que je sois, moi aussi, suscep-
tible et fier pour le roi? C'est mon devoir de l'être, et l'empereur,
j'ensuis sûr, m'en approuve, et je dois peut-être à cela quelque
chose de l'estime qu'il me fait l'honneur de me témoigner. Quant à
la presse, vous savez bien que nous n'en répondons pas, que nous
n'en pouvons répondre.
• « M. DE KissELEF. — Je le sais. Pourtant quand on voit, dans les
journaux les plus dévoués au gouvernement du roi, les plus fidèles
à sa politique, des choses blessantes, hostiles pour nous, il est im-
possible que cela ne produise pas quelque inipression et une im-
pression fâcheuse.
«Moi. — Je ne m'en étonne pas, et, quand cela arrive, je le
déplore; mais il n'y a pas moyen de tout empêcher. Comment voulez-
vous d'ailleurs que les dispositions connues de l'empereur, son atti-
tude, ses procédés, demeurent chez nous sans effet? Ce dont vous
vous plaignez cesserait, nous aurions du moins bien meilleure grâce
et bien meilleure chance à le réprimer, si vous étiez avec nous dans
des rapports parfaitement réguliers et convenables, et agréables au
public français. J'ai livré dans nos chambres bien des batailles et
j'en ai gagné quelquefois; mais pourquoi me compromettrais -je
beaucoup et ferais-je de grands efforts pour faire comprendre que
le paragraphe sur la Pologne est déplacé dans les adresses et qu'il
convient de l'en ôter? On dit souvent, je le sais, que les procédés
qui nous blessent de la part de l'empereur sont purement person-
nels, qu'ils n'influent en rien sur la politique de son gouvernement,
et que les relations des deux états n'ont point à en souffrir. Quand
cela serait, nous ne saurions, nous ne devrions pas nous en conten-
ter. Est-ce qu'à part toute affaire proprement dite, les procédés per-
sonnels, les rapports personnels des souverains n'ont pas toujours
une grande importance? Est-ce qu'il convient à des hommes mo-
narchiques de les considérer avec indifférence? Quand nous y au-
rions été disposés, l'expérience de 1840 nous aurait appris notre
erreur. Ce temps-là et ses affaires sont déjà loin; on peut en parler
en toute liberté. Pouvons-nous méconnaître que vous avez pris alors
bien du soin pour nous brouiller avec l'Angleterre ? »
M. de Kisselef m'interrompit en me répétant qu'il lui était im-
possible soit d'admettre, soit de discuter ce que je disais, et qu'il
me priait de ne point considérer son silence comme une adhésion.
« Moi. — Soyez tranquille, je connais votre excellent esprit et je
ne voudrais pas vous donner un moment d'embarras; mais, puisque
nous avons touché, je le répète, au fond des choses, il faut bien que
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36 RETUE DES DEUX MONDES.
j'y voie tout ce qu'U y a. Pardonnez-moi mon monologue. Quand je
dis que vous avez voulu nous brouiller avec l'Angleterre, j'ai tort;
l'empereur a trop de sens pour vouloir en Europe une brouillerie
véritable, un trouble sérieux, la guerre peut-être : non, pas noua
brouiller, mais nous mettre mal, en froideur avec l'Angleterre, nous
tenir isolés, au ban de l'Europe. Quand nous. avons vu cela, quand
nous avons reconnu là l'effet des sentimens personnels de l'empe-
reur, avons-nous pu croire qu'ils n'influaient en rien sur la poli-
tique de son cabinet? ^'avons- nous pas dû les prendre fort au
sérieux? C'est ce que nous ayons fait, c'est ce que nous ferons tou-
jours. Et pourtant nous sommes demeurés parfaitement fidèles à
notre politique, non-seulement de paix, mais de bonne harmonie
européenne. L'occasion de suivre votre exemple de 1840 ne nous
a pas manqué; nous aurions bien pu naguère, à Constantinople, à
propos de la Servie, exploiter, fomenter votre mésintelligence nais-
sante avec la Porte, cultiver contre vous les méfiances et les résis-
tances de l'Europe. Nous ne l'avons point fait, nous avons donné
à la Porte les conseils les plus modérés, nous lui avons dit que ses
bons rapports avec vous étaient, pour l'Europe comme pour elle, le
premier intérêt. Nous avons hautement adopté, pratiqué la grande
politique et laissé de côté la petite, qui n'est bonne qu'à jeter des
embarras et des aigreurs au sein même de la paix, qu'on maintient
et qu'on veut maintenir
<( M. DE KissELEF. — Notre cabinet rend pleine justice à la con-
duite et à l'attitude que le baron de Bourqueney a tenues à Constan-
tinople : il y a été très sensible, et je suis expressément chargé de
vous lire une dépêche où il en témoigne toute sa sàtbfaction.
« Moi. — Je serai fort idse de l'entendre. »
Huit jours après cette communication, le 13 avril 184S, j'écrivis
confidentiellement au baron d'André :
« Monsieur le baron ,
a Je vous envoie le compte-rendu de l'entretien que j'ai eu avec
H. de Risselef au sujet ou plutôt à l'occasion des communications
qu'il m'a faites il y a quelques jours, et dont je vous ai déjà indiqué
le caractère. Vous tfavez aucun usage à faire de ce compte-rendu^
Je vous l'envoie pour vous seul, et pour que vous soyez bien au cou-
rant de nos relations avec Saint-Pétersbourg, de leurs nuances» des
modifications qu'elles peuvent subir, et de mon attitude. Réglez sur
ceci la vôtre, à laquelle du reste je ne vois, quant à présent, rien à
changer. Ne témoignez pas plus d'empressement, ne faites pas plus
d'avances; mais accueillez bien les dispositions plus expansives qui
pourraient se montrer, et répondez -y par des dispositions ana-
logues.
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 37
« Si M. de Nesselrode vous parlait de mon entretien avec M. de
Kîsselef et de ce que je lui ai dit, montrez-vous instruit de tous les
détails, et en gardant la réserve qui convient à votre position, don-
nez à votre langage le même caractère et portez-y la même franchise.
« Je n'ai parlé ici à personne, dans le corps diplomatique, de cet
incident. J'ai lieu de croire que les plus légers symptômes de rap-
prochement entre Saint-Pétersbourg et nous sont, à Vienne, à Berlin
et à Londres, un sujet de vive sollicitude, et qu'on n'épargnerait
aucun soin pour en entraver le développement. Gardez donc, avec
le corps diplomatique qui vous entoure, le même silence, et s'il vous
revient qu'on y ait quelque connaissance des détails que je vous
transmets, informez-moi avec soin de tout ce qu'on en pense et dit.
« Le rétablissement des bons rapports entre la France et l'Angle-
terre, le langage amical des deux gouvernemens l'un envers l'autre,
sont certainement pour beaucoup dans les velléités de meilleures
disp^ositions qui paraissent à Saint-Pétersbourg. Observez bien ce
point de la situation, et l'effet autour de vous de tout ce qui se passe
ou se dit entre Paris et Londres.
« P.-^., 14 avril.
«Je rectifie ce que je vous ai dît au commencement de cette lettre.
Je vous envoie une dépêche à communiquer à M. de Nesselrode en
réponse à celle qui a amené mon entretien avec M. de Kisselef. En
lui en donnant lecture, dites-lui que j'ai développé à M. de Kisselef,
dans une longue conversation, les idées qui y sont exprimées, et
ayez dans votre poche le compte-rendu que je vous envoie de cette
conversation, pour pouvoir vous y référer, si M. de Nesselrode vous
en parle avec quelque détail.
« Conformez-vous du reste aux autres instructions que je vous ai
données ci-dessus. »
La dépêche officielle que je chargeais M. d'André de communi-
quer au comte de Nesselrode était datée du 14 avril et conçue en
ces termes :
« Monsieur le baron ,
« M. de Kisselef m'a donné communication de trois dépêches que
lui a adressées M. le comte de Nesselrode en date du 21 mars. Deux
de ces dépêches ont trait aux affaires de Servie et de Valachie. Je
vous en entretiendrai d'ici à peu de jours. La troisième exprime la
satisfaction que le cabinet de Saint-Pétersbourg a éprouvée en ap-
prenant l'issue de la discussion sur les fonds secrets et l'affermisse-
ment du ministère. M. le comte de Nesselrode rend une pleine jus-
tice à notre politique pacifique et aux principes conservateurs quç
nous avons constamment soutenus. J'ai reçu cette manifestation du
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38 BETCE DES DEUX MONDES.
gouvernement impérial avec un réel contentement, comme une nou-
velle preuve de son désir sincère de rendre durable Ife repos de
l'Europe. M. le comte de Nesselrode a bien voulu y ajouter des
complimens personnels auxquels je suis fort sensible, car ils me
prouvent que le gouvernement impérial a pour ma conduite une
estime qui m'est précieuse. Toutefois j'ai remarqué dans cette lettre
une phrase conçue en ces termes : « Bien que M. Guizot n'aif peut-
être point pour la Russie dès dispositions très favorables. » Ces pa-
roles m'ont causé quelque surprise, et je ne saurais les accepter.
Les intérêts et l'honneur de mon souverain et de mon pays sont
pour moi la seule mesure des dispositions que j'apporte envers les
gouvernemens avec qui j'ai l'honneur de traiter. M. le comte de
Kesselrode, qui a si bien pratiqué cette règle dans sa longue et glo-
rieuse carrière, ne saurait la méconnaître pour d'autres, et les sen-
timens qu'il vient de nous témoigner, au nom du cabinet impérial,
me rendent facile aujourd'hui le devoir que je remplis en repous-
sant la supposition qu'il a exprimée. »
Le baron d'André s'acquitta de sa commission, et m'en rendit
compte le 3 mai.
« Monsieur,
«31. de Nesselrode m'a écrit, il y a quelques jours, pour m' ap-
prendre qu'il allait mieux et qu'il pourrait me recevoir. Je me suis
rendu chez lui. Après m' avoir parlé de sa santé, le vice-chancelier
m'a fait connaître en peu de mots les nouvelles qu'il venait de re-
cevoir de Constantinople ; puis il a ajouté : « Mon courrier de Paris
est enfin arrivé. Il m'a apporté la conversation que M. de Kisselef a
eue avec M. Guizot. Je sais même que vous en avez le compte-
rendu; vous voyez que je suis bien informé. » J'ai répondu que
c'était la vérité. Comme il gardait le silence, je lui ai demandé alors
la permission de lui donner lecture de votre dépêche du 14 avril.
Lorsque je suis arrivé à la citation de la phrase que votre excel-
lence a remarquée, M. de Nesselrode m'a interrompu en disant :
« Cette dépêche adressée à M. de Kisselef n'était pas faite pour être
communiquée; elle n'aurait pas dû l'être. — Mais, ai-je repris,
cette supposition n'en a pas moins été faite, et M. Guizot ne saurait
l'accepter. »
« Après avoir achevé cette lecture, M. de Nesselrode a fait de
nouveau la même observation et m'a dit qu'il allait expédier un cour-
rier à Paris qui porterait la réponse aux dépêches qu'il avait reçues
de M. de Kisselef et par conséquent à ce que je lui disais aussi.
ce II a pris ensuite une des dépêches de M. de Kisselef qui se
trouvait sur sa table et m'en a donné lecture. C'était le résumé de
la conversation qu'il a eue avec votre excellence. Ce résumé est à
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUR NICOLAS. 39
peu près conforme, quant au fond, à ce que vous m'en avez écrit
Ayant cependant remarqué que le paragraphe où il est question de
la politique que nous venons de suivre en Orient était fort abrégé
dans son récit, et voyant d'ailleurs tout avantage à bien faire con-
naître à M. de Nesselrode toute la pensée de votre excellence sans
en retrancher la couleur, je lui ai proposé de lui rendre communi-
cation pour communication. Il a écouté la lecture de votre compte-
rendu avec un visible intérêt, en me faisant plusieurs fois remarquer
la coïncidence qui existait entre les deux rapports. 11 m'a inter-
rompu aussi pour me faire observer que vous aviez omis de rappeler
que l'empereur s'était toujours tenu éloigné des complots carlistes,
et qu'il n'avait jamais voulu faire accueil à Pétersbourg aux per-
sonnes de ce parti. Lorsque j'ai eu terminé, M. de Nesselrode m'a
répété : « Vous voyez que c'est à peu près la même chose. — Oui,
ai-je répondu; cependant ce que j'ai l'honneur de vous lire est plus
complet, surtout en ce qui touche la Pologne et notre politique en
OrieDft. — C'est juste, mais M. de Kisselef m'en parle dans une
autre dépêche. »
« Le silence a recommencé, et comme il était évident pour moi
que M. de Nesselrode ne voulait pas prolonger cette entrevue, je
me suis levé. Alors il m'a dit ces mots: « Quand on s'explique avec
cette franchise et cette sincérité, c'est le moyen de s'entendre. »
« Voici, monsieur, tout ce que j'ai pu savoir de l'effet produit sur
l'empereur et son cabinet par l'arrivée des dépêches de M. de Kisselef.
« Le vice-chancelier a déliré savoir comment j'avais été reçu au
cercle de la cour et ce que l'empereur m'avait dit. Je l'ai mis au
courant. C'est la première fois que sa majesté m'a parlé de M. de
Barante. Si elle avait jusqu'ici gardé le silence sur son compte, ce
n'était point par indifférence : votre excellence sait quelle estime
l'empereur professe pour l'ambassadeur du roi.
« Enfin, monsieur, voici ce qui me paraît le plus important: hier
une personne en qui j'ai confiance m'a parlé du départ de M. de
Pahlen, qui aura lieu dans une semaine. Il passera quinze jours en
Courlande et se rendra de là à Carlsbad vers la fin de mai. Cette
personne m'a dit qu'elle savait, et elle peut le savoir, que l'empe-
reur était dans de bonnes dispositions, que le retour des ambassa-
deurs dépendsiit maintenant beaucoup de nous, qu'on ne devait pas
exiger que l'empereur fit des avances, mais que, si nous consentions
à faire rencontrer à temps M. de Barante avec M. de Pahlen à Carls-
bad, elle croyait pouvoir me dire qu'avant peu M. de Pahlen serait
à Paris et M. de Barante à Pétersbourg.
« Comme j'ai demandé à cette personne si elle avait quelques
données nouvelles pour me parler ainsi, elle m'a répondu affirmati-
vement...
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AO REVUE DES DEUX MONDES.
« P.-5., 3 mai, à deux heures.
(c J*arrive du cercle de la cour tenu à l'occasion de la fête de sa
majesté Timpératrice. L'empereur, en s'approchant de moi, m'a dit:
« Bonjour, mon cher, avez-vous quelque chose de nouveau de Pa-
ris? — Rien, sire, depuis le courrier que j'ai reçu il y a huit jours.
— Quand verrons-nous M. de Barante? »> Un peu étonné de cette
question si inattendue, j*ai regardé sa majesté; elle souriait, j'ai
souri aussi, et après un moment d'hésitation je lui ai répondu que
je n'en savais encore rien. Son sourire a continué, et l'empereur a
passé en faisant un signe d'intelligence qui semblait dire que nous
nous entendions.
a II faut qu'il se soit opéré un bien grand changement pour que sa
majesté m'ait adressé une pareille question pendant le cercle. De sa
part, ce sont des avances, et sûrement c'est ainsi qu'il le considère.
Probablement qu'en m'interrogeant ainsi l'empereur pensait que j'a-
vais connaissance des conversations qu'il doit avoir eues avec M. de
Nesselrode et des dépêches qu'il a fait écrire à Paris, tandis que M. de
Nesselrode, que je venais de saluer, ne m'en avait rien dit.
u Maintenant si, comme je le crois, il s'imagine que la glace est
rompue, il doit être impatient de connaître ce que nous ferons,
comment nous accueillerons les dépêches qu'on envoie aujourd'hui
à Paris. J'ignore ce qu'il a fait de son côté, j'ignore quels ordres
sont donnés à M. de Pahlen; mais il me paraît que votre conversa-
tion avec M. de Kisselef a déterminé chez lui quelque résolution.
L'impératrice m'a demandé aussi des nouvelles de M. de Barante. »
BL d'André se trompait, l'empereur Nicolas n'avait point pris de
résolution nouvelle; mais à en juger par le langage de son ministre,
ses dispositions persistaient à se montrer favorables en même temps
qu'immobiles. J'écrivis le 20 mai au baron d'André :
f( Les communications que m'avait faites M. de Kisselef et la con-
versation que j'avais eue avec lui le 6 avril dernier en ont amené
de nouvelles. Il est venu le 1 A de ce mois me donner lecture de
deux dépèches et d'une lettre particulière de M. le comte de Nes-
selrode en date du 2 mai.
<( La première dépêche roule sur la conclusion des affaires de Ser-
vie. H. de Nesselrode nous remercie de nouveau de notre attitude
impartiale et réservée. U affirme que la Russie était pleinement dans
son droit et nous envoie un mémorandum destiné à l'établir. En
rendant justice à notre équité, il proteste d'ailleurs contre ce que
j'avais dit le 6 avril à M. de Kisselef sur les efforts du cabinet russe
en 1840 pour nous brouiller avec l'Angleterre.
a fai accepté les remerclmens de M. de Nesselrode, et j'ai main-
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET L* EMPEREUR NICOLAS. 41
tenu mon dire sur 1840. «Permettez, ai-je dît, que je garde le mérite
de notre impartialité en 1843. Je ne puis douter du travail de votre
cabinet en 1840 pour amener ou aggraver notre dissidence avec
l'Angleterre. L'empereur en a témoigné hautement sa satisfaction.
M. de Barante me Ta mandé dans le temps. Nous n'avons pas voulu
vous rendre la pareille en poussant à votre brouillerie avec la Porte.
Nous n avons pas imité 1840, mais nous ne l'avons pas oublié. »
« La seconde dépêche se rapporte aux affaires de Grèce. M. de
Nesselrode se félicite du concert des trois cours, approuve complè-
tement nos vues, et me communique les nouvelles instructions qu'il
a adressées à M. de Catacazy pour lui prescrire de seconder en tout
ses deux collègues et d'agir selon les ordres de la conférence de
Londres.
« Je me suis félicité à mon tour de la bonne intelligence des trois
cours, et j'ai témoigné mon désir que M. de Catacazy se conformât
pleinement aux excellentes instructions qu'il recevait. Insistez sur
ce point auprès de M. de Nesselrode. A Athènes, plus que partout
ailleurs, les relations personnelles des agens, leur manie de patro-
nage, leur facilité à se laisser entraîner dans les passions et les que-
relles des coteries locales, ont bien souvent altéré la politique de
leurs gouvernemens et aggravé le mal qu'ils étaient chargés de
combattre. Il ne conviendrait, je pense, à la Russie pas plus qu'à
nous que la Grèce fût bouleversée et devînt le théâtre de désordres
très embarrassans d'abord et bientôt très graves. Pour que L'action
commune de nos représentans soit efficace, il est indispensable que
leurs. procédés de tous les momens, leurs conversations familières
avec la clientèle grecque qui les entoure, soient en harmonie avec
leur attitude et leurs paroles officielles. Quand trois grands cabinets
se disent sérieusement qu'ils veulent la même chose, je ne com-
prendrais pas qu'ils ne vinssent pas à bout de l'accomplir, et qu'ils
se laissassent détourner de leur but ou embarrasser dans leur route
par des habitudes ou des manies d' agens secondaires. C'est pour-
tant là notre écueil à Athènes. Je le signale aussi à Londres, et je
prie qu'on adresse à sir Edmond Lyons les mêmes recommandations.
(( Après ces deux dépêches, M. de Kisselef m'a donné à lire une
longue lettre particulière de M. de Nesselrode en réponse à notre
conversation du 5 avril. J'ai tort de dire en réponse, car cette lettre
ne répond point directement à ce que j'avais dit à M. de Kisselef sur
l'attitude et les procédés de l'empereur envers le roi et la France
depuis 1830. M. de Nesselrode y commence par m'engager à ne plus
revenir sur ce qui a eu lieu entre nos deux gouvernemens avant la
formation du cabinet actuel. C'est du passé, dit-il, et M. Guizot n'y
est pour rien. M. de Nesselrode ne demande pas mieux, lui, que de
n'en plus parler et de partu: d'aujourd'hui comme d'une époque
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A2 BEYUE DES DEUX MONDES*
nouvelle. Il expose ensuite, avec détail et habilement, deux idées :
1^ par quels motifs le cabinet russe ne nous a pas fait de plus fré-
quentes et plus intimes communications sur les affaires européennes;
2* quels changemens sont survenus, depuis 1840, dans les relations
des grandes puissances, notamment de la France et de l'Angleterre,
et pourquoi nous faisons bien de suivre aujourd'hui la bonne poli-
tique, c'est-à-dire de ne chercher à brouiller la Russie avec per-
sonne, attendu que nous ne retrouverions pas, avec l'Angleterre,
l'alliance intime que des circonstances particulières, entre autres la
présence d'un cabinet whig, avaient amenée de 1830 à 18A0, mais
qui ne saurait se renouer aujourd'hui.
« M. de Nesselrode met beaucoup de soin à développer ceci : évi-
demment l'idée du rétablissement de l'intimité entre la France et
TAngleterre le préoccupe, et il désirerait nous en démontrer et s'en
démontrer à lui-même l'impossibilité. Je n'ai fait aucune observa-
tion à ce sujet.
« Du reste, M. de Kisselef, qui m'avait à peine interrompu deux
ou trois fois par quelques paroles, m'a promis de transmettre, avec
une scrupuleuse exactitude, à M. de Nesselrode ce que je venais de
lui dire. Je ne saurais trop me louer du langage du vice-chancelier
de l'empereur à mon égard : j'y ai trouvé ce qui m'honore, ce qui
me touche le plus, une estime sérieuse, gravement et simplement
exprimée. Je désire ^ue vous témoigniez à M. de Nesselrode com-
bien j'y suis sensible. »
Pendant que cette correspondance entre Paris et Saint-Péters-
bourg suivait son cours, le baron Edmond de Bussierre, alors mi-
nistre du roi à Dresde, m'écrivit le 14 juin 18A8 :
« M. le comte de Pahlen est à Dresde depuis trois jours. Il a mis
un empressement obligeant à venir me chercher dès son arrivée. Il
a diné hier chez moi avec M. de Zeschau et tous mes collègues. Il
part demain pour Carlsbad. Nous n'avons pas échangé un seul mot
sur ses projets ultérieurs. Je sais toutefois que l'espoir de rencon-
trer M. de Barante en Bohême le préoccupe assez vivement; plu-
sieurs personnes, évidemment chargées par lui de me pressentir
sur la probabilité de cette rencontre, m'ont fort inutilement assailli
de questions; on ne les a pas épargnées davantage à M. Ernest de
Barante. Il est certain, d'après tout ce qui nous revient de Péters-
bourg, qu'on y sent le besoin d'un retour à de meilleurs rapports,
et que la situation actuelle pèse à l'empereur lui-même; il n'en est
pas encore au point de venir sincèrement à nous, mais il ne veut
pas qu'on croie en Europe que la porte lui soit définitivement fer-
mée; cette impossibilité trop éclatante d'un accord avec la France
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET L* EMPEREUR KICOLAS. A3
affaiblit les ressorts et fausse les combinaisons de sa politique; il
s'en trouve amoindri sur tous les points, et particulièrement dans
ses relations avec la Prusse.
« Ce sera, sans aucun doute, un motif de plus aux yeux de votre
excellence pour ne rien faire qu'à de très bonnes conditions. Un
rapprochement auquel le gouvernement du roi semblerait se prêter
avec trop de facilité produirait un effet fâcheux en Allertiagne. On
y sait à merveille combien la Russie désire ce rapprochement; on
trouve donc tout naturel qu'elle en fasse les frais. »
Le 15 juin, après avoir reçu ma lettre du 20 mai, le baron d'An-
dré m'écrivit ;
« Monsieur,
« Dès que le courrier Alliot m'eut remis vos dépêches, je deman-
dai à voir M. de Nesselrode. Je lui parlai du nouvel entretien que
vous aviez eu avec M. de Kisselef , et après avoir échangé quelques
paroles, je laissai au vice-chancelier votre lettre particulière du
20 mai, afin qu'il pût la lire à loisir et la montrer à l'empereur. En
la prenant, M. de Nesselrode me dit qu'il craignait que nous n'al-
lassions un peu vite. Je répondis au vice-chancelier qu'il valait
mieux s'expliquer et prévoir les conséquences de toute démarche
avant de l'entreprendre , qu'il serait fâcheux, par exemple, de voir
les ambassadeurs retourner à leur poste sans savoir préalablement
sur quoi compter.
« — Mais remarquez, me dit M. de Nesselrode, qu'il n'a jamais
été question du retour des ambassadeurs dans mes lettres, et que
c'est M. Guizot qui, le premier, en a parlé à M. de Kisselef.
« — Je sais très bien, monsieur le comte, que chacun de nous a
la prétention de ne point faire des avances; mais si M. Guizot a parlé
des ambassadeurs à M. de Kisselef, c'est parce qu'il a voulu ré-
pondre à ce que sa majesté m'a fait l'honneur de me dire au cercle
de la cour lorsqu'elle m'a demandé quand reviendrait M. de Barante.
« En quittant M. de Nesselrode, il m'a promis de me faire savoir
quand il pourrait me rendre ma lettre. Douze jours se sont écoulés
depuis. Pendant ce temps, j'ai cherché à connaître quelle avait été
d'abord l'impression produite sur l'empereur par les dépêches ve-
nues de Paris. Ce que j'en ai appris m'a fait voir aussitôt qu'elles
avaient modifié les dispositions de sa majesté. Vous voyez que les
choses sont complètement changées.
« Maintenant, m'a-t-on dit, c'est une question qu'il faut laisser
en repos, sauf à la reprendre plus tard. Les affaires générales doivent
amener la solution des affaires personnelles. Si les ambassadeurs
avaient repris leur poste, il est probable que l'empereur, abandon-
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&& REVUE DES DEUX MONDES.
nant peu à peu ses préjugés, serait arrivé à une appréciation plus
juste des convenances et de ses véritables intérêts.
« Mes informations et cette opinion n'avaient point cependant un
caractère assez positif pour les communiquer à votre excellence
avant d'avoir obtenu le second rendez-vous que m'avait annoncé
M. de Njesselrode. Je savais qu'il avait vu l'empereur, qu'il devait
le revoir encore, et j'attendais. Hier enfin, j'ai été prié de passer
chez lui. Il m'a d'abord donné à lire une dépêche sur les affaires de
Grèce dont vous aurez connaissance. Je lui ai demandé ensuite s'il
n'avait rien de plus à m' apprendre. « Non, voilà tout. — Cepen-
dant?... — Je n'ai rien à vous dire. »
« Après un moment de silence, M. de Nesselrode m'a pourtant
raconté qu'il allait écrire à M. de Kisselef une lettre qui serait com-
muniquée à votre excellence, et qui répondrait à votre lettre par-
ticulière du 20 mai. « Entre nous, a continué le vice - chancelier,
rappelant ce qu'il m'avait dit dans mon premier entretien, je crois
que voti'e gouvernement a été un peu trop vite. Pour le moment, il
n'y a point à s'occuper de quelques-unes des questions qui ont été
agitées dans les lettres particulières que vous m'avez données à lire.
L'empereur a trouvé qu'on lui imposait des conditions, et cela a dé-
truit le bon effet du premier compte-rendu. Au reste, a-t-il ajouté,
si les choses sont gâtées, elles sont loin de l'être à tout jamais, et à
la première occasion on pourra les reprendre. »
tt J'ai répondu à M. de Nesselrode que je regrettais beaucoup que
l'empereur eût donné une aussi fausse interprétation aux intentions
du gouvernement du roi en admettant qu'on voulait lui imposer
des conditions, que j'affirmais que vous n'aviez eu d'autre pensée
que celle de vous expliquer franchement et dignement, afin de ne
point exposer à des mécomptes, faute de s'être mal compris, les
souverains de deux grands états.
« M. de Nesselrode, qui ne peut assurément partager l'opinion de
l'empereur, et qui connaît tout comme nous la vraie cause de cette
si grande susceptibilité, a préféré ne rien dire de plus, et terminer
ainsi notre entretien.
« Quelques confidences récentes me feraient supposer que l'em-
pereur laissera croire à son entourage qu'on a voulu lui mettre le
marché à la main, et que, s'il n'y a pas rapprochement entre les
deux pays, c'est plutôt au gouvernement du roi qu'il faut en attri-
buer la cause. Je ne comprends pas comment de bonne foi on pour-
rait maintenir une pareille assertion, qui ne saurait avoir été mise
en avant, si elle l'a été réellement, que pour masquer un amour-
propre excessif, contre lequel, depuis douze ans, tout raisonnement
vient se briser. »
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LE ROI LOUIS-PHILIPPE ET L'EBIPEEEUR NICOLAS. A5
Je jugeai que le moment était venu de mettre fin, par une décla-
ration précise des intentions du roi et de son gouvernement, à des
conversations qui semblaient devoir se prolonger indéfiniment et
toujours sans résultat. J'écrivis donc le 8 juillet au baron d'André :
« Monsieur le baron,
« Aussitôt après l'arrivée de M. de Breteuil, vous irez trouver
M. le comte de Nesselrode et vous lui donnerez à lire la dépêche ci-
jointe. Pour peu qu'il vous témoigne le désir de la faire connaître à
l'empereur, vous prendrez sur vous de la lui laisser. Je désire
qu'elle soit mise textuellement sous les yeux de l'empereur.
« Je n'ai rien à y ajouter pour vous-même. Si M. de Nesselrode
engage avec vous quelque conversation , la dépêche vous indique
clairement dans quel esprit et sur quel ton parfaitement* simple,
tranquille et froid, vous y devez entrer. Laissez sentir que, bien que
la modération générale de notre conduite n'en doive être nullement
altérée, il y a là cependant une question et un fait dont l'importance
politique est grande et inévitable. »
tt M. Guizot à M, le baron (T André,
« Paris, 8 juillet 1843.
« Monsieur le baron,
« M. de Kisselef est venu le 27 juin me donner communication
d'ime dépêche de M. le comte de Nesselrode, en date du lA du*
*mëme mois, qui répond à mes entretiens des 5 avril et lA mai avec
M. le chargé d'aflaires de Russie, entretiens que je vous ai fait con-
naître par mes lettres particulières des 25 avril et 20 mai.
« M. le comte de Nesselrode paraît penser que j'ai pris l'initiative
de ces entretiens et des explications auxquelles ils m'ont conduit,
notamment en ce qui concerne le retour des ambassadeurs à Paris
et à Saint-Pétersbourg. Je me suis arrêté en lisant ce passage de sa
dépêche, et j'ai rappelé à M. de Kisselef que la première origine de
nos entretiens avait été la phrase par laquelle, dans sa dépêche du
21 mars, M. le comte de Nesselrode, en le chargeant de me félici-
ter du résultat de la discussion sur les fonds secrets, me supposât
envers la Russie des dispositions peu favorables. Je ne pouvais évi-
demment passer sous silence cette supposition, et ne pas m'expli-
<pier sur mes dispositions ainsi méconnues ou mal comprises. Si
M. le comte de Nesselrode n'avait fait que m'adresser les félicita-
tions par lesquelles se terminait sa dépêche, je n'aui*ais songé à
rien de plus qu'à l'en remercier; mais, en m'attribuant envers la
Russie des dispositions peu favorables, il m'imposait l'absolue né-
cessité de désavouer cette supposition, et de ne laisser lieu, sur
mes sentimens et sur leurs motifs, à aucun doute, à aucune mé-
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46 REVUE DES DEUX MONDES.
prise. Ainsi ont été amenés mon premier entretien avec- M. de Kisse-
lef et les explications que j'y ai données.
(( Quant au retour des ambassadeurs, l'empereur vous ayant de-
mandé le 3 mai au cercle de la cour : « Quand reverrons-nous
M. de Barante? » je pouvais encore moins me dispenser de répon-
dre, dans mon second entretien, à une question si positive, et je
n'y pouvais répondre sans exprimer avec une complète franchise la
pensée du gouvernement du roi à cet égard et ses motifs.
({ Je n'ai rappelé ces détails à M. de Kisselef, et je n'y reviens
avec vous aujourd'hui que parce que M. de Nesselrode dit à deux
ou trois reprises, dans sa dépêche, que j'ai pris l'initiative .des ex-
plications, que je les ai données spontanément. J'aurais pu les don-
ner spontanément, car elles n'avaient d'autre but que de mettre
les relations des deux cours sur un pied de parfaite vérité et de di-
gnité mutuelle; mais il est de fait que j'ai été amené à les donner,
et par l'obligeant reproche que me faisait M. de Nesselrode dans sa
dépêche du 21 mars, et par la bienveillante question que l'empe-
reur vous a adressée le 3 mai. Je n'aurais pu, sans manquer à moQ
devoir et à la convenance, passer sous silence de telles paroles.
u M. le comte de Nesselrode pense qu'après être entrés dans les
explications que je rappelle, nous avons été trop pressés d'en at-
teindre le but et trop péremptoires dans notre langage. Si les am-
bassadeui's étaient revenus K leur poste, l'amélioration des rela-
tions entre les deux cours aurait pu arriver successivement et sans
bruit. Nous avons voulu une certitude trop positive et trop soudaine.
(( Ici encore j'ai interrompu ma lecture : « Je ne saurais, ai-je
dit à M. de Kisselef, accepter ce reproche; à mon avis, ce que j'ai
fait aurait du être fait, ce que j'ai dit aurait dû être dit il y a douze
ans. Dans les questions où la dignité est intéressée, on ne saurait
s'expliquer trop franchement, ni trop tôt; elles ne doivent jamais
être livrées i des chances douteuses, ni laissées à la merci de per-
sonne. Sans le rétxbliisement de bonnes et régulières relations entre
les deux souverains et les deux cours, le retour des ambassadeurs
eût manjU'^ de vérité et de convenance. Le roi a mieux aimé s'en
tenir aux chargés d'affaires. »
(( L'empereur, poursuit M. le comte de Nesselrode dans sa dé-
pèche, ne peut accepter des conditions ainsi péremptoirement indi-
quées. Puisque, dans l'état actuel des relations, le roi préfère des
chargés d'afl^.ires, l'empereur s'en remet à lui de ce qui lui convient
à cet égard.
« Nous n'avons jamais songé, aî-je dit, à imposer des conditions.
Quand on ne den^ande que ce qui vous est du, ce ne sont pas des
conditions qu'on impose, c'est scn droit qu'on réclame. Nous avons
dit simpleiiieat, fran:heni3nt, et dans un esprit sincère, ce que
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LE BOI LODIS-PHILIPPE ET l'eMPEREUB NICOLAS. Û7
nous regardons comme imposé, point à Tempereur, mais à nous-
mêmes, par notre propre dignité. »
c( La dépâche se termine par la déclaration que les dispositions du
cabinet de Saint-Pétersbourg, quant aux relations et aux affaires
-des deux pays, demeureront également bienveillantes. J'ai tenu à
M, de Kisselef le môme langage. Le gouvernement du roi a déjà
prouvé qu'il savait tenir sa politique en dehors, je pourrais dire
au-dessus de toute impression purement personnelle. Il continuera
d'agir, en toute circonstance, avec la même modération et la même
impartialité. Il ne voit, en général, dans les intérêts respectifs de la
France et de la Russie que des motifs de bonne intelligence entre
les deux pays, et si, depuis douze ans, leurs rapports n'ont pas
toujours présenté ce caractère, c'est-que les relations des deux sou-
verains et des deux cours n'étaient pas en complète harmonie avec
ce fait essentiel. La régularité de ces relations, et M. le comte de
Nesselrode petit se rappeler que nous l'avons souvent fait pressen-
tir, est donc elle-même une question grave et qui importe à la
politique des deux états. Le gouvernement du roi a accepté l'occa-
sion, qui lui a été offerte, de s'en expliquer avec une sérieuse fran-
chise, et dans l'intérêt de l'ordre monarchique européen comme
pour sa piropre dignité, il maintiendra ce qu'il regardé comme le
droit et la haute convenance des trônes. »
Ainsi se termina cette correspondance. Les deux ambassadeurs ne
retournèrent point à leurs postes; des chargés d'affaires continuè-
rent seuls de résider à Paris et à Saint-Pétersbourg. A en juger par
les apparences, la situation respective des deux souverains restait
la môme; au fond, elle était fort changée : l'empereur Nicolas s'était
montré embarrassé dans son obstination, et le roi Louis-Philippe
ferme dans sa modération. Au lieu de subir en silence une attitude
inconvenante, nous en avions hautement témoigné notre sentiment,
et nous avions déterminé nous-mêmes la forme et la mesure des re-
lations entre les deux souverains. La dignité était gardée sans que
la politique fût compromise. C'était là le but que j'avais saisi l'oc-
casion de poursuivre. Dans les deux dernières années de mon mi-
nistère, en 18A6 et 1847, quelques indices me donnèrent lieu de
croire que l'empereur Nicolas, tout en y persistant, regrettait de plus
en plus son attitude, et pensait presque tout haut qu'en lui succé-
dant, son fils en devrait changer. Dans la situation où le gouverne-
ment du roi s'était placé , il pouvait très convenablement attendre.
GUIZOT.
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LES
MINEURS DU HARZ
SOUVENIRS d'un voyage DANS l' ALLEMAGNE DU NORD.
De toutes les provinces naturelles de l'Allemagne, il n'en est au-
cune qui soit plus nettement délimitée que le Uarz. Cette ré^oa
montagneuse surgissant au milieu d'un pays de plaines doit à cet
isolement son antique réputation; son nom a été célébré par les
plus grands poètes, et depuis longtemps un voyage dans le Harz est
pour un véritable Allemand, ou même pour celui qui veut bien con-
naître l'Allemagne, une sorte de pèlerinage obligé. Les caractères
particuliers de ce pays de mines, la singulière organisation sociale
qu'on y trouve en vigueur depuis des siècles, les mœurs qu'on y
observe, tout contribue à justifier cette curiosité sympathique dont
le Harz est l'objet. Aussi, parcourant, il y a quelques mois, l'Alle-
magne du nord, je visitai avec un intérêt particulier la pittoresque
contrée que domine la pâle cime du Brocken.
Le voyageur qui, du pont d'un navire, aperçoit, après une longue
traversée, les lignes bleuâtres qui annoncent la terre, n'éprouve
guère plus de satisfaction que je n'en ressentis quand je me trouvai
pour la première fois en face de la chaîne du Harz, après avoir tra*
versé les plaines interminables du Hanovre et du duché de Bruns-
wick. Les montagnes sont comme les iles des continens; l'Océan est
à peine plus uni que les immenses surfaces du nord de l'Allemagne :
rien n'y distrait l'esprit, devenu la proie d'un ennui oppressif; nulle
vie, nulle animation. A la vue de ces horizons si bas, on se demande
instinctivement de combien de mètres la plaine aunût à descendre
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LES MINEURS DU HÀBZ. A9
pour que les eaux de la Mer du Nord, qui jadis l'a nivelée, vinssent
reconquérir en un instant le vaste territoire qu'elles ont abandonné.
Les chemins de fer ne se piquent pas de vitesse au-delà du Rhin, et
jamais je ne les trouvai aussi lents qu'entre Hanovre et la lisière du
Harz. D'un œil fatigué, je voyais passer comme en rêve et tour-
noyer les maigres pâturages, les landes où le sol, çà et là retourné,
laisse apercevoir une terre noire et tourbeuse, les ailes des moulins
à vent, les bois de sapins où parfois se détachait sur un fond noir
quelque maison de forestier solitaire avec des tuiles rouges et des
solives enluminées, les interminables champs de blé, parfois un ber-
ger surpris dans sa pose immobile, couvert d'une longue capote de
toile blanche rehaussée de quelques ornemens de couleur. Dans ces
monotones régions, les noms seuls ont quelque éloquence. Comment
s'arrêter par exemple à Wolfenbûttel sans se souvenir que Lessing
passa une longue partie de sa vie dans la fameuse bibliothèque
grand- ducale, si riche en souvenirs de Luther?
Je quittai le chemin de fer, non sans un vif sentiment de plaisir,
& la petite ville de Winenburg, et montai en voiture pour me rendre
à Goslar, en ti'aversant la région qui borde le Harz. Des lignes de
collines aux ondulations très marquées s'allongent comme'autant de
ceintures en avant de la chaîne principale, et l'on passe ainsi de la
plaine aux vraies montagnes par une transition naturelle. C'est
alors que le Harz apparaît avec ses formes rondes et écrasées,
qui s'étagent les unes derrière les autres jusqu'au Brocken. Celui-
ci, pareil à un bouclier rond, montre sa cime grise et nue au-dessus
de la ligne des forêts, toute coupée d'ombres profondes et de reflets
veloutés. Cette vue panoramique, qui permet d'embrasser dans un
seul regard tout le massif montagneux, se rétrécit à mesure qu'on
approche. £n arrivant à Goslar, on n'aperçoit plus que le Rammels-
berg et quelques autres crêtes moins élevées. Au fond, derrière
les clochers et les tourelles de la ville, s'ouvre la vallée dont les
plans entre-croisés reculent, dans une ombre transparente, à l'inté-
rieur de la chaîne. La lourde masse du Rammelsberg donne quel-
que chose de sévère et presque d'effrayant à un paysage autrement
plein de grâce. C'est bien ainsi qu'on peut se figurer une montagne
toute pénétrée de métaux. Depuis mille ans, on en a tiré vraisem-
blablement pour AOO millions de francs. De loin, on aperçoit sur la
croupe du mont des taches grises qui descendent jusqu'aux pentes
inférieures : ce sont les haldesy où l'on sépare, au sortir de la mine,
les parties métalliques des parties stériles. Ces dernières sont reje-
tées et forment à la longue d'immenses talus de pierres souvent pa-
reils à une fortification gigantesque.
Dans tous les défilés où une vallée du Harz débouche sur les plames
TOME XXU«
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50 BEVUE DES DEUX MONDES.
du nord, une ville existe de temps immémorial. Goslar est située
Bxnsiy et il n'est pas de cité plus charmante ni plus riche en souve-
nirs. Les rues qui montent et descendent sous de fortes pentes, les
ruisseaux d'eau limpide qui courent dans de petits canaux, tout rap-
pelle déjà la montagne; mais le paysage n'a pas encore la tristesse
et la froide solennité du Harz lui-même. Il s'y mêle quelque chose
de riant et d'animé. Si la vue est bornée d'un côté par de hautes
cimes, de l'autre s'ouvrent encore de vastes horizons. Les souvenirs
du saint-empire romain sont toujours vivans à Goslar : l'aigle héral-
dique s'y montre partout. Je m'arrêtai à contempler un de ces aigles,
tout en cuivre, armé des ailes les plus étranges, et placé sur une
fontaine en bronze dont l'âge se perd dans la nuit des temps. Peut-
être les premiers blocs métalliques tirés du Rammelsberg ont-ils
9ervi à fondre ce bassin où l'eau coule depuis tant de siècles. Sur la
même place que cette fontaine mystérieuse s'élèvent le RatlûiauSy
bâti par l'empereur Lothaire et terminé à la fin du xu® siècle, et le
Kaiserworthy charmant spécimen de l'architecture gothique en bois.
Huit statues d'empereurs sculptées au couteau en décorent la fa-
. çade. Les figures les plus grimaçantes se tordent aux pieds de ces
graves personnages, tous armés de l'épée et le globe à la main. Cet
édifice ravissant sert, hélas! d'auberge, et l'on peut, pour un prix
des plus modiques, s'installer dans les chambres de la jolie tourelle
que de fiers chevaliers et des empereurs ont autrefois habitée. De
ma fenêtre gothique, je regardais les maisons en bois de Goslar,
avec leurs poutres découpées et peintes, leurs toits aux formes an-
guleuses et saillantes, et je pouvais facilement me croire transporté
en plein monde féodal.
La capitale de l'Ober-Harz, c'est-à-dire de la région montueuse
où sont les mines que j'allais visiter, Clausthal , est à quelques
heures de Goslar. A mesure qu'on s'élève dans les montagnes, les
sombres flèches des sapins donnent des tons plus sévères et plus
durs au paysage. On avance lentement par de longues montées et
des descentes que la prudence des conducteui-s rendrait également
fastidieuses , si l'on pouvait s'ennuyer dans ces beaux chemins qui
serpentent entre les rochers, au fond des vallées ou sur le flanc des
montagnes. On entend gronder les torrens, dont le bruit frais trouble
seul ces solitudes : quelquefois les sapins atteignent une hauteur
énorme, et sous leurs cimes entremêlées la forêt n'offre que des
profondeurs obscures où se détachent les lignes pâles des troncs
dépouillés, tandis qu'au sommet s'étale une magnifique végétation.
Les montagnes que la hache a dénudées, et que recouvre une nou-
velle culture, ressemblent à de vastes jardins, et les jeunes plants,
pareils à des bouquets du vert le plus tendi^e, y sont distribués avec
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LES MINEURS DU HARZ. 6i
une régularité qu'un artiste a le droit de trouver déplaisante. Tou-
tefois les perspectives y sont des plus variées : on respire Tair plus
frais et plus léger des hauteurs, on s'enivre de cette odeur pénétrante
et sauvage propre aux bois résineux; enfin, sans analyser toutes
ces sensations, on s'abandonne à ce charme tout particulier des
montagnes, dont aucun langage ne saurait exprimer la saveur vir-
ginale et, si Ton. osait le dire, l'énergique douceur. Je me mis par
degrés en harmonie avec ces paysages nouveaux : je regardais les
grandes masses de schiste qui Composent le Harz, et dont les lignes
parallèles apparaissent sans cesse rongées par les eaux, comme les
feuillets d'un livre monumental. Chaque roche a son caractère pit-
toresque qui lui est propre : les gypses, les calcaires, les marbres,
offrent des tons chauds resplendissans; le schiste au contraire, qui
se décompose en boue noire, a quelque chose de sombre et de mo-
notone. Cette impression, que j'ai reçue dans l'Ardenne, dans cer-
taines parties des Alpes, je l'éprouvai plus vivement encore dans le
Harz.
En approchant de Clausthal, on remarque dans les anfractuosités
des vallées des étangs retenus par des digues fort élevées : ce sont
les réservoirs de l'eau destinée aux mines; on l'économise et on l'em-
magasine avec le plus grand soin : c'est la seule force qu'on puisse
utiliser pour faire mouvoir les pompes d'épuisement et les machines
d'extraction, ainsi que les appareils divers employés dans les ate-
liers métallurgiques. J'arrivai enfin à Zellerfeld, puis à Clausthal.
La rue principale, qui n'est autre que la route elle-même, s'étend
sur une très grande longueur; elle est bordée de maisons propres,
bâties en bois, et d'ordinaire à deux étages. Les fenêtres sont pres-
que toujours décorées de quelques pots de fleurs, derrière lesquels
on aperçoit la figure blonde et étonnée d'un enfant, souvent un
mineur fuuiant tranquillement sa pipe et jetant sur la voiture qui
passe un regard mélancolique. Une fois à Clausthal, je me trouvais
sur le théâtre de mes recherches, et ce n'était plus l'aspect seule-
ment du pays, c'étaient aussi les conditions d'existence des popu-
lations que j'allais étudier. Tout en explorant les richesses de ce
district métallurgique du Harz, depuis longtemps célèbre, je m'é-
tais pronjis d'observer, dans son action sur la vie sociale, le ré-
gime économique tout spécial qui s'y maintient depuis tant d'an-
nées.
La contrée sur laquelle ce curieux régime étend son action se di-
vise en deux parties, en deux zones si l'on veut : la zone occidentale
nommée VOber-IIarz ou Harz supérieur, qui comprend les hautes
montagnes de la chaîne, — la zone orientale, Y Unter-Harz ou Harz
inférieur, qui se rattache, par des plateaux de plus en plus abaissés,
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52 REVUE DES DEUX MONDES.
au pays de Mansfeld. C'est sur TOber-Harz, c'est-à-dire sur la prin-
cipale région minière, que se concentrera notre attention.
L'Allemagne , dans le classement des mines et des districts de
rOber-Harz, a donné une nouvelle preuve de la fâcheuse tendance
qui la porte à multiplier les divisions géographiques. On ne s'éton-
nera donc pas si, même en ne s'occupant ici que de l'Ober-Harz, il
faut, dans le cadre ainsi limité, tenir compte encore de diverses sub-
divisions. Ainsi deux groupes administratifs distincts s'y présentent;
l'un, sous le nom de Communion-Unier-HarZy désigne la région de
rOber-Harz la moins élevée, c'est-à-dire le district métallurgique
de Goslar et du Rammelsberg. Il y a ensuite l'Ober-Harz propre-
ment dit, dont le centi*e est la petite ville de Clausthal, choisie pour
point de départ de mes excursions dans les montagnes. Ce n'e3t pas
tout : le dernier groupe se partage en trois districts, Clausthal,
Zellerfeld et Andreasberg, subdivisés eux-mêmes en régions mi-
nières {revier) qu'on désigne généralement par le nom du principal
filon qui les traverse (1). L'histoire de ces divers districts au point
de vue métallurgique peut se résumer en quelques mots. Les mines
de Clausthal et de Zellerfeld étaient déjà très prospères au commen-
cement du xiv"" siècle. A cette époque, la peste ravagea le Harz, et
les mines furent abandonnées. Cent ans se passèrent avant qu'on
reprît les travaux. La mine d* Andreasberg fut la première à laquelle
s'attaqua de nouveau Ténergique activité des populations du Harz.
Les deux filons qu'on y exploita d'abord formaient la figure connue
sous le nom de croix de SaifU-André ; de là cette désignation que
reçut la mine au xvi* siècle et qu'elle conserve aujourd'hui. Dans le
district de Zellerfeld, ce fut dans les mines de Lautenthal que re-
(1) On voudra sans doute connaître ces noms. Les citer, c*est en effet passer en revue
les principaux filons du Harz.
District de Clausthal, — On y trouve : 1° le revier du filon Burgstâdter supérieur, com-
prenant cinq mines : Dorothée, Caroline, Bergmannslrost (consolation du mineur). Gobe
Gottes (don de Dieu) et Rosenbusch (buisson de roses) ; 2° le revier du filon Biirgstàdler
moyen, avec les mines d' Elisabeth, de la vieille et de la jeune Marguerite; 3° le revier
du filon Bdrgstaiter inférieur, avec Anna Éléonore, Kranich, comte George-Guillaume,
roi Guillaume, reine ChaHotU; 4» le revier du filon nommé Rosenhôfer, trayersé par les
mines tour de Rosenhof, Alt-Segen, SUber-Segen; 5*» le reoier du filon BergwerkwM-
fart (pèlerinage du mineur) avec une seule mine qui porte le même nom.
District de Zellerfeld, — Il se divise : 1° en revier de Zellerfeld, comprenant les mines
de Silberring et silberschnurr {bague et ceinture d'argent)^ Regenbogen (arc-en-del),
MianeSophie et Htilfe Gottes ( secours ^e Dieu) ; 2 ' revier de Lautenthal avec les mines
de Lautenthals Gliick {bonheur de Lautenthal) et Comte-Auguste,
District d* Andreasberg, — Il comprend : 1'» le revier intérieur traversé par les mines
de Catherine Neufang, Samson, Bergmannstrost, Gnade Gottes {grâce de Dieu) et
Abendrôthê {rougeur du soir)\ 2' le revier extérieur avec les mines d'Andreaskreux et
de F^icitas,
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LES MINEDAS DU HARZ. 53
commencèrent les travaux, un peu plus tard que dans le district
d'Ândreasberg. Quant aux mines de Claustbal, aujourd'hui les plus
importantes, on n'en reprit l'exploitation que vers le milieu du
XVI* siècle. Clausthal est regardé à bon droit comme le chef-lieu
administratif et le centre scientifique du pays.
Nous venons de parler des filons et des mines du Harz : en quoi
consistent les richesses métallurgiques de cette contrée, et d'abord
que faut-il entendre par un filon de mine? Aux premiers âges de
notre planète, des fentes se creusèrent daiis la partie solide de
l'écorce terrestre. Des matières minérales vinrent s'y accumuler, à
peu près comme aujourd'hui encore des dépôts se forment dans les
conduits traversés par les eaux thermales, mais avec une puissance
dont rien ne peut donner de nos jours une idée complète. Ces fentes^
chargées des richesses minérales les plus variées, sont ce que l'on
nomme des filons. Le rôle de l'industrie humaine en présence de
ces dépôts, de ces amas précieux, est de les épuiser le plus acti-
vement possible, pour threr les métaux des gangues ou substances
infertiles qui les enveloppent. On découpe la masse du filon par un
système habilement combiné de puits et de galeries qui permettent
d'en abattre successivement toutes les parties. Chaque mine est un
petit monde à part. Pour en ouvrir une, on comnience par creuser
un puits du fond duquel on dirige une galerie horizontale vers le
filon. Quand on le trouve exploitable, on approfondit le puits, et à
un niveau inférieur, à 20 mètres environ plus bas, on va rejoindre
la masse métallifère par une seconde galerie perpendiculau*e à la
direction du filon. On abat ensuite, en commençant par la galerie
inférieure, tout ce qui se trouve compris entre ces deux niveaux. On
pousse à cet effet, dans la direction même du filon atteint, une ga-
lerie dont la partie supérieure est fortement consolidée avec des
pièces de bois rondes qu'on recouvre de tiges plus minces. Après
avoir servi de plafond aux mineurs, ce boisage sert ensuite de
plancher, et on procède ainsi, par degrés successifs et superposés,
jusqu'à ce qu'on ait rejoint le niveau supérieur. Cette opération ter-
minée, le filon ne contient plus qu'une série de planchers étages
entre lesquels demeurent accumulées les parties les plus stériles de
la gangue, que l'on ne tire point de la mine. Le puits principal,
d'où partent les deux galeries horizontales entre lesquelles se con-
centre l'exploitation, sert en même temps à l'entrée des mineurs et
à l'extraction du minerai. Il renferme aussi les pompes à l'aide des-
quelles on retire les eaux qui s'amassent au fond des mines. Pour
être dispensé de pomper l'eau jusqu'à l'orifice même des mines, on
'a depuis longtemps creusé de véritables tunnels ou égouts souter-
rains, oii les eaux élevées du fond de la mine se déversent à une
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bk REVUE DES DEUX MONDES.
assez grande distance <iu sol, pour être conduites dans la partie in-
férieure d'une vallée. Ce véritable drainage, qui exige à de telles
profondeurs des travaux très dispendieux, permet d'économiser la
force motrice qui met en mouvement les pesantes pompes et les
machines à colonne d'eau du Harz.
Les minerais du Harz sont très divers, et Ton ne peut les séparer
qu'à l'aide des artifices les plus ingénieux de la mécanique et de la
métallurgie. Le principal minerai des filons de l'Ober-Harz est du
minerai de plomb argentifère (galène argentifère) plus ou moins
mélangé d'une petite quantité de minerai de cuivre. A Andreasberg
même, il y a de véritables minerais d'argent. Toutes les usines d'ar-
gent du Harz réunies produisent aujourd'hui annuellement de 45,000
à 46,000 marcs d'argent, valant de 2,173,750 fr. à 2,222,250 fr.;
584,625 kilogr. de litharge ou oxyde de plomb, valant 203,125 fr.;
3,539,860 kilogr. de plomb, valant 1,183,904 fr.; 42,093 kilogr.
de cuivre, valant 121,375 fr., et 12,162 kilogr. d'arsenic, valant
7,501 fr. Le chiffre total de cette production atteint 3,738,155 fr.
Les usines d'argent sont concentrées à Glausthal, à Lautenthal, à
Altenau et à Andreasberg. Ces hutte (c'est le nom qu'on donne aux
usines métallurgiques en allemand) remontent à une très haute
antiquité : celle de Clausthal, bâtie à une demi-lieue de cette ville
et la plus importante de toutes, date de 1554. Tout autour des bâ-
timens où l'on traite les minerais, la végétation est frappée de mort;
quelques touffes de gazon jauni recouvrent seulement çà et là les
noires roches schisteuses. Des cheminées des usines s'élèvent des
fumées blanches qui déroulent lourdement leurs ondes empoison-
nées ; dans d'immenses hangars ouverts de tous côtés sont accumu-
lés sous une légère toiture les minerais grillés. Le grillage a pour
but d'oxyder les sulfures métalliques; c'est une des ph^es du trai-
tement métallurgique. 11 s'échappe toute l'année de ces hangars
d'épaisses vapeurs sulfureuses qui se traînent tout le long de la
vallée, qu'elles dénudent et corrodent.
Outre les mines et usines de plomb argentifère , le Harz possède
aussi des usines à fer. Ces minerais, d'une exploitation facile, se ren-
contrent à Lehrbach, sur le chemin de Clausthal à Osterode, dans
les belles forêts qui recouvrent les pentes de Flberg, auprès de
Grund; mais les exploitations le^ plus importantes sont de l'autre
côté du Brocken, dans la région plus basse et plus monotone qui
entoure Elbingerode. La production totale de la fonte et du fer
s'est élevée en 1854 à la somme de 1,647,285 francs.
Enfin l'exploitation des forêts du Harz est en quelque sorte une
troisième branche de l'industrie métallurgique : on emploie dans
les mines une immense quantité de bois de soutènement, et chaque
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LES MINEURS DU HÂRZ. &&
année on ne prépare pas moins de 200,000 mètres cubes de char-
bon pour les usines. A chaque instant, lorsqu'on parcourt les mon-
tagnes, on rencontre les forestiers occupés aux travaux divers de la
silviculture , et Ton aperçoit les fumées qui sortent lentement,
par de petits soupiraux, des tas arrondis où, sous une couche de
terre, s'opère la lente conversion du bois en charbon. Les, pins
[abies excelsa) recouvrent les quatre cinquièmes de la surface boisée
du Harz. Ce n'est que sur les versans inférieurs que d'autres es-
sences se mêlent aux arbres résineux. Les forêts de pin sont aména-
gées par révolutions de cent vingt années. L'administration des
mines, après avoir pourvu à tous ses besoins, vend encore des
planches et des bois de construction pour la somme de 150,000 fr.
environ chaque année.
La division du travail dans le Harz comprend ainsi trois termes
principaux : la métallurgie du plomb et de l'argent, la métallurgie
du fer, et la silviculture. Cette division a été conservée dans l'or-
ganisation économique du district. Les mineurs et les usiniers qui
retirent ou traitent les minerais d'argent, ceux qui sont occupés dans
les mines de fer et les forges, enfin la population éparse des fores-
tiers et des charbonniers, forment des familles ou corporations dif-
férentes. Chacune a ses coutumes, son organisation spéciale, et
jusqu'à un costume distinct (1). Cette petite société de travailleurs
vit sous un régime économique qui s'est perpétué sans notable mo-
dification depuis le moyen âge. Le principe qui sert de base à ce
régime est le patronage et l'autorité de l'état : mines, forêts, usines,
le sol aussi bien que le sous-sol, tout appartient au souverain. Les
filons métallifères sont, il est vrai, concédés à des compagnies d'ac-
tionnaires; mais depuis un temps immémorial ils sont exploités par
les employés de l'état. Chacune des mines du Harz est représentée
par cent vingt-huit actions {kuxcn) : dans ce nombre, celles qui ap-
partiennent à des particuliers peuvent se subdiviser jusqu'à l'infmi,
puisqu'il y a des parts qui ne valent que les vingt-huit millièmes
d'une action. Ces actions ou parts d'actions privées sont soumises
aux chances de bénéfice et de perte ; cependant, sur les cent vin^-
(1) Ces costumes retracent, par mille détails symboliques, les incidens du travail habi-
tuel des mines, des usines ou des forêts; les couleurs noire, blanche et verte y domi-
nent Je n*eus pas Toccafiion de voir ces habits de gala dans le Harz; mais un heureux
hasard me conduisit peu de temps après en Saxe, à Freiberg, dans FErzgebirge, au mo-
ment de la visite du roi Jean et du grand-duc de Toscane. Je ne me souviens pas d'avoir
rien vu d'aussi bizarre que les troupes de mineurs, d'usiniers et de forestiers réunies
pour défiler devant leur souverain. Les têtes enveloppées de coiffes blanches et recou-
vertes de grands feutres noirs ou de cylindres verts avec des plumes, les culottes
courtes avec genouillères , les habits serrés à la taille et ornés d'épaulettes de mineur,
les petits tabliers en cuir, les instrumens variés portés par les diverses corporations,
tout cela formait un ensemble des plus pittoresques.
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56 BETUE DES DEUX MONDES.
huit actions, il y en a quatre, garanties contre toute perte, qui sont
la propriété des villes et des églises du Harz.
L'état a racheté peu à peu les actions des particuliers; il ne reste
plus que cinq mines d'argent où ceux-ci conservent des intérêts, et
leur part, qui aujourd'hui vaut environ un million, sera bientôt en-
tièrement rachetée. En attendant, on se contente de leur distribuer
des bénéfices; les actionnaires n'ont aucim contrôle sur l'exploita-
tion des mines, et ne peuvent même y descendre sans un permis
des autorités. Us consentent d'autant plus volontiers au rachat que
leur part est soumise à des charges très onéreuses. L'état prélève
pour la caisse des mines un dixième des recettes : c'est ce qu'on
nomme caisse de la dîme; il garde en outre un neuvième pour l'en-
tretien et la construction des galeries d'écoulement qui desservent
toutes les mines; enfin il oblige les actionnaires à lui abandonner
les métaux à un prix fixe et très peu rémunérateur. Les actionnaires
ne reçoivent que &0 francs pour un kilogramme d'argent, qui, dans
le commerce, se vend environ 60 francs; le plomb leur est acheté
au taux de 9 francs les 50 kilogrammes, c'est-à-dire la moitié de ce
qu'il vaut : j'ajouterai qu'ils sont encore obligés de payer les salaires
des maîtres mineurs, et que, pour compenser tous ces sacrifices,
l'état ne leur fournit gratuitement que le bois et le combustible.
11 est permis de considérer l'état comme le propriétaire réel des
mines du Harz, comme le seul maître du district, le seul régula-
teur des salaires, des heures de travail, des prix, des conditions de
l'exploitation, en im mot comme l'arbitre absolu du sort de tous les
habitans. Si cette souveraineté s'exerçait par l'organe de la bureau-
cratie et de la centralisation, il en résulterait, on peut l'affirmer
hardiment, un état de choses intolérable ; mais la souveraineté est
en quelque sorte toute nominale : le Harz se gouverne lui-même.
Les agens qui exercent le pouvoir ne sont point des administrateurs
lointains, inabordables, enfermés derrière le triple rempart du for-
malisme, de la morgue et de l'ignorance : ce sont des hommes qui
vivent parmi les ouvriers, qui ont grandi souvent au milieu d'eux,
qui se sont élevés lentement et péniblement dans la hiérarchie com-
pliquée du travaU, qui connaissent, pour les avoir partagés, les souf-
frances et les dangers de leurs subordonnés. Il s'établit ainsi entre
les ouvriers et les maîtres un lien qui n'a rien de la raideur des rela-
tions officielles. Dans la solitude des montagnes, les mœurs prennent
sans effort quelque chose de simple et de patriarcal. Bien souvent,
j'ai pu l'observer, c'est l'ingénieur qui le premier, quand il ren-
contre un mineur, le salue du glûck auf (1) traditionnel dans les
(1) Glikk auf, ces mots ne peuvent guère se traduire littéralement; « sortie heureuse ! »
en donne à peu près le sens, mab n*en rend pas la force et le tour.
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LES MINEURS DU HABZ. 57
districts métallurgiques de toute TAUemagne. On ne peut demeurer
quelque temps dans le Harz sans être touché de la bonté avec la-
quelle les employés de tout rang traitent les mineurs, et di\. respect
affectueux que ceux-ci témoignent à leurs supérieurs.
La bienveillance des mœurs, les rapports presque paternels qui
s'établissent entre maîtres et ouvriers, atténuent ce qu'il y a d'ex-
cessif dans la toute-puissance de l'état; mais une autre raison con-
tribue encore à faire accepter plus facilement cette souveraine au-
torité. Chacun sait en effet qu'elle ne s'exerce qu'en faveur de la
population ouvrière du Harz. On ne se propose pas uniquement d'en-
voyer dans les caisses du Hanovre le riche produit des mines, on ne
vise pas à de larges et rapides bénéfices; le principal but qu'on pour-
suit, c'est de produire assez chaque année pour couvrir toutes les
dépenses et pour fournir du travail à tous les habitans. Aussi l'ex-
ploitation n'avance-t-elle qu'avec prudence et lenteur. La richesse
minérale des montagnes du Harz n'est pas illimitée : les filons sont
à peu près parfaitement connus; on sait jusqu'où ils 3'étendent, et
l'on en poursuit avec soin toutes les ramifications. Il y a toujours
un certain ensemble méthodique de travaux tout préparé pour un
grand nombre d'années. L'abatage, c'est-à-dire l'enlèvement des
matières utiles, est assuré pour une période de cinquante ans. Les
massifs qui renferment les métaux précieux sont découpés par un
système convenable de gajeries, et n'attendent que le pic et le fleuret
du mineur. Une compagnie particulière voudrait récolter tout d'un
coup cette riche moisson, un gouvernement besoigneux serait tenté
d'en faire autant; mais le gouvernement hanovrien a toujours con-
sidéré les richesses du Harz comme un trésor qu'il ne lui apparte-
nait pas de gaspiller : il pourrait en tirer des revenus considérables
en épuisant les mines, et il ne le fait pas. Je tiens du directeur des
travaux du Harz qu'une mine nommée Hûlfe Gotles^ secours de Dieu
(un grand nombre d'entre elles ont des noms aussi expressifs), qui
donne Aujourd'hui 200,000 francs de bénéfice annuel, pourrait très
facilement rapporter un million. C'est ainsi qu'on ménage les res-
sources à l'aide desquelles le Harz peut subvenir à tous ses besoins.
Cette province ne coûte absolument rien au trésor hanovrien. Le pro-
duit des usmes métallurgiques sert à payer les fonctionnaires, suffit
aux dépenses qu'entraînent la construction et la réparation des rou-
tes, l'entretien des usines, l'aménagement des immenses forêts qui
fournissent le combustible et le bois de soutènement des mines.
Dne fois seulement l'on tenta de donner à l'exploitation des mines
une impulsion assez vigoureuse pour obtenir des bénéfices consi-
dérables : ce fut pendant la période de l'occupation française, tan-
dis que le Harz faisait partie de l'éphémère royaume de Westpha-
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58 BEVUE DES DEUX MONDES.
lie; mais le Harz trouva un appui et un défenseur très chaleureux
dans un éminent ingénieur français, M. Héron de Villefosse. Il
éprouva promptement pour les douces et laborieuses populations de
ces montagnes une sympathie que ressentent tous ceux qui les ha-
bitent ou les ont seulement parcourues; il empêcha qu'on ne ruinât
les mines, et avec elles toutes les espérances de ceux qui en vivent.
Aussi son nom est-il vénéré dans le Harz, et aujourd'hui encore on
ne le prononce qu'avec un sentiment d'affection dont l'expression
est bien faite pour toucher le voyageur français.
Le gouvernement du district est confié au conseil des mines, qui
jouit d'une autorité souveraine. Ce conseil est présidé par un gou-
verneur, le seul personnage qui représente directement la couronne.
n se compose de cinq membres, dont l'un représente l'intérêt des
mines et usines à plomb, argent et cuivre; le second, l'intérêt des
mines et usines à fer; le troisième, celui des forêts; le quatrième
s'occupe des questions d'administration proprement dites, et le cin-
quième de toutes les matières litigieuses. Tous les ans, le conseil
élabore un projet de budget, et fait les propositions qui concernent
les grands travaux conçus dans des vues d'avenir. Le budget est
voté d'ordinaire, sans nulle opposition, par les chambres hano-
vriennes. Le Harz même envoie deux députés à la chambre basse :
ils sont nommés par les magistrats municipaux et par un nombre
double d'habitans des communes, choisis eux-mêmes par tous ceux
qui possèdent une maison ou paient des impôts directs. Un simple
mineur peut ainsi être électeur au premier et même au second degré.
En protégeant les intérêts du Harz, Tétat rend un service indirect
aux provinces qui entourent cette région, et leur assure un marché
permanent. La montagne ne produit en effet presque rien de ce qui
est nécessaire à l'alimentation de ses nombreux habitans : les forêts
la recouvrent presque entièrement (1). L'état, qui en est proprié-
taire, ne les défriche pas, et songe au contraire à en étendre la
surface, tant sont grands les besoins des mines sous ce rapport. On
entend souvent dire dans le Harz qu'il y a au fond des mines des
forêts plus considérables que celles de la superficie : cet adage ne
parait plus exagéré quand on voit l'immense quantité de bois em-
ployée pour soutenir les galeries où se fait le travail souterrain, et
qu'on calcule la longueur totale de toutes ces galeries.
(I) Â cbxé de 200,000 morgen de bois (52,420 hectares), il y a seulement 20,000 mor-
gen (5,242 hectares) environ de terrains réservés pour les cultures, les villes et les
villages; encore les conditions de la propriété y sont-elles des plus singulières : Tétat
ne fait en quelque sorte que concéder ces terrains, et il peut les racheter à très bas prix
pour faire des fouilles, élever des bàtimens, et en général toutes les fois qu*il en a
besoin dans Tintérèt de Tindustrie métallurgique.
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XES MINEURS DU HARZ. , 59
L'aspect du pays montre assez combien sont faibles ses Ressources
d'alimentation. Autour des villages, on n'aperçoit le plus souvent
que quelques pâturages. Les maisons sont entourées de petits jardins
où Ton cultive quelques légumes. Le terrain schisteux est pauvre, et,
à mesure qu'oiI s'élève, l'altitude du sol restreint de plus en plus les
cultures. Aux environs de Clausthal, situé à 560 mètres au-dessus
du niveau de la mer, la pomme de terre est encore cultivée de loin
en loin; mais dans les régions plus hautes on ne trouve plus ni les
sapins de la forêt ni les graminées des prairies : dés herbes raides
et des bruyères y couvrent le sol d'un sombre manteau; çà et là
d'énormes tas de tourbe noire, découpée en briquettes qu'on fait sé-
cher à l'àir, interrompent seuls la monotonie de ces landes élevées.
Je traversai une de ces tourbières en franchissant le Bruchberg,
montagne qui sépare Clausthal d'Andreasberg; le plateau qui la cou-
ronne n^est qu'à 300 mètres environ au-dessous de la cime du Broc-
ken. A cette hauteur, le vent soufflait avec violence; le ciel, de tous
côtés découvert, était sombre et traversé de nuées menaçantes et
capricieusement éclairées. La vue s'étendait au loin dans les plis
d'un grand nombre de vallées, et pouvait suivre les croupes sombres
et arrondies des montagnes. Je me rappelle encore l'impression
d'isolement et de tristesse que j'éprouvai en ce lieu : rien n'y rap-
pelait plus l'homme, sauf la fumée lointaine de quelques usines ca-
chées dans un recoin de la montagne.
Maintenant qu'on connaît les rapports généraux de l'état avec les
corporations du Harz, je voudrais montrer quels sont pour les indi-
vidus eux-mêmes les résultats de cette organisation sociale, fondée
sur le patronage et le droit au travail. Pour cela, il faut indiquer les
conditions particulières que subissent tant d'existences vouées aux
travaux les plus durs et les plus périlleux.
Les enfans des mineurs reçoivent dans les écoles les élémens de
l'Instruction primaire; leur éducation religieuse se fait dans le
temple luthérien. On les voit partir le matin pour aller souvent à une
grande distance, un livre et une ardoise sous le bras, avec cette gra-
vité précoce particulière aux enfans qui sont habitués de très bonne
heure à se passer de guides et à se suffire à eux-mêmes. L'enfance
se partage ainsi entre l'école et le foyer domestique. La mère vaque
seule à tous les soins du ménage, et le père, revenu de la mine, reste
au logis dans un complet repos, qui lui est bien nécessaire après son
pénible travail. Cette vie intérieure et paisible a sa poésie et ses tou-
chans épisodes, souvent reproduits dans des gravures qu'on voit
presqtie partout dans le Harz. L'une de ces compositions naïves m'a
toujours frappé : on y voit le mineur en costume de travail, ses
outils au côté, quittant la chambre où s'écoulent toutes les heures
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60 BEVUE DES DEUX MONDES.
fortunées de sa vie. Une petite horloge en bois, quelques gravures
enluminées, ornent seules les murs; mais sur le sol des enfans se
roulent parmi des jouets, et la jeune mère présente au mineur son
dernier né, dont les petits bras semblent chercher le baiser d'adieu.
Ce dessm me rappelait les célèbres adieux d'Andromâque et d'Hec-
tor; j'y retrouvais les mêmes sentimens, la sombre inquiétude qui
naît de l'idée d'une mort peut-être prochaine, l'enfance mêlant ses
grâces ignorantes aux troubles de Tâge mûr. Ce qui donne au poème
homérique une jeunesse étemelle, n'est-ce pas la peinture de pas-
sions que l'homme éprouvera toujours, dans tous les pays, tant
qu'il saura aimer et souffrir?
A quatorze ans, les petits garçons commencent leur apprehtissage
dans les haldesy à l'orifice des puits. Dans le filon, les matières mé-
talliques et les matières stériles sont mélangées et juxtaposées; en
outre l'on ne peut abattre le filon sans arracher une partie de la
roche où il se ramifie. Les enfans examinent donc un à un tous les
morceaux qui sortent du puits; ils apprennent à y distinguer tous
les minéraux, et séparent en tas différons ceux où domine une sub-
stance particulière : le plomb argentifère, le minerai de cuivre ou
le minerai de zinc. Ce n'est pas encore assez : parmi les minerais
de plomb et d'argent, il faut classer ensemble les morceaux de ri-
chesse à peu près pareille. Ce premier travail, si rebutant, si en-
nuyeux, est la base même des opérations si complexes auxquelles
sont soumis les minerais; mais l'enfant qui s'y livre a du moins le
bénéfice du grand air. Les haldes où se fait cette opération de triage
sont établis sur le flanc de pittoresques vallées, au milieu des sapins,
sur des hauteurs d'où l'œil peut plonger dans les horizons sinueux
des montagnes. Commencée dans les haldes des mines, l'éducation
pratique du jeune mineur se continue dans les ateliers où le minerai
est préparé pour la fusion. Ces ateliers sont situés au fond des val-
lées, échelonnés les uns au-dessous des autres, et reçoivent successi-
vement l'eau dont ils empruntent la force mécanique. On a écrit bien
des volumes, et l'on en écrira sans doute encore beaucoup, sur ces
curieux établissemens : le problème qu'on cherche à y résoudre aussi
complètement que possible consiste à séparer les matières stériles
et la matière féconde ou métallique qui se trouvent mélangées dans
les fragmens apportés des haldes. Ces procédés de séparation doi-
vent être assez économiques pour qu'on puisse encore exploiter avec
avantage des minerais d'une extrême pauvreté, où l'argent n'entre
plus que dans une proportion tout à fait insignifiante. Ils sont tous
fondés sur un principe très simple, sur la résistance inégale qu'op-
posent à un courant d'eau ime substance lourde et une substance lé-
gère, plus facile par conséquent à soulever ou à emporter. Le mi-
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LES MINEUBS DU HARZ. ' 61
nerai est écrasé sous Teau, dans une rigole où tombent et retombent
sans cesse des espèces de massues. Vous fuyez rapidement le va-
carme étourdissant de ces bocards^ et l'on vous montre le minerai
agité danâ des cribles de toute sorte, où les morceaux se séparent
par ordre de richesse et de grosseur. Il ne i*este bientôt que des
fragmens bons à porter au four, et des parties si fines qu'elles de-
viennent boueuses, mais auxqueHes il faut encore ravir le minerai
qu'elles renferment. Vous voyez cette boue descendre en couche
légère, lavée par une nappe d'eau qui coule sans cesse, sur une
sorte de plan incliné nommé table à secousses^ auquel un mécanisme
très simple imprime un constant mouvement d'agitation. Des en-
fans, le balai à la main, vont sans cesse d'un bout à l'autre de ces
tables pour rejeter la boue terreuse, et de temps en temps recueil-
lent la boue métallique, qui, plus' lourde et moins facile à entraî-
ner, s'amasse à part. Déjà pourtant ces simples appareils disparais-
sent, et il n'y aura bientôt plus besoin de bras dans ces ateliers. Là
comme partout ailleurs, la machine remplace l'homme. On a déjà
établi au Harz des mécanismes qui se renvoient le minerai les uns
aux autres dans un état de pureté de plus en plus avancé. Le mor-
ceau de filon entre d'un côté dans le bocard; de l'autre, après une
longue suite d'épurations, sort une boue presque impalpable, qui ne
contient plus de substance riche : tout ce qui est métallique est re-
tenu en chemin à l'état de fragmens plus ou moins ténus. L'eau fait
marcher tous les in telligens^ mécanismes de ces ateliei*s étages, et
on n'y emploie plus que des surveillans pour en régler le jeu et les
réparer au besoin (1). Chaque progrès de ce genre est un bienfait
pour toute la population ouvrière, car, en diminuant les frais gé-
néraux de l'exploitation des mines, on arrive à pouvoir utiliser des
minerais de plus en plus pauvres, et par conséquent on rejette vers
un avenir plus lo'mtain le moment où les mines seront épuisées.
C'est pour ainsi dire un nouveau bail séculaire avec les filons de la
montagne.
Le jeune mmeur, après avoir terminé son apprentissage dans les
ateliers extérieurs des mines, commence enfin son existence sou-
terraine : chaque semaine, il doit descendre six fois dans les mines
et y demeurer pendant huit heures; il arrive à l'entrée du puits en
costume de travail, avec un bonnet de feutre épais pour garantir
la tête contre les coups , et autour des reins un morceau de cuir
pour travailler assis dans des terres mouillées par des eaux vitrioli-
(i) L*administratîon, très préoccupée des perfectionnemens qu'il convient d'apporter
dans la préparation mécanique des minerais, venait, au moment où je passai dans le
Harz, de faire construire, pour les soumettre à l'essai, les machines les plus perfec-
tionnées qu'on emploie dans divers pays; quelques-unes fonctionnaient d^à.
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62 ' BEVUE DES DEUX MONDES.
ques. Un habit de toile grise, une petite lampe qu'on suspend par un
crochet, des outils de forage complètent son équipement. Quand les
mines n'ont pas une profondeur excessive, on y descend simplement
par des échelles. Tout le long du puits creusé dans le rocher sont
de petits planchers reliés par des échelles droites; on descend sur
l'une d'elles et Ton arrive sur le plancher inférieur, percé d'un trou
assez large p3ur laisser pasier un homme; on descend par ce trou
sur l'échelle suivante, et aiiisi de suite. Qu'on se figure un tel exer-
cice prolongé pendant une ou deux heures; les barreaux des échelles
sont sales et fangeux, l'eau suinte de toutes parts, lai lampe fumeuse
ne jette qu'une lueur rouge et vacillante. L'on descend, l'on descend
toujours, et le mmeur est déjà épuisé avant de commencer son véri-
table travail. La montée et la descente ne sont pas la partie la moins
pénible de son existence; ce n'est pas une distance de quelques mè-
tres qui le sépare de son chantier, ce sont des distances eflrayantes
de plusieurs centaines de mètres. A Andreasberg, localité depuis
longtemps célèbre pour ses minerais d'argent, le puits Samson, le
plus profond qui existe au monde, descend à 230 mètres au-dessous
du niveau de la Mer du Nord et à 791 mètres au-dessous du sol. Le
puits du comte George-Guillaume, à Glausthal, a 60& mètres de
profondeur.
Une invention extrêmement ingénieuse qui remonte à l'année
1833 a diminué en grande partie la fatigue des descentes et des
ascensions perpétuelles : c'est celle des machines nommées fahr-
kunst, f)n la doit à un simple bergmeister (maître mineur) du Harz
nommé Dôrell. Qu'on imagine deux tiges en bois descendant dans
toute la profondeur d'un puits de mine; de distance en distance sont
fixés à ces tiges de petits planchers où un homme peut se tenir debout
en gardant sa main accrochée à un crampon de fer. Pendant que l'une
de ces tiges monte, l'autre descend, et ce mouvement alternatif est
entretenu par une machine hydraulique installée à Torifice du puits.
Qu'on se représente un mineur juché le long d'une de ces tiges : il
descend d'abord sur cette tige ; puis, au moment où elle va remon-
ter, il la quitte subitement, et, faisant un simple pas de côté, met le
pied sur un des planchers de la tige voisine qui vient à l'instant
opportun se présenter à lui. Pour exécuter ce mouvement avec sé-
curité, il saisit d'abord le crampon en fer qui doit lui servir de
nouveau support, puis pose immédiatement le pied sur le plancher
correspondant* Qu'arrive-t-il au moment où il a changé de position?
C'est que la tige à laquelle il est suspendu commence à descendre :
il descend avec elle et exécute la même manœuvre 'quand elle a
atteint le bout de sa course. Il profite ainsi du mouvement alterna-
tif des deux tiges, et, passant sans cesse de l'une à l'autre, descend
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LES MINEURS DU HABZ. 63
par des pas successifs jusqu'au fand de la mine. On remonte abso'--
lument de la même manière. Cet exercice est très simple, et avec
un peu d'habitude on finit par se promener sur le fahrkunst sans
beaucoup Se fatigue; seulement il faut une attention très soutenue
pour porter régulièrement le corps de côté et ne pas se laisser
prendre en quelque sorte entre les deux mouvemens ; il faut aussi
se tenir bien droit afin de ne point se heurter contre les parois du
puits. Aujourd'hui les fahrkunst sont établis au YUvt dans toutes les
mines dont la profondeur est très considérable.
Arrivé dans les galeries souterraines, le mineur se dirige souvent
par un véritable dédale vers le point où il attaque le filon, et pen-
dant huit heures il est oocupé à forer des trous dans la roche pour
la faire sauter à la poudre. Quand toutes les précautions ont été
prises et qu'il vient d'allumer la mèche, il s'éloigne rapidement et
attend l'explosion en avertissant tous ceux qu'il rencontre. On entend
bientôt un bruit sourd : dès que le nuage de vapeurs s'est un peu
dissipé, le mineur va détacher de la roche à grands coups de maillet
tous les débris qui y adhèrent encore ; il sépare les morceaux qui
contiennent une portion de filon de ceux qui sont tout à fait stériles
et qui servent à combler les anciennes galeries épuisées. Le minerai,
placé dans de petits chars qu'on nomme chiens de mincy est porté,
par des chemins de fer, à l'orifice des puits, d'où on l'extrait.
Il arrive quelquefois que la charge de poudre fait explosion pen-
dant que le mineur est encore au milieu de ses préparatifs, surtout
au moment où il retire du trou de forage déjà rempli de poudre
la tige en fer qui doit donner place à la mèche, et qui peut faire
jaillir une étincelle au frottement de la pierre. Le malheureux ou-
vrier est alors brûlé, mutilé et souvent tué sous les débris qui l'écra-
sent. Je rencontrai un jour au milieu d'un vallon solitaire, sur la
route de Lautenthal à Grund, un pauvre homme horriblement défi-
guré : il me raconta qu'il avait été brûlé par une semblable explo-
sion et n'avait échappé que par miracle. Il était infirme et incapable
de travail, passait sa vie à garder des vaches dans la forêt, et ofl'rait
des bouquets de fraises aux rares voyageurs qui traversent cette par-
tie de la montagne.
Faut-il s'étonner de la joie que le mineur ressent à quitter les
sombres abîmes où son labeur l'appelle? Un dessin bien connu daqs
le Harz représente le mineur à ce moment souhaité : il vient de
sortir du puits, il se tient debout, ôte son bonnet comme pour prier
et regarde le ciel : Gluck auf! Rentré pour seize heures dans sa
famille, il n'éprouve qu'un besoin, celui du repos. On a souvent
essayé d'introduire parmi la population ouvrière des industries de
montagne qui pourraient, en donnant une occupation aux mineurs
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6& BEVUE DES DEUX MONDES.
durant leurs momens perdus, leur permettre de gagner davantage
et d'introduire un peu de bien-être dans leur vie domestique. Ces
essais n'ont jamais réussi. Tous les soins de la maison sont aban-
donnés à la femme : c'est elle qui va chercher les provisions, sou-
vent à de très longues distances; elle s'occupe seule de tous les
détails du ménage. Le mineur passe le temps devant sa fenêtre ,
presque toujours ornée de quelques fleurs; quelquefois il s'amuse
à élever des oiseaux. Les occupations qui permettent la rêverie
sont les seules qui lui conviennent. Il fume pendant de longues
heures sans parler, et sa taciturnité crott à mesure qu'il a travaillé
plus longtemps dans les mines. Jeune, on le voit encore gai, alerte,
remuant; peu à peu il tombe dans une mélancolie qui n'a rien de
sombre, mais qui s'étend autour de lui comme un voile et se trahit
par le sérieux du visage et la gravité de ses rares propos.
Le mineur du Harz est pourtant délivré du souci le plus cruel qui
tourmente presque partout l'ouvrier: il n'a jamais à craindre que le
travail lui manque; il sait que l'abatage est préparé dans les mines
pour une période plus longue que sa propre existence, et que l'ad-
ministration s'impose comme loi de ne jamais interrompre le tra-
vail. 11 jouit donc d'une sécurité complète et peut attendre l'avefair
avec tranquillité. La sollicitude de l'état a multiplié, pour augmen-
ter encore cette confiance, les institutions de prévoyance : il existe
trois caisses de secours et de retraite: l'une {Knap^cliafls kasse)
pour les ouvriers mineurs proprement dits; l'autre {Hàtt'enbùcksen
kasse) pour les ouvriers des fonderies; la troisième {Invaliden kas$e)
pour les forestiers, charbonniers et ouvriers secondaires, tels que
charretiers, maçons, serruriers, etc. Les mineurs reçoivent en
moyenne 12 ou 13 francs par semaine (ce salaire peut s'élever jus-
qu'à 20 francs); sur cette somme, on leur retient 3 ou A centimes
{bûrfismgeld) pour la caisse des mines, qui s'alimente d'ailleurs à
d'autres sources. L'administration y verse annuellement pour chaque
mine une somme proportionnelle au nombre des bras qu'elle em-
ploie; cette somme [supplementfgeld) est de 1 à 3 fr. par trimestre
et par ouvrier. Enfin on affecte à la caisse le produit des matières
très pauvres qui ne sont lavées que lorsqu'il y a surabondance d'eau,
et les recettes extraordinaires provenant des amendes, des remises
de l'état, des dons des visiteurs, etc. Grâce à l'établissement de
ces caisses, l'ouvrier malade ou blessé reçoit gratuitement les soins
d'un médecin et les remèdes : pendant quinze jours, on lui donne
son salaire habituel; après ce terme, on lui remet indéfiniment 3 fr.
71 cent, par semaine, jusqu'à ce qu'il meure ou se rétablisse. La
même somme est allouée à l'ouvrier devenu incapable de travailler;
toutes les fois même qu'un mineur, pour cause de maladie ou par
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LES MINEUBS DU HARZ. 65
incapacité de travail, ne reçoit plus un salaire, mais un secours, on
y ajoute &6 centimes par semaine pour chaque enfant au-dessous
de quatorze ans; sa pension, en cas de nàort, est réversible par moi-
tié sur sa femme : on compte au Harz un nombre considérable de ces
veuves. Assurées d'une retraite, elles atteignent d'ordinaire, comme
le directeur des mines me le faisait observer avec un peu de ma-
lice, un âge très avancé. Qui sait si la vue dfe quelques-unes d'entre
elles n'a pas inspiré à Goethe l'idée de sa danse des sorcières au som-
met du Brocken, dans la fameuse nuit de Walpurgis?
Dans les familles du Harz, le nombre des enfans ne dépasse ja-
mais deux ou trois. La perspective d'un travail assuré devrait pour-
tant agir comme un stimulant sur le mouvement de la population ;
mais d'autres causes plus puissantes opèrent en sens inverse. En
premier lieu, les mariages, à cause de la conscription militaire (1),
ne sont permis qu'à l'âge de vingt-sept ans. Cette restriction, qui
paraît aussi avoir pour but d'empêcher l'accroissement trop rapide
de la population, a une certaine efficacité dans ces montagnes, où la
vie est simple et sévère, où les habitations sont éloignées les unes
des autres, où la religion luthérienne a conservé beaucoup d'em-
pire sur les âmes; l'on sait garder dans le Harz une promesse pen-
dant de longues années, et l'espérance y est moins impatiente qu'en
d'autres pays. On y constate pourtant un assez grand nombre de
naissances illégitimes; mais les fautes ne dégénèrent pas en désor-
dre, et le mariage couvre toujours les erreurs du passé d'un pardon
religieux.
• On s'explique sans peine ce faible développement de la popula-
tion rien qu'à vohr la constitution physique des montagnards du
Harz : ils sont peu robustes, faute d'une nourriture assez substan-
tielle, et en raison de la nature particulière des travaux auxquels
ils se livrent. Le séjour prolongé à de très grandes profondeurs sou-
terraines développe, malgré tous les soins pris pour ventiler les
mines, une maladie particulière des bronches; rahr impur ne pro-
duit dans le poumon qu'une combustion incomplète, et les autopsies
montrent d'ordinaire cet organe charbonné. Les usiniers, qui tra-
vaillent dans les ateliers métallurgiques, sont sujets à des maladies
particulières. Le contraste des températures les soumet à de rudes
épreuves. L'hiver, après avoir travaillé, souvent à moitié nus, de-
vant les fourneaux d'où sort la lave ardente des métaux, ils retour-
nent dans leurs chaumières sous des bises glaciales et au milieu
des neiges. Dans les usines, ils respirent d'ailleurs les vapeurs du
(1) I^s habitans da Harz, longtemps exempts du service militaire, ont depuis quel-
ques années perdu ce privilège. Ce sont d^excellens soldats, agiles et intelligens.
TOMB xixi. 5
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66 REVUE DES DEUX MONDES.
plomb, qui engendrent de douloureuses et horribles nialadies. Faut-
il s'étonner que, dans de telles circonstances, la vie moyenne des
mineurs n'atteigne que quarante-cinq ans, celle des usiniers qua-
rante-deux? Il est tout simple que Ton s'applique à soulager le sort
de populations dont la destinée est si inide. Tandis que les insti-
tutions de prévoyance débarrassent l'esprit des ouvriei's du souci
rongeur de l'avenir, l'administration prend toutes les mesures pro-
pres à augmenter leur bien-être. Le blé leur est vendu à un cours
constamment inférieur au cours même des années d'abondance : en
moyenne, on peut estimer que la population ne le paie que moitié
prix. Tandis que sur les marchés d'Osterode et de Wolfenbuttel le
prix du blé varie entre 15 et 35 fr., l'administration le livre tou-
jours à 13 francs 22 cent, l'hectolitre. Chaque célibataire en reçoit
36 kilogrammes par mois, chaque ménage le double. Le sacrifice
fait par l'administration pour couvrir la différence entre le prix
d'achat et le prix de vente s'est élevé à 1,177,162 fr. du l'»" janvier
1834 au l*' janvier 1850, en moyenne par conséquent k 73,572 fr.
par an. Cette dépense est supportée en partie par les actionnaires
des mines, en partie par la caisse des mines, alimentée comme on
l'a vu plus haut. Le blé est moulu et conservé dans des dépôts pour
les ouvriers employés dans les mines et usines d'argent; on a établi
des dépôts de grains pour les ouvriers des mines et usines k fer et
pour les forestiers, enfin des dépôts d'avoine pour les conducteurs
de voitures, qui se trouvent ainsi protégés contre une élévation
excessive des prix.
L'ouvrier mineur jouit d'un autre privilège en ce qui touche la
propriété des terrains et des maisons. Quand un ouvrier meurt, le
mineur qui désire acheter sa maison a la préférence sur toute autre
personne, et n'a même pas besoin de posséder le capital d'achat.
L'administration le lui prête à â pour 100 d'intérêt, et il se libère
peu à peu par annuités. L'état, il est vrai, conserve son droit ab-
solu d'expropriation dans l'intérêt des mines, et le mineur doit plu-
tôt être considéré comme un locataire que comme un propriétaire
véritable.
Adopté dès sa naissance par l'état, élevé dans ses écoles, plus
tard aidé et soutenu par lui pendant l'âge mûr et la vieillesse, si la
vieillesse arrive, le mineur du Harz est, on peut le dire, dans une
permanente tutelle. Il est délivré des préoccupations les plus amères
du prolétariat, passe sa vie paisible et régulière dans une pauvreté
décente et sans angoisses, et, s'il n'a que peu de jouissances, il sait
du moins qu'elles lui sont assurées et garanties. Il y a des personnes
dont j'honore beaucoup les convictions, parce que je les crois sin-
cères, qui envisagent un semblable état de choses comme l'idéal du
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LES MINEURS DU HABZ. 67
bien-être, et voient dans le patronage et dans une hiérarchie inflexible
les formes sociales les plus parfaites et les plus propres à assurer de
grands résultats. Tavoue, pour ma part, que dans les choses humaines
c'est moins Tœuvre accomplie qui me préoccupe que l'agent de cette
œuvre. Il est possible que sans la forte organisation du Harz, sans
ces hautes vues d'ensemble qui se révèlent dans l'exploitation des
forêts comme des mines , et qui font concourir chaque membre à
un but général et commun, toute société humaine fût impossible
dans ces solitudes ; mais il sera toujours permis de soupçonner que
la tristesse et la langueur qui régnent sur la population du pays ne
s'expliquent pas seulement par un travail dur et fatigant, par la vie
souterraine, par les maladies qu elle engendre. Le mal dont, sans
le savoir, tant d'hommes souffrent dans ces montagnes, tient peut-
être, en partie du moins, à la savante organisati(5n du travail qu'on
y a mise en pratique. La source féconde de l'espérance est tarie. Il
n'y a rien d'obscur, rien d'inconnu dans l'avenir d'un mineur du
Harz. Client de l'administration, il lui doit ses forces et son labeur,
il passera toute sa vie à d'énormes profondeurs. Le monde souter-
rain, avec ses dédales, ses noires galeries, deviendra le sien; il n'en
sortira que pour respirer quelques heures seulement l'air et les par-
fums de la montagne. Il ne connaît pas non plus ces chances redouta-
bles qui mettent un homme aux prises avec la misère, mais peuvent
aussi le conduire à la richesse. L'épargne ne peut même pas lui ap-
porter une véritable aisance. Son salaire reçu, il en dépense en un
ou deux jours la meilleure pai-t; le reste du temps, il vit mal. L'as-
sistance de l'état, dont il est sûr en cas d'accident et de maladie,
l'empêche de se préoccuper de l'avenir et de chercher une condition
meilleure. Il ne connaît pas non plus les désordres qui régnent dans
un si grand nombre de districts industriels, il ne s'enivre jamais, se
fait une loi de ne point boire d'eau-de-vie dans les mines. Ses plai-
sirs mêmes ont quelque chose de retenu et de décent. Entre un
passé et un avenir tout semblables, également tristes et pénibles,
il se réfugie dans la contemplation : il aime les fumées énervantes
du tabac, les émotions vagues que procure la musique. Les sociétés
chorales sont en honneur dans le Harz comme dans tout le reste de
l'Allemagne, et pendant la belle saison des musiciens viennent don-
ner des concerts devant les portes de Clausthal et de Zellerfeld. Je
fus un matin réveillé par une de ces petites troupes ambulantes.
J'ignore quels étaient les airs qui parvenaient à mon oreille à tra-
vers le voile d'un demi-sommeil, mais je sais qu'ils avaient une
douceur, une simplicité, une étrangeté particulières. Ces artistes
forains gardaient sans doute pour les joyeux villages de la plaine
les valses au rhythme entraînant; leur musique aux formes vieillie»
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68 BEVCE DES MtX MONDES.
était empreinte d'une mélancolie pénétrante, qui semblait s'inspirer
de ce ciel froid, encore à demi assombri par les brumes matinales.
Ce tableau de la vie du Harz ne serait pas complet, si l'on ne fai-'
sait connaître les objections les plus importantes que. soulève l'or-
ganisation du travail dans ces montagnes. Il y a longtemps qu'on
l'a dit, les usines de ce district métallurgique donneraient à l'in-
dustrie privée des bénéfices bien supérieurs à ceux que l'état en re-
tire. Les partisans de l'administration répondent, il est vrai, que, sons
le régime de compagnies particulières avides de profits, une courte •
période de prospérité attirerait au. Harz une population très nom-
breuse, mais serait bientôt suivie d'une période de décadence, de
ruine et de misère. Leur remarque est fondée; toutefois maintenir
le système actuel, c'est reculer la difficulté sans la vaincre. Le temps
viendra forcément 'où l'épuisement des mines du Harz obligera les
habitans à s'expatrier et à chercher dans d'autres pays le travail
que l'état ne pourra plus leur garantir. Qu'arrivera-t-il alors? C'est
que l'état ne se trouvera pas en mesure de subvenir à leurs besoins
et de leur donner une aide efficace, parce que la richesse extraite
graduellement et méthodiquement des mines ne sera plus dans ses
mains.
Supposons au contraire, en forçant les idées pour mieux les faire
comprendre, que du jour au lendemain l'on puisse extraire toute la
richesse disséminée dans le réseau des veines métalliques du Harz;
cette masse de métaux s'ajouterait immédiatement à la richesse so-
ciale, et puisque la vie du Harz est une sorte d'utopie réalisée, qui
empêcherait l'état, distributeur de cette richesse, de la répartir
parmi les habitans de la montagne, et de leur fournir les moyens
de fonder des établissemens nouveaux , désormais soustraits à son
patronage? Une partie des habitans, sans quitter le pays oix se sont
écoulées leurs premières années, s'adonneraient à la silviculture,
dont les produits, n'étant plus nécessa*u*es aux mines, seraient ven-
dus avec profit hors du district. Quelques-uns pourraient utiliser
leur capital en fondant des industries de montagne et en tirant
parti des chutes d'eau, dont toute la force est aujourd'hui réservée
aux mines et aux ateliers métallurgiques; d'autres, je veux bien
l'admettre, seraient peut-être réduits à émigrer, mais ils s'expatrie-
raient dans les conditions les plus favorables, avec un capital d'éta-
blissement tout prêt. Dira-t-on qu'un état ne peut adopter des me-
sures dont le dernier effet serait de le priver d'un certain nombre
d'habitans? Mais il est certain qu'une population peu nombreuse et
riche est préférable à une population pullulante et misérable, et
que le gouvernement d'une société ne doit avoir d'autre objet que
le bien-être de ceux qui la composent. Le Harz d'ailleurs n'est pas
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LES MINEURS DU HARZ. 69
toute r Allemagne, et quel Allemand croit émigrer tant qu'il reste
dans les limites de la confédération germanique?
Quel peut être l'avenir d'un district voué à une industrie dont le
terme est fatalement fixé par la nature elle-même? En un tel pro-
blème, un grand principe domine toutes les considérations de dé-
tail. Partout où se trouve une source de richesse, il faut se hâter
d'en faire jouir la société, parce que la richesse est féconde, et plus
tôt elle entre en circulation, plus rapidement elle se multiplie.
Quand un capital se reproduit lui-même en vertu de certaines lois
naturelles, on comprend aisément qu'on ne le dépense qu'en tenant
compte de ces lois : c'est ainsi qu'on n'abat pas une forêt entière
d'un seul coup , qu'on observe, pour en tirer le meilleur parti pos-
sible, les règles posées par la science et par une longue observa-
tion; mais le capital enfoui dans des mines d'argent et de plomb
n'est pas de ceux qui se reproduisent, et la nature ne remplit plus
les filons que l'homme a vidés. En pareil cas, un système d'exploi-
tation restreinte est un contre-sens économique, et dans le Harz en
particulier il aboutit à ce singulier résultat, qu'établi pour satis-
faire tous les intérêts, il n'en satisfait en définitive aucun, puisqu'il
ne donne la richesse ni aux individus, ni à Tétat.
Y a-t-il quelque grand intérêt social, relatif à la production des
métaux précieux, qu'on puisse invoquer dans cette affaire? Au-
cun assurément, car la production du Harz^est tout à fait insigni-
fiante, comparée à celle des autres pays qui possèdent des mines
d'argent. C'est une goutte d'eau dans la mer. Lors même qu'il n'en
serait point ainsi, la valeur des argumens que l'on peut invoquer
contre le système d'exploitation restreinte du Harz ne serait nulle-
ment infirmée. Quel que soit le degré de richesse des filons du
Harz, ce qui importe, c'est que cette richesse soit promptement
rendue disponible. Si quelqu'un doutait de cette vérité, qu'il réflé-
chisse à l'heureuse révolution produite par la découverte des mines
d'or de l'Australie et de la Californie. On vient, assure-t-on, de
trouver dans ce dernier pays des filons d'argent d'une immense
étendue et d'une fabuleuse richesse : ne devons-nous pas désirer de
les voir exploités aussitôt que possible? N'importe-t-il pas qu'au
déluge d'or des dernières années succède un déluge d'argent?
Si au point de vue de l'économie politique on peut adresser des
critiques à l'administration du Harz, elle ne mérite, au point de vue
technique, que des éloges. Elle ne s'endort pas dans la routine,
comme des écrivains injustes et superficiels l'ont quelquefois pré-
tendu. Elle a introduit depuis quelques années des innovations re-
marquables dans les opérations métallurgiques, dans celle notam-
ment qui a pour but de séparer l'argent du plomb, avec lequel il est
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70 REVUE DES DEUX MOiNDES.
mélangé. Si elle n'a pas modifié ses fours et sa méthode princi-
pale, c'est que tous les essais ont démontré qu'il n'y avait rien de
plus convenable pour les minerais du Harz. Aujourd'hui le dédale
souterrain des mines de Clausthal et de Zellerfeld est épuisé à
l'aide d'une grande galerie d'écoulement {Georg stollen) {\) qui a
près de trois lieues de longueur et va abautir à Grund, sur les con-
fins occidentaux du Harz. Gela n'empêche pas que, pour ouvrir aux
mines un nouvel avenir et obtenir l'écoulement des eaux à un ni-
veau encore plus profond, et par conséquent en utilisant moins de
force mécanique, on ne construise aujourd'hui une nouvelle galerie,
nommée Ernest- Auguste, à 100 mètres au-dessous de Tancienne. Ge
tunnel aura 20 kilomètres de longueur, et on espère l'achever en
1875, après vingt-cinq ans de travaux. L'école des mines de Glaus-
tbal est depuis longtemps un centre scientifique important. Des
élèves y viennent de toutes les parties de l'Allemagne et même de
l'étranger. Pendant l'hiver, enfermés dans les neiges sur le pla-
teau solitaire de Glausthal, rien ne les distrait de leurs études. En
été, la monotonie de leur existence n'est interrompue que par de
rapides excursions dans les pittoresques vallées du Harz et par des
visites aux petites villes placées sur la lisière de la montagne et de
la plaine. A Ocker par exemple, ils vont visiter la plus grande fa-
brique d'acide sulfurique qui existe dans toute l'Allemagne. Gette
petite ville d' Ocker, où l'on traite les minerais sortis du Rammels-
berg, se trouve à l'extrémité de T admirable vallée qui porte le même
nom.
G* est dans ces curieuses villes du pourtour de la chaîne que la
vie du Harz se montre sous un nouveau caractère. Servant de trait
d'union entre la plaine et la montagne, elles vivent principalement
dd commerce de détail, et profitent aussi du passage des nombreux
voyageurs qui vont visiter le Harz. La plupart sont en même temps
des villes de bains et des lieux de plaisance très fréquentés par les
habitans du nord de l'Allemagne, qui ne sont pas assez riches pour
aller jusqu'aux Alpas oa pour voyager sur les bords du Rhin. Elles ont
un air de bien-être et de prospérité tranquille qui contraste avec la
sévérité des montagnes. Non loin d' Ocker, le seul de ces villages qui
diffère d'aspect, à cause de ses établissemens insalubres, enveloppés
d'acres vapeurs vitrioliques, est la petite ville de Harzburg, ancienne
résidence impériale. Là s'ouvre la belle vallée de la Radau. Je me
souviens encore d'une promenade faite au sommet d'une colline qui
domine cette petite ville. Devant moi s'étendait la plaine allemande
(1) Le niveau d*écoulement est à 248 mètres de profondeur dans les mines Dorothée
et Caroline. La galerie George est navigable et a coûté 1,545,532 francs; elle a été con-
struite de 1777 à 1799.
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LES MINEURS DU HABZ. 71
dorée par un soleil ardent. Une musique qui jouait dans la vallée,
sur la promenade des baigneurs, m'envoyait ses accens affaiblis. Du
côté de la montagne, la verdure sombre des pins se mêlait aux tons
adoucis des ormes et des hêtres. Tout ce paysage avait une harmo-
nie incomparable et des lignes d'une surprenante beauté. C'est à
Harzburg que le chemin de fer qui court parallèlement au Harz
amène la plupart des voyageurs qui veulent entreprendre la facile
ascension du Brocken. Parmi les autres villes du pourtour du Harz,
j'ai déjà nommé Grund, située au pied de Tlberg, à l'extrémité oc-
cidentale de la chaîne. Sur le bord méridional, j'aperçus seulement
de loin Osterode, au milieu de ses blanches collines de gypse, et je
ne m'arrêtai qu'à lUfeld, bâti au milieu des porphyres et encadré
dans un paysage plein de grâce.
Je quittai cette petite ville pour traverser encore une fois tout le
Harz, du sud au nord, dans la région moins pittoresque et beaucoup
plus triste qui s'étend à l'est du Brocken. D'immenses plateaux on-
dulés, à demi défrichés, au sol pauvre et misérable, entourent la
région d'Elbingerode. Je sortis du Harz par Blankenburg, petite
ville bâtie dans une situation pittoresque au pied de la montagne.
De la rampé inclinée qui y conduit, on jouit d'une vue admirable.
Dans la plaine s'élèvent des lignes de monticules pareils à de grands
murs cyclopéens : ce sont les murailles du diable ^ masses de grès
régulières qui prennent de loin l'aspect fantastique de fortifications
démantelées et de vieilles tours en ruines. Le vieux château de Blan-
kenburg a pendant deux ans servi d'asile à Louis XVIII. Appuyé
contre la haute muraille du Harz, il domine cette grande plaine de
l'Allemagne du nord ofi dans mainte bataille sanglante se décidèrent
les destinées de l'Europe. Au moment où je quittai Halberstadt, un
furieux orage avait éclaté : la pluie tombait par torrens, et je n'en^
trevis qu'à travers un voile les pittoresques murailles du diable.
En me retournant, je n'apercevais déjà plus la montagne, et le Harz,
qui m'était apparu dans un jour plein de calme et de douceur, dis-
parut rapidement derrière les nuées sombres qui avaient envahi
tout le ciel, sans que je pusse lui adresser un dernier adieu.
Auguste Laugel.
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DE
LA STATISTIQUE ENIFRANCE
Slaiittique de la France comparée avec la auêm était de l'Europe, par 11. Maurice Block.
La statistique est une étude aride, ennuyeuse et peu sûre. Mal-
heureusement il est impossible de s'en passer; il faut donc savoir
gré aux esprits patiens qui s'y livrent et encourager leurs travaux.
La statistique ne saurait pourtant, malgré ses récentes prétentions,
prendre rang parmi les sciences. Elle vient en aide à toutes les
sciences, elle leur apporte des faits et des chiffres qui servent en
quelque sorte d'exposés des motifs aux lois que celles-ci découvrent
et proclament; elle place souvent la preuve à côté de l'hypothèse, la
solution en regard du problème. Voilà quelle est son utilité, bien pré-
cieuse certainement. Cette ambition doit lui suffire. Ainsi pratiquée,
avec la conscience de ses erreurs possibles et de ses nombreuses
illusions, la statistique mérite nos égards et notre gratitude. Il im-
porte à la science qu'elle se perfectionne, absolument de la même
façon qu'il importe à l'industrie de voir s'améliorer son outillage.
Ces réflexions me sont inspirées par l'aspect, je n'ose dire par
la lecture complète de deux gros volumes qui viennent d'être pu-
bliés sur la statistique de la France. L'auteur, M. Maurice Block, que
de nombreux travaux économiques recommandent à l'estime des sa-
vans, a le bon esprit de ne pas se méprendre sur la destinée qui est
réservée aux ouvrages de statistique. Ces ouvrages sont faits plu-
tôt pour être consultés que pour être lus; l'attrait leur manque, et
même parmi les statisticiens doués d'imagination, comme il s'en
rencontre, aucun n'a trouvé le secret de rendre la statistique amu-
sante. M. Block a recueilli aux sources les plus sûres, qui s'alimen-
tent parfois ailleurs que dans les régions officielles, les chiffres qui
expriment la situation matérielle et morale de notre pays; il a
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LA STATISTIQUE EN FBANCE. 73
groupé méthodiquement toutes les informations qui se rapportent
aux finances, à l'agriculture, au commerce, à l'industrie, aux in-
stitutions charitables; il a comparé, quand il Ta pu, les chiffres
français avec les chiffres fournis par les documens étrangers. C'est
un immense travail de recherches, qui a sans doute coûté bien des
veilles. Il y a là de quoi désarmer les esprits les plus prévenus à
l'endroit de la statistique, et quand on a pu surmonter le premier
sentiment d'effroi qu'inspire la vue de tant de chiffres entassés, on
arrive à trouver quelque intérêt dans cette étude aride et à discerner
la lumière, qui, voilée le plus souvent par les moyennes, apparaît
quelquefois resplendissante dans les totaux. Un tel livre ne s'analyse
pas, mais il fournit l'occasion de considérer de plus près les prin-
cipaux faits qui s'accomplissent dans notre organisation sociale et
économique, de relever les progrès ou le ralentissement de la pros-
périté générale, en un mot de rechercher, à travers les chiffres, l'in-
fluence heureuse ou funeste de la politique ou de la législation,
doit se défier de la statistique quand elle est faite en vue d'appuyer
une thèse ou un système, car chacun sait, par expérience, combien,
avec ses apparences rigoureuses, elle se montre docile, flexible et
accommodante pour l'esprit de parti ; mais elle mérite plus de con-
fiance quand elle se présente seule, dégagée de commentaires, à
peu près nue, comme il convient à la vérité. C'est ainsi qu'elle se
produit 4ans l'ouvrage qui est sous nos yeux; elle ne porte point de
voiles que nous soyons obligés de déchirer.
Il est assez difficile de s'orienter dans cette forêt de chiffres! Écrire
la statistique générale de la France, c'est recueillir dans l'amas
poudreux de nos annales administratives tous les chiffres qui se rap-
portent à d'innombrables séries de faits, c'est extraire la quintessence
de ces milliers d'in-quarto de toutes couleurs qui sont sortis depuis
plusieurs années des presses ofiicielles. On ne prodiguait pas ainsi
les documens sous le premier empire. L'empereur Napoléon, qui
cependant a fait à la statistique l'honneur d'une bonne et juste dé-
finition en l'appelant le budget des choses^ n'en usait qu'avec une
grande sobriété. Après lui, sous le gouvernement constitutionnel,
lorsque les assemblées législatives voulurent qu'on leur rendît compte
des affaires du pays, la mode anglaise des blue-books périodiques
pénétra peu à peu dans chaque ministère. Les députés demandaient
la lumière, on les éblouit par des chiffres au point de les aveugler.
La statistique coula à pleins bords, et la France ne tarda pas à éga-
ler l'Angleterre pour ce genre de littérature parlementaire, qui four-
nissait aux mécontens comme aux satisfaits d'inépuisables sujets
d'argumentation. Quoi qu'il en soit, grâce à ce flot toujours grossi
et plus ou moins limpide des publications officielles, grâce au zèle
compilateur de quelques spécialistes qui s'adonnèrent à la statis-
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7i RfiTUE DES DEUX MONDES.
tique de même que certains médecins se livrent plus particulière-
ment à Tétude d'une maladie, on est arrivé à composer un vaste
ensemble de documens, qui après tout peuvent être fort utiles.
Il n'est pas donné à tout le monde d'accomplir une pareille tâche.
Félicitons- nous encore une fois de trouver dans M. Block un ob-
servateur consciencieux et sagacé, que l'habitude de manier les in-
quarto administratifs a familiarisé avec les difficultés de la statisti-
que, qui connaît l'art de vérifier les chiffres, et qui, en les divisant
ou en les rapprochant avec méthode, nous épargne autant d'ennuis
que de recherches. Grâce à lui, nous pouvons en quelques pages
condenser le résumé des informations que la statistique a publiées
sur différens points qui ont appelé particulièrement, dans ces der-
nières années, l' attention des économistes.
En première ligne se présentent les chiffres qui concernent le
mouvement de la population. Les dénombremens réguliers sont de
date assez récente. On signale bien, à la fin du xvii* siècle, une en-
quête effectuée par les intendans de province d'après les instruc-
tions de Vauban, qui a publié dans la Dixme royale les résultats de
ce travail; mais l'administration ne possédait pas alors les ressources
nécessaires pour obtenir des calculs exacts. Il en fut de même pen-
dant le cours du xviu* siècle; on ne produisit, à des intervalles in-
égaux, que des évaluations très hypothétiques. En 1791, l'assemblée
nationale prescrivit un recensement général qui devait être opéré par
les soins des municipalités : l'exécution de cette mesure fut entra-
vée par les désordres révolutionnaires, et ce fut seulement en 1801
qu'eut lieu, sous la direction des préfets, le premier recensement
officiel, qui constata pour la France une population de 27 millions
d'habitans. A partir de 1821, le recensement a été fait régulière
ment tous les cinq ans; basé d'abord sur le domicile, ce qui laissait
en dehors la population flottante, il est, depuis 18&1, basé sur la
résidence, et par un nouveau perfectionnement, appliqué en 18&0,
il s'exécute le même jour dans toutes les communes. On est ainsi
arrivé à des résultats presque certains, et l'on peut avoir confiance
dans les chiffres que l'administration publie. Cependant, dès que l'on
veut établir des comparaisons, il faut tenir compte de la différence
des procédés successivement employés sous peine de s'exposer à de
gravés erreurs. Par exemple, de 1801 à 1806, la population, d'a-
près les chiffres officiels, se serait accrue de 1,758,000 habitans, soit
de 351,000 par année; c'est l'augmentation la plus forte qui ait été
constatée. Or, si l'on considère que cette période a été en partie
remplie par la guerre, on doit se défier d un tel résultat. Il est à
supposer que le recensement de 1801 , le premier qui ait été effec-
tué, laissait de nombreuses lacunes, et que le recensement de 1806,
fait avec plus de soin et d'expérience, a été plus complet. Pour être
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LA STATISTIQUE EN FRANCE. 75
exacte, la comparaison ne doit porter que sur des périodes aux-
quelles les mêmes procédés d'enquête ont été appliqués : ce serait
à partir de 1841, et mieux de 1846, qu il conviendrait de relever
les chiffres de la population pour en tirer des déductions utiles.
De 1841 à 1846, la population de la France s'est accrue de
236,000 habitans par année; de 1846 à 1851, l'augmentation a été
de 76,000, et de 1851 à 1856 de 51,000 seulement. Le chiffre total
était en 1856, date du dernier recensement officiel, de 36,039,000.
Il y a donc eu, depuis 1846, un ralentissement très marqué dans le
mouvement normal de la population. Nous avons eu, durant ces
périodes, une révolution, plusieurs mauvaises récoltes, la guerre
de Grimée, le choléra. Parmi ces causes de ralentissement, il en est
qui paraissent indépendantes de l'action du gouvernement. Néan-
moins les révélations statistiques enseignent combien il importe d'or-
ganiser les institutions hygiéniques et de veiller à la législation sur
les céréales, en même temps qu'elles signalent, au point de vue de
la prospérité générale, les tristes résultats des guerres les plus glo-
rieuses. La publication du recensement de 1856 a produit, on s'en
souvient, une impression douloureuse. Cette émotion est demeurée
à peu près stérile. Nous n'avons pas eu de nouvelles révolutions : si
nous avons eu une nouvelle guerre, on peut dire que la politique a
recueilli ou recueillera le prix des victoires remportées dans la cam-
pagne d'Italie; mais a-t-on organisé la médecine dans les communes
rurales, où les épidémies font d'ordinaire tant de ravages? A-t-on ré-
visé la législation sur les grains? Des essais ont été tentés, rien n'a
encore abouti. Ce sont là les réformes que l'économie politique, s' ap-
puyant sur les chiffres de la statistique, peut réclamer. Alors que les
conséquences des épidémies et des mauvaises récoltes se manifestent
si clairement, il n'est plus permis d'ajourner les mesures législatives
ou réglementaires qui peuvent les atténuer. De son côté, la politique
guerrière doit faire ses réflexions et placer, en regard des avantages
qu'elle convoite, les pertes qu'elle risque d'infliger au pays.
Si 1*00 jette les regards sur les autres pays, on remarque presque
partout une augmentation beaucoup plus considérable dans les chif-
fres de la population. Nous pouvons citer la Belgique, la Prusse,
r Autriche, l'Angleterre, l'Espagne, surtout la Russie et les États-
Unis. La population de la Russie a presque doublé depuis le com-
mencement de ce siècle, celle des États-Unis a sextuplé ; mais, dans
ces rapprochemens , il faut nécessairement se rendre compte de la
densité de la population. Ainsi la France possède près de 7,000 habi-
tans par myriamètre carré, la Russie 1,200> les Etats-Unis 272 seu-
lement. Dans les pays qui sont depuis longtemps habités et civilisés,
l'accroissement de la population, considérée soit absolument, soit
proportionnellement à l'étendue du territoire/ devient de plus en
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76 REVDE DES DE0X MONDES.
plus faible; les places sont prises sur le sol, et quelques-uns de ces
pays voient même s'échapper un courant d'émigration qui maintient
au juste niveau le nombre des babitans. Dans les pays au contraire
où les espaces sont vastes et libres, comme aux États-Unis et en
Russie, l'augmentation se produit avec une énergie toujours crois-
sante. Si donc l'on s'en tenait uniquement aux chiffres, si l'on rai-
sonnait sur les mouvemens de la population sans prendre en con-
sidération l'argument de densité et les conditions géographiques qui
varient dans chaque état, on s'exposerait à tirer des faits apparens
les conclusions les plus fausses. Il est impossible de ne pas se préoc-
cuper de l'augmentation rapide que présente la population de la
Russie : la politique doit avoir l'œil ouvert sur cette immense ag-
glomération d'hommes qui se forme à l'est de l'Europe; mais le fait
s'explique par des conditions naturelles, et d'ailleurs le nombre
seul ne constitue pas la puissance. L'avantage n'est pas au pays
qui est le plus peuplé, mais à celui qui est le mieux peuplé. Sous
ce rapport, la Russie demeure encore bien loin en arrière des pays
où la population, également répartie et suffisamment condensée,
s'accrott dans de moindres proportions. Un autre fait essentiel à
signaler résulte des chiffres que produit la statistique, c'est que
l'accroissement de la population est complètement indépendant de
la constitution politique des états. Sous le régime despotique comme
sous le régime le plus libéral, en Russie comme dans la grande ré-
publique de l'Amérique du Nord, la population s'accrott avec une
rapidité également prodigieuse. Dans certsûns pays de l'Italie, où
le gouvernement et le mode d'administration provoquent de si vives
critiques et même des révolutions, la population est plus dense et
elle augmente plus vite que dans certains pays, par exemple en
France, en Prusse, en Suisse, où l'organisation politique et admi-
nistrative est plus perfectionnée. Là ce n'est point une conséquence
de la géographie et de l'étendue du sol disponible; c'est le fait du
climat, des mœurs, des conditions de la vie matérielle, des prin-
cipes qui régissent la famille : problèmes complexes et difficiles,
que nous nous bornons à indiquer d'après les données de la sta-
tistique, et que celle-ci n'est point appelée à résoudre. On voit
combien les comparaisons sont vaines, puisque les mêmes faits se
manifestent dans les situations les plus opposées et que les résul-
tats purement numériques se trouvent dans cesse en contradiction
avec les spéculations de la science sociale. Un seul point nous
semble établi : c'est qu'il ne faut pas, comme on le fait trop sou-
vent, attacher une importance exclusive à la densité et à l'accrois-
sement proportionnel de la population pour apprécier les degrés
relatifs de prospérité et de puissance des divers états. Cette com-
par^ûson entre des contrées placées dans des conditions différentes
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LA STATISTIQUE EN FRANCE. 77
«erait entachée de graves erreurs. Il convient d'examiner chaque
pays isolément et de comparer les chiffres relevés par période. En
conséquence, il n'y a pas à discuter sur le plus ou moins de densité
et d'accroissement de la population française comparée avec telle
autre population étrangère : le seul fait qui soit de nature à inspi-
rer de sérieuses réflexions, c'est le ralentissement très marqué qui a
-été signalé, durant la période décennale de 18â6-1856, dans l'ac-
croissement de notre population, et, d'après les événemens qui ont
marqué les cinq dernières années, il est à craindre que le prochain
recensement ne révèle pas une situation meilleure.
Les chiffres statistiques ne sont point nécessaires pour démontrer
que depuis vingt ans la population des campagnes diminue et se
porte vers les villes. Ce fait est ordinairement la conséquence du
développement industriel : ainsi le pays d'Europe où l'on rencontre
le plus grand nombre de villes populeuses est sans contredit l'An-
gleterre avec ses centres manufacturiers, qui se sont multipliés et
grossis dans des proportions énormes : tel bourg qui ne possédait
au commencement de ce siècle que quelques centaines d'habitans
compte aujourd'hui plus de cent mille âmes. Les progrès de l'in-
dustrie et l'extension des usines produiront en France des résultats
analogues; mais cette cause n'est point la seule. Nos principales
villes, à l'exemple de Paris, sont entrées dans la voie des agrandis-
semens et des embellissemens ; elles exécutent de nombreux tra-
vaux qui attirent les bras et les retiennent par l'élévation des sa-
laires. N'a-t-on point sous ce rapport dépassé la juste mesure? S'il
est nécessaire d'assainir nos grandes villes, faut-il en même temps
se lancer dans ces travaux de luxe que l'on entreprend de tous cô-
tés avec tant d'ardeur, et qui affectent non-seulement les condi-
tions de la propriété privée, mais encore les finances municipales,
le prix des denrées, le régime des salaires? Cette précipitation vers
le bien n'est pas sans péril, et l'on peut dire que, parmi les ouvriers
employés au renouvellement de nos villes, il en est un, le plus sûr,
le plus patient de tous, qui n'obtient pas les égards qu'il mérite :
c'est le temps. Quoi qu'il en soit, cette transformation, peut-être
trop rapide, amène un brusque déplacement de la population ; celle-
ci afllue dans les villes, l'équilibre est rompu au détriment des cam-
pagnes. Or ce mouvement artificiel et irrégulier ne saurait être en-
visagé de la même manière que le mouvement naturel et normal
produit par les progrès de l'industrie manufacturière. 11 imprime çà
et là de vives secousses, qui troublent l'harmonie générale des si-
tuations et précipitent les lentes évolutions des faits économiques.
On doit donc y prendre garde, car, autour des grands centres, l'a-
griculture commence à souffrir sérieusement du manque de bras.
Dans cet état de choses, il n'existe pas d'autre remède que celui qui
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78 REVUS DES DEUX M0NDE8.
a été appliqué en Angleterre pour compenser ^ dans l'intérêt des
campagnes, la prépondérance du travail industriel : c'est le perfec-
tionnement des procédés agricoles. Les chiffres fournis par les der-
niers recensemens indiquent qu'il y a là un intérêt de premier
ordre, auquel on ne saurait trop tôt pourvoir, et il serait d'ailleurs
injuste de méconnaître les efforts tentés pai' le gouvernement pour
encourager la découverte et l'application des machines agricoles. Il
faut dorénavant cultiver le sol avec moins de bras et obtenir, avec
ime main-d'œuvre chaque jour plus coûteuse, des produits qui ne
coûtent pas plus cher. Tel est le double problème que le mouve-
ment désormais bien décidé de la population nous oblige à résou-
dre, sous peine d'une crise plus ou moins prochaine.
11 est superflu d'insister'sur les services que rendrait, pour l'étude
de ces graves questions, une bonne statistique agricole. Combien il
serait utile de suivre, période par période, les progrès généraux de
la culture, de connaître l'emploi du sol dans les différentes régions*
les frais de production ainsi que le rendement, l'effectif du bétail,
le nombre des bras attachés au travail de la terre, l'adoption plus
ou moins rapide, plus ou moins intelligente, des machines, des irri-
gations, du drainage I Le gouvernement a essayé de se procurer tous
ces renseignemens, et il a publié ce qu'il a recueilli. Sur beaucoup
de points malheureusement, la statistique officielle a été prise en dé-
faut, et elle a provoqué de vives critiques (1). Il semble en effet que
le système pratiqué par l'administration pour recueillir les rensei-
gnemens ne présente que de médiocres garanties; l'organisation
des commisîsions cantonales est loin d'être parfaite; les déclarations
n'étant pas toujours sincères, le contrôle étant le plus souvent im-
possible, on signale trop justement dans les chiffres des erreurs, des
contradictions choquantes qui leur enlèvent tout crédit. Ce travail
est, à vrai dire, des plus difficiles, et il faut au moins savoir gré à
l'administration d'avoir entrepris une statistique devant laquelle ont
reculé d'autres pays. On améliorera le système en le simplifiant, on
perfectionnera les procédés, on parviendra peut-être à dissiper les
préjugés et les craintes des agriculteurs, de manière à obtenir des
déclarations plus exactes. Tout cela sera l'œuvre du temps et de la
patience des statisticiens, qu'il vaut mieux ne point décourager par'
une critique trop acerbe, à la condition pourtant qu'ils demeureront
modestes et ne se retrancheront pas derrière le rempart de l'infail-
libilité officielle. Au surplus, malgré les erreurs inévitables qui se
rencontrent dans les publications les plus récentes, on peut em-
prunter sans trop de défiance aux documens administratifs, contrô-
lés par des recherches individuelles, un certain nombre de faits qui
(1) Voyez les Stathtiques agricoles de tu France, par M. L. Vil!crmé, Revue du
15 mars 18C0.
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LA STATISTIQOE EN FRANGE. 70
expriment assez fidèlement la situation de TagricuTture française et
permettent de mesurer les progrès qui ont été accomplis.
Tout a été dit sur la constitution de la propriété foncière. Con-
trairement aux faits observés en Angleterre et dans les pays où sub-
sistent les vestiges de l'organisation féodale, la grande propriété est
réduite en France à une faible proportion : elle représente à peine
le huitième de l'étendue occupée par la culture. C'est la propriété
moyenne et petite qui domine, et le morcellement du sol poursuit
son cours. On peut en juger par l'augmentation, très exactement
constatée, du nombre des cotes foncières. En 1815, on comptait dix
millions de cotes, en 1850 douze millions ; le chiffre actuel appro-
che de treize millions. De bons esprits se sont alarmés de cette pro-
gression toujours croissante, qui exercerait, suivant eux, la plus fâ-
cheuse influence sur la culture et enlèverait à la production française
les avantages attachés an système des grandes exploitations. On en
est même venu à hasarder quelques critiques, timides d'abord, puis
plus accentuées, contre la loi des successions, dont l'effet certain est
de multiplier les morcellemens. Amenée sur ce terrain, la discus-
sion risque d'être éternelle. Le régime des successions, tel qu'il a
été établi par le code civil, repose sur des principes qui ne ^e lais-
seraient pas facilement ébranler, et qui seraient défendus au besoin
par les forces les plus vives de la démocratie, de la société française.
Toutes les objections, si savamment opposées, dans l'intérêt spécial
de l'agriculture, à l'égal partage des biens, se briseront contre l'in-
vincible résistance de nos sentimens et de nos mœurs. Si le morcel-
lement excessif est un mal, ce n'est pas dans une réforme de législa-
tion équivalente à une révolution sociale qu'il faut chercher l'unique
remède. Du reste, la petite propriété ne manquerait pas d'argu-
mens pour répondre aux reproches d'impuissance qui lui sont adres-
sés. Elle pourrait alléguer que, sous l'empire de la loi qui nous ré-
git, la valeur vénale du sol s'est accrue de plus du double de 1821
à 1851, comme cela résulte des recensemens effectuési par l'ad-
ministration à ces deux époques, et que le revenu net cadastral a
présenté, entre les mêmes périodes, une augmentation des deux
tiers. Après avoir cité ces chiffres, le rapport sur le projet de code
rural récemment élaboré par le sénat ajoute : « Il a été reconnu que
la valeur de la grande propriété s'est à peine accrue d'un tiers ou
d'un quart dans cet intervalle de trente ans, tandis que les terrains
d'une qualité inférieure, morcelés et acquis presque exclusivement
par les cultivateurs, ont quadruplé et même quintuplé de prix. » La
question, même au point de vue particulier de l'agriculture, n'est
donc point décidée contre la petite propriété, comme l'affirment les
partisans de l'opinion contraire en invoquant Texemple du système
anglais. M. Block, après avoir recueilli avec soin tous les documens
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80 RETUE DES DEUX MONDES.
qui peuvent éclairer ce difficile problème, s* est sagement abstena
de prendre parti pour Tune ou Vautre thèse. En présence des faits
qu'il a constatés, non-seulement en France, mais encore dans les
principaux pays d'Europe, il s'est, cru autorisé à conclure contre
toute opinion absolue en pareille matière. La moyenne et la petite
propriété ont, comme la grande propriété, leur raison d'être et
leurs avantages. Ce qui importe, c'est de trouver et de maintenir le
juste équilibre entre ces trois sortes de biens ruraux; c'est de pro-
pager les bons procédés de culture, d'améliorer les instrumens de
travail et de faciliter la circulation des capitaux dans les couches
démocratiques de la petite propriété. Les discussions de doctrines
ne seraient ici d'aucun secours, et le temps que l'on emploierait en-
core à faire le procès au code civil ne serait que du temps perdu.
Ne sait-on pas quô le progrès agricole d'un pays ne doit pas se
mesurer au nombre d'hectares mis en culture, ni à la dimension des
propriétés? Tout dépend du parti que l'on tire de la même étendue
de sol, du rendement de l'hectare en récoltes et en bétail. A cet
égard, les chiffres que nous avons sous les yeux renferment de pré-
cieux élémens d'appréciation. Arrêtons-nous seulement aux statis-
tiques qui concernent la production du froment et les bestiaux : ces
deux exemples suffiront pour attester qu'après tout le présent et l'a-
venir de l'agriculture française sont moins sombres que ne le pré-
tendent les adversaires systématiques de la loi sur les successions.
En 1815, on comptait A millions 1/2 d'hectares ensemencés en
froment, et la production était de 39 millions d'hectolitres. Par une
progression très régulière, le nombre des hectares avait atteint en
1858 plus de 6 millions 1/2; la production était de 110 millions d'hec-
tolitres. Deux conséquences très-essentielles ressortent de ces chif-
fres : en premier lieu, le rendement moyen par hectare a presque
doublé de 1815 à 1858; il n'était que de 8 hectolitres 1/2 en 1815,
il s'est élevé pour 1858 à 16 hectolitres 1/2. Certes nous sommes
encore loin d'atteindre, quant à la moyenne, le rendement anglais;
mais le progrès n'en est pas moins certain, considérable, surtout si
l'on tient compte des crises politiques que le pays a traversées et
de l'influence d'une législation économique dont les bonnes inten-
tions n'ont pas été moins préjudiciables pour l'agriculture que pour
l'industrie. En second lieu, le chiffre total de la production en fro-
ment s'est accru dans une proportion plus forte que le chiffre de la
population ; la consommation individuelle a donc augmenté, c'est-
à-dire que la nourriture saine et substantielle que procure le pain
de froment remplace de plus en plus l'alimentation grossière à la-
quelle était condamné le peuple des campagnes. Les résultats de la
statistique se trouvent ici d'accord avec les observations générales
que chacun peut faire dans les différentes régions du territoire. Lors
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LA STATISTIQUE EN FRANCE. 81
môme que Ton éprouverait quelque défiance à Fendroit de ces chif-
fres, qui évidemment ne sauraient prétendre à une exactitude ab-
solue, on serait forcé de reconnaître que la physionomie agricole de
la France est bien différente de celle qu'a décrite Arthur Young à la
fin du dernier siècle, et il n'est pas besoin de remonter au-delà
d'une vingtaine d'années pour remarquer le contraste favorable que
présente, sous le rapport du bien-être, la population de nos cam-
pagnes, si on la compare avec la génération qui l'a précédée.
Quant au prix de revient de l'hectolitre de froment, c'est la pierre
philosophale de la statistique agricole. En analysant les témoignages
qui ont été entendus lors de l'enquête ouverte en 1859 sur la légis-
lation des céréales, M. Block arrive à déterminer un prix moyen de
17 fr. 50 cent.; mais, il se hâte de le déclarer lui-même, cette éva-
luation ne repose point sur des calculs suffisamment rigoureux, et ce
n'est point ici le cas d'employer le procédé des moyennes, si cher
aux statisticiens. L'agriculteur qui ne peut abaisser au-dessous de
20 fr. son prix de revient sera médiocrement consolé d'apprendre
que dans une région plus favorisée ses confrères sont en mesure de
produire le blé à des conditions moins coûteuses, et il ne concevrait
pas que l'on adoptât comme base de discussion dans l'étude d'un
impôt le prix moyen qui pour lui serait tout à fait ruineux. La sta-
tistique est moins trompeuse lorsqu'elle relève les prix de vente qui
sont officiellement constatés en vue de l'application des droits de
douane. Si Ton retranche des calculs la période décennale 1810-19,
qui a été presque entièrement remplie par de mauvaises récoltes et
pendant laquelle le prix dé vente a atteint en moyenne près de 25 fr.
par hectolitre, on observe que depuis le commencement de ce siècle
la valeur vénale du froment s'est accrue peu à peu par une progres-
sion constante, de telle sorte que, de 20 fr. 34 cent, pour la période
1800-1809, le prix s'est élevé à 22 fr. 27 cent, pour la période
1850-1858. La hausse incontestable du prix de vente n'est que
l'expression d'une hausse à peu près égale du prix de revient. Le
même fait s'est révélé pour les différentes branches de la produc-
tion; le renchérissement a été général. Le prix de la terre s'est
élevé ainsi que le taux de la main-d'œuvre, et c'est ici que l'étude
de la statistique agricole se rattache par un lien étroit à la statis-
tique de la population. Le développement de l'industrie manufac-
turière, la hausse du salaire dans les villes, l'émigration des ha-
bitans des campagnes, tous ces faits ont réagi sur la main-d'œuvre
agricole en rendant celle-ci plus rare et plus coûteuse. Nous avons
dit comment on peut essayer de combattre ou plutôt d'enrayer ce
mouvement de hausse en améliorant les procédés de production;
quoi que l'on fasse, on se retrouvera toujours en présence d'un
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
prix de revient et par conséquent d'un prix de vente de plus en
plus élevés, ainsi que le démontrent pour le passé et l'annoncent
pour Tavenir les enseignemens de la statistique. Tant que cette
hausse demeurera en rapport avec la dépréciation que subit d'autre
part la valeur monétaire, elle sera naturelle, légitime, et on n'aura
point à s'en préoccuper.
Ce qui est fatal pour l'agriculture de même que pour le consom-
mateur, c'est l'extrême m*obilité des prix de vente. Si ces variations
ne devaient être attribuées qu'à l'inconstance des récoltes, il n'y
aurait rien à dire, et nous en serions réduits à nous courber avec
résignation sous les décrets de la Providence; mais indépendamment
de cette cause supérieure, contre laquelle se débattrait en vain le
travail de l'homme, n'y a-t-il point des causes secondaires qui dé-
pendent de nous-mêmes, qui sont du domaine de la législation et
des rëglemens , et dont il nous serait dès lors possible de conjurer
les fâcheux effets? Est-il bien sûr par exemple que le régime de
l'échelle mobile, qui a été précisément institué pour combattre al-
ternativement la baisse et la hausse du prix des grains, c'est-à-dire
pour régulariser autant que possible le taux des subsistances, est-il
bien sûr que ce régime ait atténué au moindre degré les crises d'a-
vilissement et de cherté contre lesquelles il a été établi? Les statis-
tiques de l'importation et de l'exportation des grains sont là pour
attester l'inanité de ce prétendu remède. Dans les années de récolte
surabondante et avec les prix les plus bas, l'exportation s'est sou-
vent réduite aux chiffres les plus modestes : dans les périodes de
disette, l'importation des céréales de Fétranger s'est rarement éle-
vée aux chiffres qui représentent aujourd'hui, en temps normal,
l'introduction des blés en Angleterre, où l'échelle mobile a été rem-
placée par un régime de liberté presque complète. Il est même per-
mis de dire que notre loi de douane en matière de céréales a pour
effet de précipiter, suivant les cas, la hausse ou la baisse des prix,
soit parce qu'elle saisit le marché à l'improviste, soit parce qu'elle
crée la panique et tire en quelque sorte le canon d'alarme. Que l'on
décrète la suspension de l'échelle mobile : le décret équivaut à une
proclamation de disette, et les prix que l'on veut contenir s'élèvent
immédiatement et bien au-delà des limites naturelles; si au contraire
on lève à la sortie toutes les barrières, aussitôt l'agriculteur s'imagine
que la mesure de l'approvisionnement est dépassée dans d'énormes
proportions, et les prix que l'on veut soutenir tombent au plus bas.
Du reste, le procès de l'échelle mobile a été récemment et solennel-
lement instruit au conseil d'état; tout porte à croire que cette in-
stitution aurait été déjà condamnée, si les habiles défenseurs de
l'échelle mobile n'avaient, en désespoir de cause, plaidé les cir-
constances politiques et sollicité l'ajournement de l'arrêt, en s'at-
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LÀ STATISTIQUE EN FRANCE. 83
tendrissant sur l'ignorance des campagnes, où Ton vote si bien, et
sur les préjugés des agriculteurs, qui ne pourraient, dit-on, s'habi-
tuer à un autre régime. Le gouvernement, qui, par le traité conclu
avec l'Angleterre, vient de procéder avec tant de hardiesse à la ré-
forme des tarifs applicables à l'industrie, ne tardera sans doute pas à
reprendre la question du tarif des céréales; il aura plus de confiance
dans le bon sens des agriculteurs, et ceux-ci comprendront que, s'il
est impossible de leur garantir de bonnes récoltes et des prix régu-
liers, l'expédient le plus simple et le plus eflScace pour prévenir ou
atténuer les crises consiste précisément dans la liberté du com-
merce, qui agrandit le marché, diminue, en les partageant, lespé-
rils de la hausse et de la baisse, et amortit les secousses par la so-
lidarité qu'elle crée entre les approvisionnemens de tous les pays.
L'expérience aura bient6t confirmé les indications que contiennent
sur ce point les relevés statistiques.
Nous arrivons à la question du bétail, et pour ne pas compliquer
outre mesure ce rapide examen, je ne m'occuperai que de la race
bovine. On conviendra qu'il est assez difficile de savoir combien il
existe en France de têtes de bétail. De quelle manière s'effectue le
recensement, et quelle confiance peut-il inspirer? Le paysan se
livrera, lui, sa femme et ses enfans, au carnet du recenseur; mais
bien souvent il s'abstiendra d'associer son étable à cette formalité
administrative. On a rencontré cet instinct de répugnance partout
où l'on a voulu se rendre compte de l'existence du bétail. Le gou-
vernement anglais, qui depuis quelques années essaie d'organiser
une statistique agricole et qui a déjà expérimenté divers systèmes,
s'est convaincu de la dissimulation profonde qui règne dans les cam-
pagnes, lorsqu'il s'agit de dénombrer le bétail. Le cultivateur ne
voit dans cette enqpiête qu'une arrière-pensée d'impôt. L'administra-
tion française a-t-elle été plus heureuse? Il faudrait le croire, puis-
qu'elle donne des chiffres, reproduits dans l'ouvrage de M. Block,
pour les années 1812, 1829, 1839 et 1852. Lors du recensement
opéré en 1852, elle a trouvé 12,159,807 animaux de race bovine,
nombre presque double de celui qui avait été constaté par le recen-
sement de 1812. Ce total est merveilleux de précision; les statisti-
ciens exacts ne se contentent pas des somnies rondes et ne nous font
point grâce des unités. L'avouerai -je cependant? une telle préci-
sion m'effraie, sans qu'il me prenne envie de contester formellement
les chiffres, car il me faudrait administrer la preuve qu'ils sont ou
trop faibles ou exagérés, et mon embarras serait grand. Heureuse-
ment il n'est pas nécessaire de consulter les chiffres du dénombre-
ment officiel pour établir les progrès réalisés dans la production du
gros bétail. 11 existe d'autres moyens d'appréciation. Ainsi, comme
le fait remarquer M. Block , il est notoire que depuis vingt ans
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8& RETUE DES DEUX MONDES.
les prairies naturelles et artificielles ont pris un grand développe-
ment. En outre le poids moyen des bestiaux présentés sur les mar-
chés a évidemment augmenté ^ grâce au perfectionnement des mé-
thodes d'élevage. Enfin la consommation de la viande de boucherie,
dans les campagnes comme dans les villes, s'est sensiblement ac-
crue. La consommation des campagnes ne peut être évaluée d'une
manière rigoureuse, mais il suffit de jeter les regards autour de soi
pour observer le fait, que constatent d'ailleurs toutes les statistiques
locales. Quant à la consommation dans les villes, elle peut être
indiquée assez exactement, car ici les chiffres de la statistique re-
posent sur la perception des droits d'octroi. Or, dans les villes de
10,000 âmes et au-dessus, la quantité de viande consommée s'est
accrue, depuis vingt ans, de 5 kilogrammes environ par individu. A
Paris, l'augmentation a été beaucoup plus forte; elle représente,
pour la viande de boucherie, 1& kilogrammes, tandis qu'elle a été
peu importante pour la viande de porc. En résumé, de 61 kilo-
grammes et demi par tête pour la période 1831 à 18&0, la consom-
mation dans la capitale s'est élevée à 76 kilogrammes en 1858. Il est
donc incontestable que la production du bétail s'est développée,
qu'elle s'est améliorée, que sous le double rapport de la quantité et
de la qualité l'agriculture française a réalisé des progrès sérieux, pro-
voqués par les demandes toujours croissantes de la consommation.
Cette production n'est pas au niveau des besoins; depuis le com-
mencement du siècle, le prix de la viande a éprouvé une hausse
considérable, qui excède la proportion du renchérissement général
résultant de l'élévation du prix de revient et de la dépréciation mo-
nétaire. On peut en juger par la statistique du prix moyen annuel
de la viande sur pied aux marchés de Sceaux et de Poissy : en 1810,
le kilogramme de bœuf valait 97 centimes ; en 1855 , il a valu
1 fr. 81 cent. Cependant il y a eu , d'une période à l'autre , une vé-
ritable révolution dans les moyens de transport, et l'approvision-
nement de la capitale par les routes, puis par les chemins de fer,
est devenu de plus en plus facile. Certes ce mouvement continu de
hausse, qui s'est manifesté à peu près également sur tous les points
du territoire, est préjudiciable pour le consommateur; mais si l'on
ne considère que l'intérêt du producteur, il promet à l'agriculture
une source abondante de bénéfices, puisque la demande est et sera
longtemps encore supérieure à l'offre, et que par conséquent le
prix de vente du bétail sera largement rémunérateur. Combien donc
étaient puériles les craintes exprimées en 1853, lorsque, par un
décret provisoire rendu en pleine disette , le gouvernement eut
l'idée de porter la main sur le tarif des bestiaux étrangers et de
substituer le droit de 3 francs par tête à la taxe de 50 francs, qui
datait de 1822 ! Ne disait-on pas que l'agriculture allait périr sous
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LA STATISTIQUE BN FEAKGE. 85
le coup de cette innocente réforme! Le bétail étranger devait en-
vahir le sol national , nos prairies et nos étables deviendraient dé-
sertes ; c'en était fait de cette grande et belle industrie de l'agri-
culture, à laquelle une fatale application du libre-échange préparait
une concurrence mortelle! Qu'y avait-il de vrai dans toutes ces dé-
clamations des Cassandres agricoles? La statistique nous l'apprend.
Pendant la période 1827-1836, l'importation s^nuelle des bêtes à
cornes avait été en moyenne de A3,000 têtes, et l'exportation de
10,000 : en 1858, l'importation a atteint 100,000 têtes, et l'expor-
tation 35,000. Si l'importation a plus que doublé, l'exportation a
plus que triplé au profit de l'agriculture, qui a trouvé sur les mar-
chés voisins le placement plus facile de ses produits. L'invasion si
«redoutée des bœufs de l'Allemagne n'a point modéré la hausse des
prix , tant les besoins de la consommation étaient impérieux, et la
<X)nséquence la plus certaine du décret de 1853 , décret qui bien-
tôt sans doute sera remplacé par une loi consacrant la franchise
complète, a été de déterminer dans les contrées limitrophes le ren-
chérissement du bétail. Il en sera toujours amsi pour tous les pro-
duits, lorsque l'on ouvrira à l'étranger le vaste marché de la France.
L'accroissement du nombre des consommateurs, c'est-à-dire l'aug-
mentation de la demande, provoquera la hausse : c'est un fait que
l'économie politique enseigne, que la statistique démontre de la
façon là plus évidente , et qui doit calmer les appréhensions que
provoquent encore les réformes de douane. La baisse des prix ne
suit pas inunédiatement une réduction de tarif; l'industrie nationale
a devant elle le temps nécessaire pour s'organiser, pour s'armer
contre la concurrence étrangère, et les réformes douanières ne pro-
duisent leur plein effet à l'avantage du consommateur qu'au moment
où la baisse est sans péril pour l'agriculteur et pour le fabricant.
Tout se tient et s'enchaîne dans l'examen des problèmes économi- ^
ques. On voit la population s'agglomérer de plus en plus et se pres-
ser dans les villes, les produits augmenter de prix malgré leur plus
grande abondance, parce que la consommation urbaine, favorisée par
le taux élevé des salaires, est plus exigeante que ne l'est la consom-
mation rurale, enfin la valeur des choses et des services attemdre
des cours qui semblent en contradiction avec le perfectionnement
des moyens et instrumens de travail. Si nous portons nos regards
au-delà de nos frontières, nous observons les mêmes faits se repro-
duisant avec plus ou moins d'intensité, de telle sorte qu'il doit exis-
ter une cause générale pour ces résultats, dont le caractère universel
a éveillé l'attention des gouvememens et de la science. Cette cause,
nous croyons qu'on la trouverait surtout dans le développement ex-
traordmau^ de la grande industrie. C'est l'industrie qui peuple les
villes, c'est elle qui règle le taux des salaires, et qui, tout en multi-
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r
t
\
86 BETUE DES DEUX MONDES.
pliant les machines, donne tant de prix au travail de Thomnie. Nous
assistons à une véritable révolution économique, qui marque d'un
signe particulier l'histoire du xix* siècle, et dont notre génération a pu
observer les phases, déjà si rapides et si merveilleuses, aux exposi-
tions de 1851 et 1855. Comment dénombrer, compter, classer ces
quantités infinies de produits de toute nature que l'industrie fabrique
aujourd'hui avec une incroyable activité? Comment leur appliquer
les procédés de la statistique et les soumettre à la rigoureuse loi des
chiffres? La tâche est plus que difficile, et cependant on l'a brave-
ment tentée : la statistique industrielle n'a rien à envier à la statis-
tique agricole ; elle a été l'objet de nombreuses études dont il serait
injuste de ne pas reconnaître le mérite. Nous citerons en première
ligne la statistique des mines et celle des chemins de fer, qui contien-
nent des informations très détaillées et généralement exactes sur la
situation de deux industries dont les destinées intéressent par tant de
points la prospérité publique. On trouve encore de précieux rensei-
gnemens dans les enquêtes qui, à diverses époques, ont été ouvertes
par le gouvernement sur plusieurs branches d'industrie, ainsi que
dans les rapports publiés à la suite des expositions. Il faut également
tenir grand compte des statistiques entreprises sous la direction des
municipalités et des chambres de commerce, et ne pas oublier les tra-
vaux consciencieux, mais trop ignorés, auxquels se livrent quelques
bénédictins de province en l'honneur de leur ville natale. Toutefois
ces recherches, s'appliquant à une branche particulière d'industrie
ou ne comprenant que d'étroits espaces, sont tout à fait insuffisantes
pour donner une idée, môme approximative, du chiflre qui repré-
sente sur toute la surface du territoire l'ensemble du mouvement
industriel. L'administration, avec les ressources dont elle dispose,
réussira un jour à compléter, en l'améliorant, ce grand travail
qu'elle a essayé à plusieurs reprises, sans trop de succès jusqu'ici.
Les chiffres de la statistique officielle de l'industrie, publiée en 1852
par le ministère du commerce, ont été souvent, et avec raison,
contestés, sans que ces critiques, parfois trop vives, doivent dé-
courager de nouveaux efforts. La tâche est si malaisée que les sta-
tisticiens officiels doivent prévoir bien des contradictions lorsqu'ils
endossent la responsabUité des renseignemens qui leur arrivent,
imparfaitement contrôlés, de tous les points de la France.
Dans le chapitre qu'il a consacré à la statistique de l'industrie,
M. Block cite un grand nombre de chiffres extraits des documens
administratifs ou empruntés aux écrits individuels qui méritent
quelqpie confiance; mais il ne se pas fait illusion sur l'exactitude des
évaluations qu'il place sous nos yeux, et il exprime plus d'une fois
des doutes et des critiques qui nous tiennent utilement en garde
contre les erreurs. Après beaucoup de recherches, il est arrivé à
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UL STATISTIQUE EN FRANCE. 87
nous donner un chiffre, celui de onze milliards, comme représentant
la valeur des produits industriels, et d'après lui ces onze milliards
se partageraient à peu près par moitié entre la grande et la petite
industrie.. Le chiflre fourni par Chaptal en 1812 n'atteignait pas*
deux milliards; mais il est évident que ce calcul était incomplet, et
on y a relevé de nombreuses omissions. La plus récente statistique
officielle, rédigée d'après des renseignemens qui furent recueillis
en 18A7, indique cinq milliards et demi. Depuis 18&7, l'industrie a
marché à pas de géant, et l'on peut affirmer hardiment que l'impor-
tance de ses produits a presque doublé. Quoi qu'il en soit, pour cette
portion de la statistique, nous sommes encore dans les brouillards;
l'esprit se trouble devant ces milliards que les statisticiens savent si
habilement grouper et faire manœuvrer en colonnes, et il vaut mieux,
en vérité, ne point nous attaquer à ces totaux formidables qui nous
écraseraient de leur poids. Essayons seulement, comme peur l'agri-
culture, de dégager et de mettre en relief quelques faits simples ,
faciles à constater, qui peuvent nous servir d'indices et de points
de repère pour apprécier le progrès de l'industrie. Par exemple,
le nombre des patentes a augmenté de plus de 26 pour 100 de-
puis 1847, ce qui atteste raccroi3sement très notable de la popu-
lation industiielle. Depuis la même époque, le nombre des bre-
vets d'invention sollicités annuellement a plus que doublé. Le
nombre et la force des machines à vapeur ont triplé ; la consomma-
tion de la houille, qui n'était que de 11 millions d'hectolitres en
1815, de 76 millions en 1847, a atteint 120 millions d'hectolitres
en 1858. En un mot, tous les faits qui peuvent être établis stric-
tement par des chiffres que garantit l'action vigilante ^et impi-
toyable du fisc démontrent qu'il y a eu, depuis quinze ans, dans
les mille branches du travail national, un accroissement dont les
proportions varient généralement du double au triple. Il est égale-
ment indubitable que la plus forte part de cet accroissement est due
au développement de la grande industrie, qui tend de plus en plus
à se substituer aux petits ateliers. Enfin l'on observe dans les pro-
duits manufacturés le phénomène que nous avons signalé pour les
produits agricoles relativement aux prix de revient et aux prix de
vente. Ces prix n'ont pas baissé autant qu'il aurait été permis de le
supposer d'après les perfectionnemens de la fabrication, secondée
par l'emploi des machines; il y a même eu hausse sur certains pro-
duits, car ici encore les besoins de la consommation sont en avant
dès ressources de la production.
Ainsi le bon marché nous échappe, sourd à nos vœux et à nos
hommages I Vainement l'économiste lui adresse-t-il, au nom de la
science, les plus ardentes invocations; en vain les gouvernemens
essaient-ils de sacrifier successivement sur ses autels les taxes fis-
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
cales, les tarifs de douane, les prohibitions, les restrictions, tout ce
qui peut l'effrayer et lui faire obstacle. Il est toujours bien loin de-
vant nous, ne s* arrêtant parfois que pour reprendre haleine, et se
remettant en course à mesure que nous nous précipitons pour le
saisir. Le libre-échange lui-même ne l'atteindra pas. Qu'ils se ras-
surent donc, ces industriels si prompts à s'effrayer des réformes
douanières, des traités de commerce, de toutes les mesures qui sem-
bleraient devoir, par la concurrence, amener l'avilissement des prix !
La statistique leur démontre que la réduction d'un tarif n'est point
nécessairement accompagnée d'une baisse dans la valeur des pro-
duits qui s'échangent sur un marché agrandi. Elle leur prouve en
même temps que dans tous les pays, et en France peut-être plus
qu'ailleurs, les mesures libérales qui ont accueilli la concurrence
étrangère ont le plus souvent été suivies d'une reérudeacence de
travail^ qui a trouvé dans l'accroissement de la consommation géné-
rale une rémunération lucrative et facile. La science elle-même peut
s'éclairer aux lumières que prodigue la statistique sur ces capri-
cieuses évolutions des prix; elle y apprendra surtout à définir mieux
qu'elle ne l'a fait jusqu'ici ce que, dans le langage vulgaire trop
aisément adopté par elle, on désigne par le nom de bon marché. Le
bon marché n'est pas ce qu'un vain peuple pense, une simple dimi-
nution du prix de vente évalué en monnaie : ainsi entendu, il ne pro-
cure à une société ni l'aisance ni la richesse; il n'est point démocra-
tique, bien qu'il soit si populaire. Non, le bon marché réside surtout
dans l'abondance du travail, qui amène naturellement l'abondance
et l'élévation du salaire. Qu'importe que le prix d'une denrée aug-
mente, si le prix du salaire avec lequel cette denrée se paie aug-
mente dans une égale proportion ? Et si la valeur des services, si le
salaire s'élève dans une proportion plus forte, alors se manifeste
effectivement le phénomène du bon marché, car la même somme de
travail correspond à une plus grande faculté de consommation. Il
ne faut donc pas que les gouvernemens s'obstinent à promettre le
bon marché tel que le comprennent les préjugés populaires : ils ne
tarderaient pas à perdre tout crédit. Qu'ils s'en tiennent à déve-
lopper le travail intérieur, à faciliter les échanges internationaux, à
ouvrir largement les sources de la production et les portes par où
les produits s'écoulent. La baisse des prix ne viendra pas; mais la
prospérité générale sera plus grande, et les peuples se console-
ront aisément de la payer plus cher.
La statistique du commercé de la France n'est pas moins incer-
taine que la statistique industrielle , si l'on s'attache à rechercher
des chiffres exacts. M. Block attribue au commerce intérieur une
valeur de 30 à àO milliards. Il calcule que les marchandises passent
en moyenne par trois intermédiaires, c'est-à-dire donnent lieu à
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LA STATISTIQUE EN FRANCE. 89
trois Opérations de commerce avant d'arriver au consommateur; la
production industrielle étant, suivant lui, de 11 milliards, le chiffre
de 30 à AO milliards pour le commerce serait assez plausible. Ce
n'est là qu' une appréciation générale ; mais les recherches de M. Block
ont obtenu sur différens points des résultats plus précis. Les publi-
cations administratives rendent compte des quantités de marchan-
dises qui circulent par les voies fluviales ou qui sont transportées
par cabotage entre les ports français; on possède également des in-
formations approximatives sur le commerce des villes au moyen des
registres de l'octroi. Quant à la statistique des chemins de fer, qui
jouent aujourd'hui un si grand rôle dans les opérations du com-
merce, elle fournit le chiffre des marchandises transportées à grande
et à petite vitesse; mais les compagnies n'ont pas adopté les mêmes
classifications : elles ne donnent pas toutes le détail des marchan-
dises, et il serait très désirable qu'elles fussent amenées à organiser
sous ce rapport un système uniforme de comptabilité. Sans nous
engager dans la sombre région des chifires, nous nous bornerons à
mentionner deux grands totaux qui expriment l'activité respective
des transports effectués par les voies fluviales et par les voies fer-
rées. Les premières ont transporté en 1857 52 millions de tonnes,
et les secondes 12 millions. On voit que les canaux conservent en-
core une grande supériorité sur les chemins de fer quant au chiffre
des transports. Le cabotage est plus sérieusement menacé : depuis
vingt ans, il demeure à peu près stationnaire; le chiffre annuel de
ses transports se balance entre 3 et A millions de tonnes. Le grand
cabotage, qui s'effectue d'une mer à l'autre, résiste .diflicilement à
la concurrence des voies ferrées, et il ne pourra se maintenir que
s'il appelle la vapeur à son aide en transformant ses navires.
Grâce aux renseignemens très complets que publie l'administra-
tion des douanes, on peut suivre chaque année le mouvement du
commerce extérieur de la France, et cette étude, que n'a point né-
gligée M. Block, offre en ce moment même un intérêt particulier. Le
traité conclu avec l'Angleterre a récemment appelé l'attention sur
l'état de notre commerce extérieur, sur la concurrence que l'indus-
trie nationale est appelée à soutenir, sur les avantages ou les périls
qui doivent résulter d'une large réforme de nos tarifs. La statis-
tique cette fois répond de la manière la plus précise à toutes les
questions qu'on lui adresse, et elle répond de manière à dissiper
bien des alarmes. Si on ne lui demande que des chiffres d'ensemble,
elle montre le commerce de la France s' élevant progressivement
de moins de 2 milliards en 1850 à plus de 3 milliards en 1858, et
l'exportation des produits fabriqué» figurant pour une forte part dans
cet accroissement. Si on l'interroge sur les détails, elle prouve que
les modérations de tarif essayées depuis vingt ans ont été tout à fait
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90 BEVUE DES DEUX MONDES.
inoffensives pour les branches d'industrie qui se croyaient frappées,
le travail national ayant au contraire doublé ses forces et augmenté
sa production. Enfin, si on la consulte sur les relations de la France
avec l'Angleterre , elle révèle un développement vraiment extraor-
dinaire de nos envois d'articles manufacturés à destination de ce
pays même , qui , au dire des alarmistes , doit nous battre infailli-
blement sur notre propre marché. Certes, s'il y a ici quelque cou-
pable, c'est la statistique, très claire et très concluante, qu'a pu-
bliée la douane, et dans laquelle les négociateurs du traité, comme
les rédacteurs du nouveau tarif, n'ont pas manqué de puiser leurs
meilleurs argumens. Il était notoire pour tout le monde que l'in-
dustrie française, si brillante et si fière d'elle-même aux expositions
de Londres et de Paris, avait fait de grands progrès : on était las et
humilié de cette législation douanière, bardée de prohibitions et de
taxes excessives, empreinte encore d'idées de guerre ou de préjugés
de caste : par instinct, par conviction, par respect pour de grands
principes trop longtemps sacrifiés à de vaines frayeurs, par respect
pour le principe môme de la protection commerciale, qui veut être
appliqué avec discernement et mesure , on désirait modifier enfin ce
vieux régime, apporter quelques tempéramens à l'inutile rigueur du
tarif et introduire en quelque sorte dans l'atmosphère alourdie quel-
ques courans d'air libre. Pourtant la réforme eût sans doute été moins
profonde et l'on eût marché d'un pas moins rapide vers la liberté des
échanges, qui est le but même et la récompense de la protection, si
la statistique douanière n'avait pas été là, avec ses chiffres impar-
tiaux et impassibles, avec ses irréfutables démonstrations : c'est elle
qui a dénoncé l'abus et fait la lumière, c'est elle encore qui, tra-
duisant dans son bref langage les destinées de notre commerce, jus-
tifiera bientôt le nouveau tarif.
Tels ëont les services que peut et doit rendre la statistique quand
elle est bien faite : elle éclaire les questions , elle prépare et motive
les plus graves mesures, elle vient en aide aux principes faussés ou
méconnus, et, sous la forme de chiffres, elle fournit aux hommes
d'état de vigoureuses armes. Il ne faut donc point la traiter avec
dédain, et si trop souvent elle est le point de mire de la critique,
c'est qu'elle ne nous sert qu'à la condition d'être toujours exacte,
consciencieuse, méthodique, car ses erreurs seraient aussi fatales
que ses vérités sont salutaires. La statistique se mêle à tout, elle
touche à tout; il n'est point, dans la vie sociale ou individuelle, uq
seul fait, un seul incident qu'elle ne prétende enregistrer dans ses
archives. Nous sommes donc très intéressés à ce qu'elle corrige ses
défauts et comble ses lacunes. Il importe que ce budget des choses
soit avant tout une vérité.
G. Lavôixée.
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CONQUÊTE
DE LA MER'
I. — LE HARPOn.
« Le marin qui arrive en vue du Groenland n'a, dit naïvement
John Ross, aucun plaisir à voir cette terre. » Je le crois bien. C'est
d'abord une côte de fer, d'aspect impitoyable, où le noir granit es-
carpé ne garde pas même la neige; partout ailleurs des glaces, point
de végétation. Cette terre désolée, qui nous cache le pôle, semble
un pays de mort et de famine.
Pendant le temps très court où l'eau n'est pas gelée, on pourrait
vivre encore; mais elle Test neuf mois sur douze. Tout ce temps-là,
que faire? et que manger? On ne peut guère chercher. La nuit dure
plusieurs mois, et parfois si profonde, que Kane, entouré de ses
chiens, ne les retrouvait qu'à leur souffle, à leur haleine humide.
Dans cette longue obscurité, sur cette terre désespérée, stérile,
vêtue d'impénétrables glaces, errent cependant deux solitaires qui
s'obstinent à vivre là, dans l'horreur d'un monde impossible. L'un
d'eux est l'ours pécheur, âpre rôdeur sous sa riche fourrure et dans
sa graisse épaisse, qui lui permet des intervalles de jeûne. L'autre,
figure bizarre, fait à distance l'effet d'un poisson dressé sur la queue,
poisson mal conformé et gauche, à longues nageoires pendantes : ce
(1) Ce brillant tableau des premiers progrès de la grande navigation fait partie d*un
nouvel ouvrage que M. Micbelet doit publier sous ce titre : la Mer, et qui continuera
dignement ses belles études d*bistoire naturelle.
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92 RETUE DES DEUX MONDES.
faux poisson, c'est Thomme. Ils se flairent et se cherchent, ils ont
faim l'un de l'autre. L'ours fuit parfois pourtant, décline le combat,
croyant l'autre encore plus féroce et plus cruellement affamé.
L'homme qui a faim est terrible. Armé d'une simple arête de pois-
son, il poursuit cette béte énorme; mais il aurait péri cent fois, s'il
n'avait eu à manger que ce redoutable compagnon. Il ne vécut que
par un crime. La terre ne donnant rien, il chercha vers la mer, et
comme elle était close, il ne trouva à tuer que son ami le phoque.
En lui, il trouvait concentrée la graisse de la mer, l'huile, sans la-
quelle il serait mort de froid encore plus que de faim.
Le rêve du Groenlandais, c'est, à sa mort, de passer dans la lune,
où il y aura du bois de chauffage, le feu, la lumière du foyer. L'huile
ici-bas tient lieu de tout cela. Bue à flots, elle le réchauffe : grand
contraste entre l'homme et les amphibies somnolens, qui, même en
ce climat, savent vivre sans grandes souffrances. L'œil doux du pho-
que l'indique assez. Nourrisson de la mer, il est toujours en rapport
avec elle. Il y reste des interstices où l'excellent nageur sait se pour-
vohr. Tout lourd qu'on le croirait, il monte adroitement sur un gla-
çon et se fait voiturer. Épaisse de mollusques, grasse d'atomes ani-
més, l'eau nourrit richement le poisson pour l'usage du phoque,
qui, bien repu, s'endort sur son rocher d'un lourd sommeil que rien
ne rompt.
La vie de l'homme est toute contraire. Il semble être là malgré
Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre. Sur les photographies que
nous avons de l'Esquimau, on lit sa destinée terrible dans la fixité
du regard, dans son œil dur et noir, sombre comme la nuit. Il sem-
ble pétrifié d'une vision, du spectacle habituel d'un infini lugubre.
Cette nature de terreur éternelle a couvert d'un masque d'airain sa
forte intelligence, rapide cependant et pleine d' expédions dans une
vie de dangers imprévus.
Qu'aurait-il fait? Sa famille avait faim et ses enfans criaient; sa
femme, enceinte, grelottait sur la neige. Le vent du pôle leur jetait
infatigablement ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui
piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et le sens. La mer
fermée, plus de poisson. Mais le phoque était là. Et que de poissons
dans un phoque, quelle richesse d'huUe accumulée! Il était là en-
dormi, sans défense. Môme éveillé, il ne fuit guère. Il se laisse ap-
procher, toucher. Il faut le battre, si on veut l'éloigner. Ceux qu'on
prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, ils vous suivent obsti-
nément. Une telle facilité dut troubler l'homme et le faire hésiter,
combattre la tentation. Enfin le froid vainquit, et il fit cet assassi-
nat. Dès lors il fut riche et vécul.
La chair nourrit ces affamés. L'huile, absorbée à flots, les ré-
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COMQUtTE DE LA MEB. 03
chauffa. Leà os servirent à mille usages domestiques. Des fibres on
fit.des cordes et des filets. La peau du phoque, coupée à la taille de
la femme, la couvrit frissonnante. Même habit pour les deux, sauf
la pointe un peu basse qu'elle allonge, plus un petit ruban de cuir
rouge qu'elle met galamment en bordure pour plaire et pour être
aimée. Mais ce qui fut bien plus utile, c'est qu'industrieusement, de
peaux cousues, ils firent la machine légère, forte pourtant, où cet
homme intrépide ose monter, et qu'il nomme une barque : misérable
petit véhicule long, mince, et qui ne pèse rien. 11 est très strictement
fermé, sauf un trou où le rameur se met, serrant la peau à sa cein-
ture. On gagerait toujours que cela va chavirer... Mais point. Il
file comme une flèche sur le dos de la vague, disparaît, reparaît,
dans les remous durs, saccadés, que font les glaces autour, entre les
montagnes flottantes.
Homme et canot, c'est un. Le tout est un poisson artificiel; mais
qu'il est inférieur au vrai ! Il n'a pas l'appareil, la vessie natatoire
qui soutient l'autre, le fait à volonté lourd ou léger. Il n'a pas
l'huile qui, plus légère que l'eau, veut toujours surnager et remon-
ter à la surface. Il n'a pas surtout ce qui fait, chez le vrai poisson,
la vigueur du mouvement, sa vive contraction de l'épine dorsale
pour frapper de forts coups de queue. Ce qu'il imite seulement, fai-
blement, ce sont les nageoires. Ses rames, qui ne sont pas serrées
au corps, mais mues au loin par un long bras, sont bien molles en
comparaison, et bien promptes à se fatiguer. Qui répare tout cela?
La terrible énergie de l'homme, et sous ce masque fixe, sa vive rai-
son, qui par éclairs décide, invente et trouve de minute en minute,
remédie sans cesse aux périls de cette peau flottante qui seule le
défend de la mort.
Très souvent on ne peut passer; on trouve une barre de glace.
Alors les rôles changent : la barque portait l'homme, et maintenant
il porte la barque, la prend sur son épaule, traverse la glace cra-
quante et se remet à flot plus loin. Parfois des monts flottans, ve-
nant à sa rencontre, n'offrent entre eux que d'étroits corridors qui
s'ouvrent, se ferment tout à coup. Il peut y disparaître, s'ensevelir
vivant. Il peut, de moment en moment, voir les deux murs bleuâ-
tres s' approchant peser sur sa barque, sur lui, d'une si épouvan-
table pression qu'il en soit aminci jusqu'à l'épaisseur d'un cheveu.
Un grand navire eut cette destinée. Il fut coupé en deux, les deux
moitiés écrasées, aplaties.
Ils assurent que leurs pères ont péché la baleine. Moins miséra-
bles alors, leur terre étant moins froide, ils s'ingéniaient mieux,
avaient du fer sans doute $ peut-être il leur venait de Norvège ou
d'Islande. Les baleines ont toujours surabondé aux mers du Groën-
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OA BEVUE DES DEUX MONDES.
land : grand objet de concupiscence pour ceux dont Thuile est le
premier besoin! Le poisson la donne par gouttes, le phoque par
flots, la baleine en montagne.
Ce fut un homme, celui qui le premier tenta un pareil coup, qui,
mal monté, mal armé, et la mer grondant sous ses pieds, dans les
ténèbres, dans les glaces, seul à seul, joignit le colosse; — celui
qui se fia tellement à sa force et à son courage, à la vigueur du bras,
à la raideur du coup, à la pesanteur du harpon; — celui qui crut
qu'il percerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse; —
celui qui crut qu à son réveil terrible, dans la tempête que le blessé
fait dese? sauts et de ses coups de queue, il n'allait pas Tengouffrer
avec lui. Comble d'audace! il ajoutait un câble à son harpon pour
poursuivre sa proie, bravait l'elTroyahle secousse, sans songer que
la bête pouvait descendre brusquement, s'enfuir en profondeur,
plonger la tète en bas.
Il y a un bien autre danger : c'est qu'au lieu de la baleine, on ne
trouve à sa place l'ennemi de la baleine, la terreur de la mer, le
cachalot, f 1 n'est pas grand, n'a guère que soixante ou quatre-vingts
pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou vingt-cinq. Dans
ce cas, malheur au pêcheur l c'est lui qui devient le poisson, il est
la proie du monstre. Celui-ci a quarante-huit dents énormes et
d'horribles mâchoires, à tout dévorer, homme et barque. 11 semble
ivre de sang; sa rage aveugle épouvante tous les cétacés, qui fuient
en mugissant, s'échouent même au rivage, se cachent dans le sable
ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n'osent approcher de son
cadavre. La plus sauvage espèce de cachalot est l'ourque ou le
physeter des anciens, tellement craint des Islandais qu'ils n'osaient
le nommer en mer de peur qu'il n'entendît et n'arrivât. Ils croyaient
au contraire qu'une espèce de baleine, la jubarte, les aimait, les
protégeait, et provoquait le monstre afin de les sauver.
Plusieurs disent que les premiers qui affrontèrent une si effrayante
aventure devaient être exaltés, excentriques et cerveaux brûlés. La
chose, selon eux, n'aurait pas commencé par les sages hommes du
Nord, mais par nos Basques, les héros du vertige. Marcheurs ter-
ribles, chasseui-s du Mont-Perdu et pêcheurs effrénés, ils couraient
en batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de Gascogne.
Ils y péchaient le thon; ils y virent jouer des baleines et se mirent
à courir après, comme ils s'acharnent après l'izard dans les fon-
drières, les abîmes, les plus affreux casse-cous. Cet énorme gibier,
énormément tentant pour sa grosseur, pour la chance et pour le
péril, ils le chassèrent à mort et n'importe où, quelque part qu'il
les conduisît. Sans s'en apercevoir, ils poussaient jusqu'au pôle. Là,
le pauvre colosse croyait en être quitte, et, ne supposant pas sans
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CONQUÊTE DE LA MER. 05
doute qu'on pût être si fou, il dormait tranquillement, quand nos
étourdis héroïques approchaient sans souffler. Serrant sa ceinture
rouge, le plus fort, le plus leste s'élançait de la barque, et sur ce
dos immense, sans souci de sa vie d'un han! enfonçait le harpon.
II. — D^CODVBRTB DES TDOIS OCEANS.
Qui a ouvert aux hommes la grande navigation? qui révéla la
mer, en marqua les zones et les voies? enfin qui découvrit le globe?
La baleine et le baleinier : tout cela bien avant Colomb et les fa-
meux chercheurs d'or qui eurent toute la gloire, retrouvant à grand
bruit ce qu'avaient trouvé les pêcheurs.
La traversée de l'Océan, que l'on célébra tant au xv« siècle, s'était
faite souvent par le passage étroit d'Islande en Groenland, et même
par le large, car les Basques allaient à Terre-Neuve. Le moindre
danger était la traversée pour des gens qui cherchaient au bout du
monde ce suprême danger, le duel avec la baleine. S'en aller dans
les mers du Nord, se prendre corps à corps avec la montagne vi-
vante, en pleine nuit, et on peut dire en plein naufrage, le pied sur
elle et le gouffre dessous, ceux qui faisaient cela étaient assez trem-
pés de cœur pour prendre en grande insouciance lesévéncmens or-
dinaires de la mer. Noble guerre, grande école de courage, cette
pêche n'était pas comme aujourd'hui un carnage facile qui se fait
prudemment de loin avec une machine : on frappait de sa main, on
risquait vie pour vie. On tuait peu de baleines, mais on gagnait in-
finiment en habileté maritime, en patience, eu sagacité, en intrépi-
dité. On rapportait moins d'huile et plus de gloire.
Chaque nation se montrait là dans son génie particulier. On la
reconnaissait à ses allures. Il y a cent formes de courage, et leurs
variétés graduées étaient comme une gamme héroïque : — au nord,
les Scandinaves, les races rousses (de Nor\ége en Flandie), leur
sanguine fureur; — au midi, l'élan basque et la folie lucide qui lés
guida si bien autour du monde; — au centre, la fermeté bretonne,
muette et patiente, mais à l'heure du danger d'une excentricité
sublime; — enfin la sagesse normande, armée de l'association et de
toute prévoyance, courage calculé, bravant tout, mais pour le suc-
cès. Telle était la beauté de l'homme dans cette manifestation sou-
veraine du courage humain.
On doit beaucoup à la baleine : sans elle, les pécheurs se seraient
tenus à la côte, car presque tout poisson est riverain ; c'est elle qui
les émancipa, et les mena partout. Ils allèrent, entraînés, au large,
et, de proche en proche, si loin, qu'en la suivant toujours ils se
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06 BEVUE DES DEUX MONDES.
trouvèrent avoir passé, à leur insu, d'un monde à Tautre. Il y avmt
moins de glace alors, et ils assurent avoir touché le pôle (à sept
lieues seulement de distance). Le Groenland ne les séduisit pas : ce
n'est pas la terre qu'ils cherchaient, mais la mer seulement et les
routes de la baleine. L'Océan est son gite, et elle s'y promène, en
large surtout. Chaque espèce habite de préférence une certaine la-
titude, une zone d'eau plus ou moins froide. Voilà ce qui traça les
grandes divisions de l'Atlantique.
La populace des baleines inférieures, qui ont une nageoire sur le
dos (baléinoptères), se trouve au plus chaud et au plus froid, sous
la ligne et aux mers polaires. Dans la grande région intermédiaire,
le cachalot féroce incline au sud, dévaste les eaux tièdes. Au con-
traire, la baleine franche les craint, ou les craignait plutôt, car elle
est si rare aujourd'hui ! Nourrie spécialement de mollusques et autres
vies élémentahres, elle les cherchait dans les eaux tempérées, un
peu au nord. Jamais on ne la trouvait dans le chaud courant du midi;
c'est ce qui fit remarquer le courant, et amena cette découverte es-
sentielle de la vraie voie d'Amérique en Europe. D'Europe en Amé-
rique, on est poussé par les vents alizés.
Si la baleine franche a horreur des eaux chaudes et ne peut pas-
ser l'équateur, elle ne peut tourner l'Amérique. Comment donc se
fait-il qu'une baleine blessée de notre côté dans l'Atlantique se re-
trouve parfois de l'autre, entre l'Amérique et l'Asie? C'est qu'un pas-
sage existe au nord : seconde découverte, vive lueur jetée sur la
forme du globe et la géographie des mers.
De proche en proche, la baleine nous a menés partout. Rare au-
jourd'hui, elle nous fait fouiller les deux pôles, du dernier coin du
Pacifique au détroit de Behring, et l'infmi des eaux antarctiques. Il
est même une région énorme qu'aucun vaisseau d'état ni de com-
merce ne traverse jamais, à quelques degrés au-delà des pointes
d'Amérique et d'Afrique. Nul n'y va que les baleiniers.
Si Ton avait voulu, on eût fait bien plus tôt les grandes décou-
vertes du xv*' siècle. Il fallait s'adresser aux rôdeurs de la mer, aux
Basques, aux Islandais ou Norvégiens, à nos Normands. Pour des
raisons diverses, on s'en défiait. Les Portugais ne voulaient em-
ployer que des hommes à eux, et de l'école qu'ils avaient formée.
Ils craignaient nos Normands, qu'ils chassaient et dépossédaient de
la côte d'Afrique. D'autre part, les rois de Castille tinrent toujours
pour suspects leurs sujets les Basques, qui, par leurs privilèges,
étaient comme une république, et de plus passaient pour des têtes
dangereuses, indomptables. C'est ce qui fit manquer à ces princes
plus d'une entreprise. Ne parlons que d'une seule, l'invincible Ar^
mada. Philippe II, qui avait deux vieux amiraux basques, la fitcom-
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CONQUÊTE DE LA MER. &7
mander par un Castillan. On agit contre leur avis : de là le grand
désastre.
Une maladie terrible avait éclaté au xy* siècle, la faim, la soif de
Tor, le besoin absolu de l'or. Peuples et rois, tous pleuraient pour
l'or. Il n*y avait plus aucun moyen d'équilibrer les dépenses et les
recettes. Fausse monnaie, cruels procès et guerres atroces, on em-
ployait toiït; mais point d'or. Les alchimistes en promettaient, et on
allait en faire dans peu; mais il fallait attendre. Le fisc, comme un
lion furieux de faim, mangeait des Juifs, mangeait des Maures, et
de cette riche nourriture il ne lui restait rien aux dents. Les peuples
étaient de même. Maigres et sucés jusqu'à l'os, ils demandaient,
imploraient un miracle qui ferait venir l'or du ciel.
On connaît le très beau conte de Sindbad dans les Mille et Une
NuitSy son début, d'histoire éternelle, qui se renouvelle toujours. Le
pauvre travailleur Hindbad, le dos chargé de bois, entend de la rue
les concerts, les galas qui se font au palais de Sindbad, le grand
voyageur enrichi. Il se compare, envie ; l'autre lui raconte tout ce
<ju'il a souffert pour conquérir de l'or. Hindbad est effrayé du récit.
L'effet total du conte est d'exagérer les périls, mais aussi les profits
de cette grande loterie des voyages, et de décourager le travail sé-
dentaire.
La légende qui, au xv® siècle, brouillait toutes les cervelles, c'é-
tait un réchauffé de la fable des Hespérides, un Eldorado, terre de
l'or, qu'on plaçait dans les Indes, et qu'on soupçonnait être le paradis
terrestre, subsistant toujours ici-bas. Il ne s'agissait que de le trou-
ver. On n'avait garde de le chercher au nord; voilà pourquoi on fit
si peu d'usage de la découverte de Terre-Neuve et du Groenland.
Au midi, au contraire, on avait déjà trouvé en Afrique de la poudre
d'or; cela encourageait. Les rêveurs et les érudits d'un siècle pé-
dantesque entassaient, commentaient les textes, et la découverte,
peu difficile d'elle-même, le devenait à force de lectures, de ré-
flexions, d'utopies chimériques. Cette terre de l'or était-elle, n'é-
tait-elle pas le paradis? Était-elle à nos antipodes, et avions-nous
des antipodes?... A ce mot, les docteurs, les robes noires, arrêtaient
les savans, leur rappelaient que là-dessus la doctrine de l'église
.était formelle, l'hérésie des antipodes ayant été expressément con-
damnée. Voilà une grave difficulté! On était arrêté court.
Pourquoi l'Amérique, déjà découverte, se trouva-t-elle encore si
difficile à découvrir? C'est qu'on désirait à la fois et qu'on craignait
de la trouver.
Le savant libraire italien Colomb était bien sûr de son affaire. U
avait été en Islande recueillir les traditions, et d'autre part les Bas-
ques lui disaient tout ce qu'ils savaient de Terre-Neuve. Un Gali-
TOMZ XXU. 7
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08 BEVUE DES DEUX MONDES.
cien y avait été jeté et y avait habité. Colomb prit pour associés des-
pilotes établis en Andalousie, les Pinzone, qu'on croit être identi-
ques aux Pinçon de Dieppe.
Ce dernier point est vraisemblable. Nos Normands et les Basques»
sujets de la Castille, étaient en intime rapport. Cfe -sont ceux-ci,
nommés Castillans, qui, sous le Normand Bétbencourt, firent la cé-
lèbre expédition des Canaries. Nos rois donnèrent dès privilèges aux
Castillans établis à Hônfleur et à Dieppe; les Dieppois avaient, de
leur côté, des comptoirs à Séville. Il n'est pas sûr qu'un Diep-
pois ait trouvé l'Amérique quatre ans avant Colomb, mais il est
presque sûr que ces Pinzone d'Andalousie étaient des armateurs
normands.
Ni Basques, ni Normands, n'auraient pu, en leur propre nom, se
faire autoriser par la Castille. Il fallut un Italien habile et éloquent,
un Génois obstiné, qui poursuivît quinze ans la chose, qui trouvât le
moment unique, saisît Toccasion, sût lever le scrupule. Le moment
fut celui où la ruine des Maures coûta si cher à la Castille, où l'on
criait de plus en plus : «De l'or! » Le n^oment fut celui où l'Es-
pagne victorieuse frémissait de sa guerre de croisade et d'inquisi-
tion. L'Italien saisit ce levier, fut plus dévot que les dévots; il agit
par l'église même : on fit scrupule à Isabelle de laisser tant de na-
tions païennes dans les ombres de la mort. On lui démontra claire-
ment que découvrir la terre de l'or, c'était se mettre à même d'ex-
terminer le Turc et reprendre Jérusalem.
On sait que, sur trois vaisseaux, les Pmçon en fournirent deux
et les menèrent eux-mêmes. Ils allèrent en avant. L'un d'eux, il est
vrai, se trompa; mais les autres, François Pinçon et son jeune frère
Yîncent, pilote du vaisseau la 7V//w, firent signe à Colomb qu'ils de-
vaient le suivre au sud-ouest (12 octobre 1492). Colomb, qui allait
droit à l'ouest, eût rencontré dans sa plus grande force le courant
chaud qui va des Antilles à l'Europe. Il n'aurait traversé ce mur
liquide qu'avec grande difficulté. Il eût péri ou navigué si lentement
que son équipage se fût révolté. Au contraire, les Pinçon; qui peut-
être avaient là-dessus des traditions, naviguèrent comme s'ils avaient
connaissance de ce courant; ils ne l'affrontèrent pas à sa sortie,
mais, déclinant au sud, ils passèrent sans peine, et abordèrent au
lieu même où les vents alizés poussent les eaux d'Afrique en Amé-
rique, aux parages d'Haïti. Ceci est constaté par le journal même de
Colomb^ qui franchement avoue que les Pinçon le dirigèrent.
Qui vit le premier l'Amérique? Un matelot des Pinçon, si l'on en
croit l'enquête royale de 1513.
Il semblait d'après tout cela qu'une forte part du gain et de la
gloire eût dû leur revenir. Ils plaidèrent j mais le roi jugea en faveur
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CONQUÊTE DE LA MER\ 99
de Colomb. Pourquoi? Parce que vraisemblablement les Pinçon
étaient des Normands, et que l'Espagne aima mieux reconnaître le
droit d'un Génois sans consistance et sans patrie que celui des Fran-
çais, de la grande nation rivale, des sujets de Louis XII et de Fran-
çois I"*, qui un jour auraient pu transférer ce di*oit à leurs maîtres.
IJn des Pinçon mourut de désespoir.
Au fait, qui avait levé le grand obstacle des répugnances reli-
gieuses, fait décider l'expédition avec tant d'éloquence, d'adresse
et de persévérance? Colomb, le seul Colomb. 11 était le vrai créateur
de l'entreprise, et il en fut aussi ^exécuteur très héroïque. Il mérite
la gloire qu'il garde dans la postérité.
Je crois pourtant, comme M. Jules de Blosseville (un noble cœur,
bon juge des grandes choses), je crois qu'il n'y eut réellement de dif-
ficile en ces découvertes que le tour du monde, l'entreprise de Magel-
lan et de son pilote, le Basque Sébastien del Cano. Le plus brillant,
le plus facile, avait été la traversée de l'Atlantique sous le souflle des
vents alizés, la rencontre de l'Amérique, dès longtemps découverte
au nord. Les Portugais firent une chose bien moins extraordinaire
-encore en mettant tout un siècle à découvrh* la côte occidentale de
l'Afrique. Nos Normands, en peu de temps, en avaient trouvé la
moitié. Malgré ce qu'on a dit de l'école de Lisbonne et de la louable
persévérance du prince Henri, qui la créa, le Vépitien Cadamosto
témoigne dans sa relation du peu d'habileté des pilotes portugais.
Dès qu'ils en eurent un vraiment hardi et de génie, Barthélémy
Diaz, qui doubla le Cap, ils le remplacèrent par Gama, un grand
seigneur de la maison du roi, homme de gueiTe surtout. Ils étaient
plus préoccupés de conquêtes à faire et de trésors à prendre que de
découvertes proprement dites. Gama fut admirable de courage,
mais il ne fut que trop fidèle aux ordres qu'il avait de ne souffrir
personne dans les mêmes mers. Un vaisseau de pèlerins de La Mec-
que, tout chargé de familles, qu'il égorgea sans pitié, exaspéra
les haines, augmenta dans tout l'Orient l'horreur du nom chrétien,
ferma de plus en plus l'Asie.
Est-il vrai que îlagellan ait vu le Pacifique marqué d'avance sur
un globe par l'Allemand Behaim? Non; ce globe qu'on a ne le
montre pas. Aurait-il vu chez son maître, le roi de Portugal, une
carte qui l'indiquait? On l'a dit, non prouvé. Il est bien plus pro-
bable que les aventuriers qui déjà, depuis une vingtaine d'années,
couraient le continent américain avaient vu , de leurs yeux vu le
Pacifique. Ce bruit qui circulait s'accordait à merveille avec l'idée
(que donnait le calcul) d'un tel contre-poids, nécessaire à l'hémi-
sphère que nous habitons et à l'équilibre du globe,
11 n'y a pas de vie plus terrible que celle de Magellan : com-
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100 BEVUE DES DEUX MONDES.
bats, navigations lointaines, fuites et procès, naufrs^es, assassi-
nat manqué, enfin la mort chez les barbares. Il se bat en Afrique,
il se bat dans les Indes; il se marie chez les Malais, si braves et si
féroces. Lui-même semble avoir été tel. Dans son long séjour en
Asie, il recueille toutes les lumières, prépare sa grande expédition,
sa tentative d'aller par T Amérique aux îles mêmes des épices, aux
Moluques. Les prenant à la source, on était sûr de les avoir à meil-
leur prix qu'en les tirant de l'occident de l'Inde. L'entreprise, dans
son idée originaire, fut ainsi toute commerciale. Un rabais sur le
poivre fut l'inspiration primitive du voyage le plus héroïque qu'on
ait fait sur cette planète.
L'esprit de cour, l'intrigue, dominaient tout alors en Portugal.
Magellan, maltraité, passa en Espagne, et magnifiquement Charles-
Quint lui donna cinq vaisseaux; mais il n'osa se fier tout à fait au
transfuge portugais, il lui imposa un associé castillan. Magellan par-
tit entre deux dangers, la malveillance castillane et la vengeance
portugaise, qui le cherchait pour l'assassiner. Il eut bientôt une ré-
volte sur sa flotte, et déploya un terrible héroïsme, indomptable et
barbare. Il mit aux fers l'associé, se fit seul chef. Il fit poignarder,
égorger, écorcher les récalcitrans. A travers tout cela, naufrage, et
des vaisseaux perdus! Personne ne voulait plus le suivre, quand on
vit l'effrayant aspect de la pointe de l'Amérique, la désolée Terre
de Feu et le funèbre cap Forward. Cette contrée arrachée du con-
tinent par de violentes convulsions, par la furieuse ébullition de
mille volcans, semble une tourmente de granit. Boursouflée, cre-
vassée par un refroidissement subit, elle fait horreur. Ce sont des
pics aigus, des clochers excentriques, d'affreuses et noires mamelles,
des dents atroces à trois pomtes, et toute cette masse de lave, de
basalte, de fontes de feu, est coiffée de neige lugubre.
Tous en avaient assez. Il dit : « Plus loin ! » Il chercha, il tourna,
il se démêla de cent lies, entra dans une mer sans bornes, ce jour-
là /^oct'/î^u^^ et qui en a gardé le nom. Il périt dans les Philippines,
quatre vaisseaux périrent: le seul qui resta, la Victoire j à la fin
n'eut plus que treize hommes; mais il avait son grand pilote, l'in-
trépide et l'indestructible, le Basque Sébastien, qui revint seul ainsi
(1521), ayant le premier des mortels fait le tour du monde.
Rien de plus grand. Le globe était sûr désormais de sa sphéri-
cité. Cette merveille physique de l'eau uniformément étendue sur
une boule où elle adhère sans s'écarter, ce miracle était démontré ;
le Pacifique enfin était connu, le grand et mystérieux laboratoire
où, loin de nos yeux, la nature travaille profondément la vie, nous
élabore des mondes, des continens nouveaux!... Révélation d'im-
mense portée, non matérielle seulement, mais morale, qui centu-
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CONQUÊTE DE LA MEB. 101
plâit l'audace de l'homme et le lançait dans un autre voyage, sur le
libre océan des sciences, dans l'effort (téméraire, fécond) de faire le
tour de l'infini I
III. — DéCOCVBRTE DES MERS POLAIRES.
Le plus tentant pour l'homme, c'est l'inutile et l'impossible. De
toutes les entreprises maritimes, celle où il a mis le plus de persé-
vérance, c'est la découverte d'un passage au nord de l'Amérique
pour aller tout droit d'Europe en Asie. Le plus simple bon sens eût
fait juger d'avance que, si ce passage existait, dans une latitude si
froide, dans la zone hérissée des glaces, il ne servirait point, que
personne n'y voudrait passer.
Notez que cette région n'a point la platitude des côtes sibériques,
où l'on glisse en traîneau; c'est une montagne de mille lieues, hor-
riblement accidentée, avec de profondes coupures, des mers qui
dégèlent un moment pour regeler, des corridors de glaces qui chan-
gent tous les ans, s'ouvrent et se referment sur vous. Il a été
trouvé, ce passage, par un homme qui, engagé très loin et ne pou-
vant plus reculer, s'est jeté en avant et a passé (1). On sait main- •
tenant ce que c'est. Voilà les imaginations calmées, et personne
n'en a plus envie.
Quand j'ai dit Y inutile, je l'ai dit pour le but qu'on s'était pro-
posé d'atteindre, une voie commerciale; mais, en suivant cette folie, .
on a trouvé maintes choses nullement folles , très-utiles pour la
science, pour la géographie, la météorologie, l'étude du magné-
tisme de la terre.
Que voulait-on dès l'origine? S'ouvrir un court chemin au pays
de l'or, aux Indes orientales. L'Angleterre et d'autres états, jaloux
de l'Espagne et du Portugal, comptaient les surprendre par là au
cœur de leur lointain empire, au sfinctuaire de la richesse. Au temps
d'Elisabeth; des chercheurs, ayant trouvé ou cru trouver quelques
parcelles d'or au Groenland, exploitèrent la vieille légende du
nord, le trésor caché sous le pôle y les masses d'or gardées par
les gnomes, et les têtes se prirent. Sur un espoir si raisonnable,
une grande flotte de seize vaisseaux fut envoyée, emmenant comme
volontaires les fils des plus nobles familles. On se disputa à qui
partirait pour cet Eldorado polaire. Ce qu'on trouva, ce fut la mort,
la faim, des murs de glaces. Cet échec n'y fit rien. Pendant plus de
trois siècles, avec une persévérance étonnante, les exploiteurs s'y
(1) Ea 1853. Voyez la Bévue du 15 novembre de la môme anné^
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102 BBYUE DES DEUX MONDES.
acharnent. C'est une succession de martyrs. Cabot, le premier, n'est
sauvé que par la révolte de son équipage, qui rempèche d'aller plus
loin. Brenz meurt de froid, et Willoughby de faim. Cortereal périt
corps et biens. Hùdson est jeté par les siens, sans vivres, sans
voiles, dans une chaloupe, et l'on ne sait ce qu'il devient. Behring,
en trouvant le détroit qui sépare l'Amérique de l'Asie, périt de
fatigue, de froid, de misère, dans une île déserte. De nos jours,
Franklin est perdu dans les glaces; on ne le retrouve que mort,
ayant, lui et les siens, subi la nécessité terrible d'en venir à la der-
nière ressource (de se manger les uns les autres) I
Tout ce qui peut décourager les hommes se trouve réuni dès l'en-
trée de ces navigations du nord. Bien avant le cercle polaire, un
froid brouillard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre de
givre. Les cordages se raidissent, les voiles s'immobilisent; le pont
est glissant de verglas , la manœuvre diiïïcile. Les écueils mouvans
qu'il faut craindre se distinguent à peine. Au haut du mât, dans sa
logette chargée de frimas, le veilleur (vraie stalactite vivante) si-
gnale de moment en moment l'approche d'un nouvel ennemi, ^*un
blanc fantôme gigantesque, qui souvent a deux cents, trois cents
pieds au-dessus de l'eau. Mais cette procession lugubre qui annonce
le monde des glaces, ce combat pour les éviter, donnent plutôt envie
d'aller plus loin. Il y a dans l'inconnu du pôle je ne sais quel attrait
d'horreur sublime, de souffrance héroïque. Ceux qui, sans tenter le
passage, ont seulement été au nord et contemplé le Spitzberg en
gardent l'esprit frappé. Cette masse de pics, de chaînes, de préci-
pices, qui porte à quatre mille cinq cents pieds son front de cris-
taux, est comme une apparition dans la sombre mer. Ses glaciers,
sur les neiges mates, se détachent en vives lueurs, vertes, bleues,
pourpres, en étmcelles, en pierreries, qui lui font un éblouissant
diadème.
Pendant la nuit de plusieurs mois, l'aurore boréale éclate à chaque
instant dans les splendeurs bizarres d'une illumination sinistre:
vastes et effrayans incendies qui remplissent tout l'horizon, érup-
tion de jets magnifiques; un fantastique Etna, inondant de lave illu-
soire la scène de l'éternel hiver!
Tout est prisme dans une atmosphère de particules glacées, où
l'air n'est que miroirs et petits cristaux : de là de surprenans mi-
rages. Nombre d'objets, vus à l'envers pour un moment, apparais-
sent la tête en bas. Les couches d'air qui produisent ces effets sont
en révolution constante : ce qui devient plus léger monte à son tour
et change tout. La moindre variation de température abaisse, élève,
incline le miroir; l'image se confond avec l'objet, puis s'en sépare,
se disperse; un% autre image redressée monte au-dessus, une troi-
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CONQUÊTE DE LA MEB/ 103
sième apparaît, pâle, aflaiblie, de nouveau renversée (1). C'est le
monde de l'illusion. Si vous aimez les songes, si, rêvant éveillé,
vous vous plaisez à suivre la mobile improvisation et le jeu des nua-
ges, allez au nord : tout cela se retrouve réel, et non moins fugitif,
dans la flotte des glaces mouvantes. Sur le chemin, elles donnent
ce spectacle. Elles singent toutes les architectures. Voici du grec
classique, des portiques et des colonnades. Des obélisques égyp-.
tiens apparaissent, des aiguilles qui pointent au ciel, appuj'ées d'ai-
guilles tombées. Puis voici des montagnes, Ossa sur Pélion, la cité
des géans, qui, régularisée, vous doime des murs cyclopéens, des
tables et dolmens druidiques. Dessous s'enfoncent des grottes som-
bres. Tout cela caduc; tout, aux frissons du vent, ondule et croule.
On n'y prend pas plaisu*, parce que rien ne s'assoit. A chaque in-
stant, dans ce monde à l'envers, la loi de pesanteur n'est rien: le
faible, le léger portent le fort; c'est, ce semble, un art insensé, un
gigantesque jeu d'enfant qui menace et peut écraser.
Il arrive parfois un incident terrible. A travers la grande flotte qui
lentement descend du nord, vient brusquement du sud un géant à
base profonde, qui, enfonçant de six, de sept cents pieds sous la
mer, est violemment poussé par les courans d'en bas. Il écarte ou
renverse tout; il aborde, il arrive à la plaine de glaces, mais il n'est
pas embarrassé. « La banquise, disait, en 1826, le navigateur Dun-
can, fut brisée en une minute sur un espace de plusieurs milles.
Elle craqua, tonna, comme cent pièces de canon ; ce fut comme un
tremblement de terre. La montagne. courut près de nous; tout fut
comblé, entre elle et nous, de blocs brisés. Nous périssions ; mais
elle passa, rapidement emportée au nord-est. »
C'est en 1818, après la guerre européenne, qu'on reprit cette
guerre contre la nature, la recherche du grand passage. Elle s'ou-
vrit par un grave et singulier événement. Le brave capitaine John
,Ross, envoyé avec deux vaisseaux dans la baie de Baffin, fut dupe
des fantasmagories de ce monde des songes. Il vit distinctement
une terre qui n'existait pas, soutint qu'on ne pouvait passer. Au
retour, on l'accable, on lui dit qu'il n'a pas osé; on lui refuse même
de prendre sa revanche et de rétablir son honneur. Un marchand de
liqueurs de Londres se piqua de faire plus que l'empire britannique;
il lui donna cinq cent mille francs, et Ross retourna, déterminé à
passer ou à mourir : ni l'un ni l'autre ne lui fut accordé; mais il
resta, je ne sais combien d'hivers, ignoré, oublié, dans les* solitudes.
Il ne fut ramené que par des baleiniers, qui, trouvant ce sauvage,
(i) Voyez d*excellens travaux de M. Laugel dans la Revue, 15 scpÉembre 1855 et 15 fé-
Trier 1856.
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lOA REnJE DES DEUX MONDES.
lui demandèrent si jadis il n'avait pas rencontré par hasard feu le
capitaine John Boss. Son lieutenant Parry, qui s'était cru sûr de
passer, fit quatre fois quatre efforts obstinés, tantôt par la baie de
Baffin et l'ouest, tantôt par le Spitzberg et le nord. Il fit des décou-
vertes, s'avança hardiment avec un traîneau-barque, qui tour à tour
flottait ou passait les glaçons ; mais ceux-ci, invariables dans leur
, route du sud, l'emportaient toujours en arrière. Il ne passa pas plus
que Ross.
En 1832, un courageux jeune homme, un Français, Jules de Blos-
seville, voulut que cette gloire appartînt à la France. Il y mit sa vie,
son argent; il paya pour périr. Il ne put même avoir un vaisseau de
son choix : on lui donna la Lilloise^ qui fit eau le jour même du dé-
part (1). Il la raccommoda à ses frais, pour quarante mille francs.
Dans ce hasardeux véhicule, il voulait attaquer le Groenland orien-
tal. Selon toute apparence, il n'y arriva même pas.
Les expéditions des Anglais étaient tout autrement préparées, —
avec grande prudence , grande dépense, — mais ne réussissaient
guère mieux. En 1845, l'infortuné Franklin se perdit dans les glaces.
Douze années durant, on le chercha. L'Angleterre y montra une ho-
norable obstination. Tous y aidèrent. Des Américains, des Français
y ont péri. Les pics, les caps de la région désolée, à côté du nom de
Franklin, gardent celui de notre Bellot et des autres, qui se dé-
vouèrent à sauver un Anglais. De son côté, John Ross avait offert de
diriger les nôtres dans la recherche de Blosseville, d'organiser l'ex-
pédition. Le sombre Groenland est paré de tels souvenirs, et le
désert n'est plus désert, lorsque l'on y retrouve ces noms qui y té-
moignent de la fraternité humaine.
Lady Franklin fut admirable de foi. Jamais elle ne voulut se croire
veuve. Elle sollicita incessamment de nouvelles expéditions. Elle
jura qu'il vivait encore, et elle le persuada si bien que, sept années
après qu'il fut perdu, on le nomma contre-amiral. Elle avait raison,
il vivait. En 1850, les Esquimaux le virent, disent-ils, avec une
soixantaine d'hommes. Bientôt ils ne furent plus que trente,- ne
purent plus marcher ni chasser. Il leui; fallut manger ceux qui mou-
raient. Si l'on eût écouté lady Franklin, on l'aurait retrouvé, car
elle disait (et le bon sens disait) qu'il fallait le chercher au sud ,
qu'un homme, dans cette situation désespérée, n'irait pas l'aggra-
ver en marchant vers le nord. L'amirauté, qui probablement s'in-
quiétait bien moins de Franklin que du fameux passage, poussait
toujours ses envoyés au nord. La pauvre femme désolée finit par
(1) On troayera dans la /?etnie de 1831, volume I, II, et de 1832, livraison du 15 jan-
vier, quelques travaux de M. J. de Blosseville.
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CONQUÊTE DE LA MER. 105
faire elle-même ce qu'on ne voulait pas faire. Elle arma à grands
frais un vaisseau pour le sud ; mais il était trop tard. On trouva les
os de Franklin.
Pendant ce temps, des voyages plus longs et néanmoins plus heu-
reux furent faits vers le pôle antarctique. Là, ce n'est pas ce mé-
lange de terre, de mer, de glaces et de dégels tempétueux qui font
rhorreur du Groenland. C'est une grande mer sans bornes, de lame
forte et violente : une immense glacière, bien plus étendue que la
nôtre; peu de terre; la plupart de celles qu'on a vues ou cru voir
laissent toujours ce doute, si leurs changeans rivages ne seraient
pas une simple ligne de glaces continues et accumulées. Tout varie
selon les hivers. Morel en 1820, Weddell en 1824, Balleny en 1839,
trouvèrent xme échancrure et pénétrèrent dans une mer libre que
plusieurs n'ont pu retrouver.
Le Français Kerguelen et l'Anglais James Ross ont eu des résul-
tats certains, prouvé des terres incontestables. Le premier, en 1771,
découvrit la grande ile de Kerguelen, que les Anglais appellent la
Désolation. Longue de deux cents lieues, elle a d'excellens ports, et
malgré le climat une assez riche vie animale de phoques, d'oiseaux,
qui peuvent approvisionner un vaisseau. Cette glorieuse découverte,
que Louis XVI à son avènement récompensa d'un grade, fut la perte
de Kerguelen. On lui forgea des crimes. La furieuse rivalité des
nobles officiers d'alors l'accabla. Ses jaloux servirent de témoins
contre lui. C'est d'un cachot de six pieds carrés qu*il data le récit
de sa découverte (1782). En 1838, la France, l'Angleterre et l'Amé-
rique firent toutes trois une expédition dans l'intérêt des sciences.
L'illustre Duperrey avait ouvert la voie des observations magné-
tiques. On eût voulu les continuer sous le pôle même. Les Anglais
chargèrent de cette étude une expédition confiée à James Ross,
neveu, élève et lieutenant de John Ross. Ce fut un armement mo-
dèle, où tout fut calculé, choisi, prévu. James revint sans avoir
perdu un seul homme ni eu même un malade.
L'Américain Wilkes et le Français Dumont d'Drville n'étaient nul-
lement armés ainsi. Les dangers et les maladies furent terribles pour
eux. Plus heureux, James Ross, tournant le cercle arctique, entra
dans les glaces et trouva une terre réelle. Il avoue avec une remar-
quable modestie qu'il dut ce succès uniquement au soin admirable
avec lequel on avait préparé ses vaisseaux. VÉrèbe et la Terreur y
de leurs fortes machines, de leur scie, de leur proue, de leur poi-
trail de fer, ouvrirent la ceinture de glaces, naviguèrent à travers
la croûte grinçante, et au-delà trouvèrent une mer libre, avec des
phoques, des oiseaux, des baleines. Un volcan de douze mille pieds,
aussi haut que l'Etna, jetait des flammes. — Nulle végétation, nul
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106 BEYUE DES DEUX MONDES.
abord; un granit escarpé où la neige né tient même pas. C'est la
terre, point de doute; l'Etna du pôle qu'on a nommé ÉrèbCy avec
sa colonne de feu, reste là pour le témoigner. — Donc un noyau
terrestre centralise la glace antarctique (18A1).
Pour revenir à notre pôle arctique, les mois d'avril et mai 1853
sont pour lui une grande date. En avril, on trouva le passage cher-
ché pendant trois cents ans. On dut la chose à un heureux coup de
désespoir. Le capitaine Maclure, entré par le détroit de Behring,
enfermé dans les glaces, affamé, au bout de deux ans ne pouvant
retourner, se hasarda à marcher en avant. Il ne fit que quarante
milles, et trouva dans la mer de l'est des vaisseaux anglais. Sa
hardiesse le sauva, et la grande découverte fut enfin consommée.
Au même moment, mai 1853, partit une expédition de New- York
pour l'extrême nord. Un jeune marin, Elischa KentKane, qui n'a-
vait pas trente ans, et qui avait déjà couru toute la terre, venait de
lancer une idée, hasardée, mais très-belle, qui piquait vivement
l'ambition américaine. De même que Wilkes avait promis de décou-
vrir un monde, Kane s'engageait à trouver une mer, une mer libre
sous le pôle. Tandis que les Anglais, dans leur routine, cherchaient
d'est en ouest, Kane allait monter droit au nord et prendre posses-
sion de ce bassin inexploré. Les imaginations furent saisies. Un ar-
mateur de New- York, M. Grinnell, donna généreusement deux vais-
seaux. Les sociétés savantes aidèrent, ainsi que tout le public. Les
dames, de leurs mains, travaillaient aux préparatifs avec un zèle
religieux. Les équipages choisis, formés de volontaires, jurèrent
trois choses : obéissance, abstinence de liqueurs et de tout langage
profane. Une première expédition, qui manqua, ne découragea pas
M. Grinnell ni le public américain. Une seconde fut organisée avec
le secours de certaines sociétés de Londres qui avaient en vue ou
la propagation biblique ou une dernière recherche de Franklin.
Peu de voyages sont plus intéressans. On s'explique à merveille
l'ascendant que le jeune Kane avait exercé. Chaque ligne est mar-
quée de sa force, de sa vivacité brillante, et d'un merveilleux en
avant! Il sait tout, il est sûr de tout. Ardent, mais d'esprit positif,
il ne mollira pas, on le sent, devant les obstacles. Il ira loin, aussi
loin qu'on peut aller. Le combat est curieux entre un tel caractère
et l'impitoyable lenteur de la nature du nord, remparée d'obstacles
invincîibles. A peine est-il parti qu'il est déjà pris par l'hiver, forcé
d'hiverner six mois sous les glaces; au printemps même, un froid
de 70 degrés! A l'approche du second hiver, au 28 août, il est aban-
donné; il ne lui reste que huit hommes sur dix-sept. Moins il a
d'hommes et de ressources, plus il est âpre et dur, voulant, dit-il,
se faire mieux respecter. Ses bons amis les Esquimaux, qui aident à
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CONQUÊTE DE LA MER. 107
le nourrir, et dont il est même forcé de prendre quelques petits ob-
jets, se sont accommodés chez lui de trois vases de cuivre. En retour,
il leur prend deux femmes : châtiment excessif, sauvage ! Entre huit
matelots qui lui sont restés à grand'peine , et dans un relâchement
forcé de la discipline, il n'était guère prudent d'amener là ces pau-
vres créatures. Elles étaient mariées, « Sivu, femme de Metek, et
Aningna, femme de Marsinga. » Elles restent cinq jours à pleurer.
Kane s'efforce d'en rire et de nous en faire rire. « Elles pleuraient,
dit-il, et chantaient des lamentations, mais ne perdaient pas l'ap-
pétit. » Les maris, les parens, arrivent avec les objets réclamés et
prennent tout en douceur, comme des hommes intelligens, qui n'ont
d'armes que des arêtes de poissons contre des revolvers. Ils souscri-
vent à tout, promettent amitié, alliance; mais quelques jours après
t ils ont fui, disparu, dans quels sentimens d'amitié..., on le devine.
Ils diront sur leur route aux peuplades errantes combien il faut fuir
l'homme blanc. Voilà comme on se ferme un monde !
La suite est bien lugubre. Si cruelles sont les misères, que les
uns meurent, les autres veulent retourner. Kane ne lâche pas prise :
il a promis une mer, il faut qu'il en trouve une. Complots, déser-
tions, trahisons, tout ajoute à l'horreur de la situation. Au troisième
hivernage, sans vivres, sans chauffage, il serait mort si d'autres Es-
quimaux ne l'eussent nourri de leiir pêche : lui, il chassait pour
eux. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, envoyés en
expédition, ont la bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin.
Us rapportent du moins qu'ils ont aperçu une grande étendue d'eau
libre et non gelée, et autour des oiseaux, qui semblaient s'abriter
dans ce climat moins rude. C'est tout ce qu'il fallait pour revenir.
Kane, sauvé par les Esquimaux, qui n'abusèrent pas de leur nom-
bre, ni de son extrême misère, leur laisse son vaisseau dans les
glaces. Faible , épuisé, il réussit encore, par un voyage de quatre-
vingtrdeux jours, à revenir au sud; mais c'est pour y mourir. Ce
jeune homme intrépide, qui approcha du pôle plus près qu'aucun
mortel, emporta la couronne que les sociétés savantes de la France
ont mise à son tombeau, le grand prix de géographie.
Dans ce récit, où il y a tant de choses terribles, il y en a une tou-
chante; elle donne la mesure des souffrances excessives d'un tel
voyage : c'est la mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve,
admirables; il avait des chiens esquimaux : c'étaient ses compa-
gnons plus qu'aucun homme. Dans ses longs hivernages, des nuits
de tant de mois, ils veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les
ténèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de ces bonnes bêtes,
qui venaient réchauffer ses mains. Les terre-neuve d'abord furent
malades : il l'attribuait à la privation de lumière; quand on leur
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lOS * REVUE DES DEUX MONDES.
montrait des lanternes, ils allaient mieux. Peu à peu, une mélanco-
lie étrange les gagna, ils devinrent fous. Les chiens esquimaux les
suivirent : il n'y eut pas jusqu'à sa chienne Flora, la plus sage^ la
plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres et qui ne succombât.
(Test le seul point, je crois, dans son âpre récit, où ce ferme cœur
semble ému.
IV. — LA GUERRE AUX RACES DE LA MER.
En revenant sur tout ce qui précède et sur toute l'histoire des
voyages, on a deux sentimens contraires : — l'admiration de l'au-
dace, du génie, avec lesquels l'homme a conquis les mers, maîtrisé
sa planète ; — l'étonnement de le voir si inhabile en ce qui touche
l'homme, de voir que, pour la conquête des choses, il n'a su faire
nul emploi des personnes, que partout le navigateur est venu en
ennemi, a brisé les jeunes peuples, qui, ménagés, eussent été,
chacun dans son petit monde, l'instrument spécial pour le mettre
en valeur.
Voilà l'homme en présence du globe qu'il vient de découvrir : il
est là comme un musicien novice devant un orgue immense, dont à
peine il tire quelques notes. Sortant du moyen âge, après tant de
théologie et de philosophie, il s'est trouvé barbare. De l'instrument
sacré, il n'a su que casser les touches.
Les chercheurs d'^or ont commencé, comme on a vu, ne voulant
qu'or, rien de plus, brisant l'homme. Colomb, le meilleur de tous,
dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible, qui
d'avance fait frémir de ce que feront ses successeurs. Dès qu'il
touche Haïti : « Où est l'or? et qui a de l'or? » ce sont ses premiers»
mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d'or;
ils lui promettaient d'en chercher, ils s'étaient leurs propres an-
neaux pour satisfaire plus tôt ce pressant appétit.
Il nous fait un touchant portrait de cetfe race infortunée , de sa
beauté, de sa bonté, de son attendrissante confiance. Avec tout
cela, le Génois a sa mission de féroce avarice, ses dures habi-
tudes d'esprit. Les guerres turques, les galères atroces et leurs for-
çats, les ventes d'hommes, c'était la vie commune. La vue de ce
jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d'enfans, de
femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu'une
pensée tristement mercantile : c'est qu'on pourrait les faire esclaves.
Il ne veut pourtant pas qu'on les enlève, « car ils appartiennent
au roi et à la reine; » mais il dit ces sombres paroles, bien signifi-
catives : « Ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les
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CONQUÊTE DE LA MER. 109
travaux qu'on leur commandera. Mille d'entre eux fuient devant
trois des nôtres. Si vos altesses m'ordonnaient de les emmener ou
de les asservir ici, rien ne s'y opposerait; il suffirait de cinquante
hommes (14 octobre et 16 décembre 1492). »
Tout à l'heure reviendra d'Europe l'arrêt général de ce peuple.
Ils sont les serfs de l'or, tous employés à le chercher, tous soumis
aux travaux forcés. Lui-même nous apprend que, douze ans après,
les six septièmes de la population ont disparu, et Herrera ajoute
qu'en vingt-cinq ans elle tomba d'un million d'âmes à quatorze
mille.
Ce qui suit, on le sait. Le mineur, le planteur, exterminèrent un
monde, le repeuplant sans cesse aux dépens du sang noir. Et
qu' est-il arrivé ? Le noir seul a vécu et vit dans les terres basses et
chaudes, immensément fécondes. L'Amérique lui restera. L'Europe
a fait précisément l'envers de ce qu'elle a voulu. Son impuissance
coloniale a éclaté partout. L'aventurier français n'a pas vécu; il ve-
nait sans famille, et apportait ses vices, fondait dans la masse bar-
bare, au lieu de la civiliser. L'Anglais, sauf deux pays tempérés où
il a passé en masse, ne vit pas davantage au-delà des mers ; l'Inde
ne saura pas dans un siècle qu'il y vécut. Le missionnaire protes-
tant, catholique, a-t-il eu quelque influence? a-t-il fait un chrétien?
« Pas uriy » me disait Bumouf , si bien informé. Il y a entre eux et
nous trente siècles, trente religions. Si l'on veut forcer leur cer-
veau, il advient ce que M. de Humboldt observa dans les villages
américains qu'on appelle encore les missions : ayant perdu la sève
indigène sans rien prendre de nous, vivans de corps et morts d'es-
prit, stériles, inutiles à jamais, ils restent de grands enfans, hébé-
tés, idiots.
Nos voyages de savans, qui font tant d'honneur aux modernes,
le contact de l'Europe civilisée qui va partout, ont-ils profité aux
sauvages? Je ne le vois pas. Pendant que les races héroïques de
l'Amérique du Nord périssent de faim et de misère, les races moUfes
et douces de l'Océanie fondent, à la honte de nos navigateurs, qui
là, au bout du monde, jettent le masque de décence, ne se contrai-
gnent plus : populations aimables et faibles, où BougainviUe trouva
l'excès de l'abandon, où les marchands apôtres de l'Angleterre
gagnent de l'argent et peu d'âmes; elles s'écoulent, misérablement
dévorées de nos vices, de nos maladies.
La longue côte de Sibérie avait naguère des habitans. Sous ce
climat si dur, des nomades vivaient, chassant les animaux à four-
rures . précieuses qui les nourrissaient et les couvraient. La police
russe les a forcés de se fixer et de se faire agriculteurs là où la cul-
ture est impossible. Donc ils meurent, et plus d'hommes! D*autre
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110 REVUE DES DEU)^ MONDES.
part, le commerce, insatiable et imprévoyant, n'épargnant pas la.
béte à ses saisons d'amour, l'a également exterminée. Solitude au-
jourd'hui, parfaite solitude, sur une côte de mille lieues de long!
Que le vent siffle, que la mer gèle, que l'aurore boréale transfigure
la longue nuit : la nature aujourd'hui n'a plus de témoin qu'elle-
même.
Le premier soin dans les voyages arctiques du Groenland aurait
dû être de former à tout prix une bonne amitié avec les Esquimaux»
d'adoucir leurs misères, d'adopter leurs enfans, d'en élever en Eu-
rope, de faire au milieu d'eux des colonies, des écoles de décou-
vreurs. On voit dans John Ross et partout qu'ils sont intelligens, et
très vite acceptent les arts de l'Europe. Des mariages se seraient
faits entre leurs filles et nos marins; une population mixte serait
née, à laquelle ce continent du nord aurait appartenu. C'était le
vrai moyen de trouver aisément, de régulariser le passage qu'on
désirait tant. Il y fallait trente ans; on en a mis trois cents, et il se
trouve qu'on n'a rien fait, parce qu'en effrayant ces pauvres sauva-
ges qui vont au nord et meurent, on a brisé défmitivement \ homme
du lieu et le génie du lieu ! Qu'importe d'avoir vu ce désert, s'il de-
vient à jamais inhabitable et impossible ?
On peut juger que si l'homme a ainsi traité l'homme, il n'a pas
été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus
douces, il a fait d'horribles carnages, les a ensauvagées et barbari-^
. sées pour toujours. Les anciennes relations s'accordent à dire qu'à
. nos premières approches ils ne montraient que confiance et curio-
sité sympathique. On passait à travers les familles paisibles des la-
mantins et des phoques, qui laissaient approcher. Les pingouins, les
manchots suivaient le voyageur, profitaient du foyer, et la nuit ve-
naient se glisser sous l'habit des matelots.
Nos pères supposaient volontiers, et non sans vraisemblance, que
les animaux sentent comme nous. Les Flamands attiraient l'alose
par un bruit de clochettes. Quand on faisait de la musique sur les
barques, on ne manquait pas de voir venir la baleine; laljubarte
spécialement se plaisait avec les hommes, venait tout autour jou er
et folâtrer.
Ce que les animaux avaient de meilleur, et ce qu'on a presque
détruit à force de persécutions, c'était le mariage. Isolés, fugitifs,
ils n'ont que l'amour passager, sont tombés à l'état d'un misérable
célibat, qui de plus en plus est stérile... Ne riez pas! Le mariage
fixe, réel, c'est la vie de nature qui se trouvait presque chez tous.
Le mariage monogamique fidèle et jusqu'à la mort existe chez le
chevreuil, chez la pie, le pigeon, Y inséparable (espèce de joli per-
roquet), chez le courageux kamichi, etc. Pour les autres oiseaux, il
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CONQUÊTE DE LA MER. 111
dure au moins jusqu'à ce que les petits soient élevés; la famille est
alors forcée de se séparer par le besoin qu'elle a d'étendre le rayon
où elle cherche sa nourriture. Le lièvre dans sa vie agitée, la
<5hauve-souris dans ses ténèbres, sont très tendres pour la famille.
Il n'est pas jusqu'aux crustacés, aux poulpes, qui ne s'aiment et
ne se défendent; la femelle prise, le mâle se précipite et se fait
prendre.
Combien plus l'amour, la famille, le mariage au sens propre,
€xistent-ils chez les doux amphibies 1 Leur lenteur, leur vie séden-
taire, favorisent l'union fixe. Chez le morse (éléphant marin), cet
animal énorme et de figure bizarre, l'amour est intrépide; le mari
se fait tuer pour la femme, elle pour l'enfant. Mais ce qui est uni-
que, ce qu'on ne retrouve nulle part, même chez les plus hauts ani-
maux, c'est que le petit, déjà sauvé et caché par la mère, la voyant
combattre pour lui, accourt pour la défendre, et d'un cœur admi-
rable vient combattre ei mourir pour elle. Chez l'otarie, autre am-
phibie, Steller vit une scène étrange, une scène de ménage absolu-
ment humaine. Une femelle s'était laissé voler son petit. Le mari,
furieux, la battait. Elle rampait devant lui, le baisait, pleurait à
chaudes larmes, a Sa poitrine était inondée. »
Les baleines, qui n'ont pas la vie fixe de ces amphibies, dans leurs
courses errantes à travers l'Océan, vont cependant volontiers deux
à deux. Duhamel et Lacépède disent qu'en 1723 deux baleines qu'on
rencontra ainsi ayant été blessées, aucune ne voulut quitter l'autre.
<)uand l'une fut tuée , l'autre se jeta sur son corps avec d'épouvan-
tables mugissemens.
S'il était dans le monde un être qu'on dût ménager, c'était la ba-
leine franche, admirable trésor, où la nature a entassé tant de ri-
chesses : être de plus inoffensif, qui ne fait la guerre à personne, et
ne se nourrit point des espèces qui nous alimentent. Sauf sa queue
redoutable, elle n'a nulle arme, nulle défense, et elle a tant d'enne-
mis ! Tout le monde est hardi contre elle. Nombre d'espèces s'éta-
blissent sur elle et vivent d'elle, jusqu'à ronger sa langue. Le nar-
val, armé de perçantes défenses, les lui enfonce dans la chair. Des
dauphins sautent et la mordent, et le requin, au vol, d'un coup de
scie, lui arrache un lambeau sanglant.
Deux êtres aveugles et féroces s'attaquent à l'avenir, font lâche-
ment la guerre^ aux femelles pleines : c'est le cachalot, et c'est
l'homme. L'horrible cachalot, où la tète est le tiers du corps, où
tout est dents, mâchoires, de ses quarante-huit dents la mord au
ventre, lui mange son petit dans le corps. Hurlante de douleur, il la
mange elle-même. L'homme la fait souffrir plus longtemps : il la
saigne, lui fait, coup sur coup, de cruelles blessures. Lente à mou-
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112 REVUE DES DEUX MONDES.
rir, dans sa longue agonie elle tressaille, elle a des retours terribles
de force et de douleur. Elle est morte, et sa queue, comme galva-
nisée, frémit d'un mouvement redoutable. Ils vibrent, ces pauvres
bras, naguère chauds d'amour maternel; ils semblent vivre encore
et chercher encore le petit.
On ne peut se représenter ce que fut cette guerre il y a cent ans
ou de\x% cents ans, lorsque les bdeines abondaient, naviguaient par
familles, lorsque des peuples d'amphibies couvraient tous les ri*
vages. On faisait des massacres immenses, des effusions de sang
telles qu'on n'en vit jamais dans les plus grandes batailles. On tuait
en un jour quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphans ma-
rins, — c'est-à-dire qu'on tuait pour tuer, car comment profiter de
cet abatis de colosses dont un seul a tant d'huile et tant de sang?
Que voulait-on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? souiller
la mer?
On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, frapper, sévir,
jouir de sa force et de sa fureur, savourer la douleur, la mort. Sou-
vent on s'amusait à martyriser, désespérer, faire mourir lentement
des animaux trop lourds ou trop doux pour se revenger. Péron
vit un matelot qui s'acharnait ainsi sur la femelle d'un phoque;
elle pleurait commet une femme, gémissait, et chaque fois qu'elle
ouvrait sa bouche sanglante, le matelot la frappait d'un gros aviron
et lui cassait les dents. — Aux nouvelles Shetlands du sud, dit Du-
mont d'Urville, les Anglais et les Américains ont exterminé les pho-
ques en quatre ans. Par une fureur aveugle, ils égorgeaient les nou-
veau-nés, tuaient les femelles pleines. Souvent ils tuent pour la
peau seule, et perdent des quantités énormes d'huile dont on eût
profité.
Ces carnages sont une école détestable de férocité qui déprave .
horriblement l'homme. Les plus hideux instincts éclatent dans cette
ivresse de bouchers. Honte de la nature! on voit alors en tous
(même à l'occasion dans les plus délicates personnes), on voit
quelque chose surgir d'inattendu, d'horrible. Chez un aimable peu-
ple, au plus charmant rivage, il se fait une étrange fête. On réunit
jusqu'à cinq ou six cents thons pour les égorger en un jour! Dans
ime enceinte de barques, le vaste filet, la madrague divisée en plu-
sieurs chambres, soulevée par des cabestans, les fait peu à peu ar-
river en haut, dans la chambre de mort. Autour, deux cents hommes
cuivrés, avec des harpons, des crochets, attendent. De vingt lieues
à la ronde arrivent le beau monde, les jolies femmes et leurs amans.
Elles se mettent au bord et au plus près pour bien voir la tuerie, pa-
rent l'enceinte d'un cercle charmant. Le signal est donné, on frappe.
Ces poissons, qu'on dirait des hommes, bondissent, piqués, percés»
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CONQUÊTE DE LA MEB. IIS
tranchés, rougissant l'eau de plus en plus. Leur agitation doulou-
reuse et la furie de leurs bourreaux, la mer qui n'est plus mer, mais
je ne sais quoi d'écumant qui vit et fume, tout cela porte à la tête,
et tous délirent. Ceux qui venaient pour regarder agissent, ils tré-
pignent, ils crient, ils trouvent qu'on tue lentement. Enfin on cir-
conscrit l'espace ; la masse fourmillante des blessés, des morts, des
mourans, se concentre dans un seul point : sauts convulsifs, coups
furieux! L'eau jaillit, et la rosée rouge I... Et cela comble l'ivresse :
on s'oublie. La plus douce est éblouie, emportée du vertige^ Tout
fini, elle soupire épuisée, et dit : «Quoil c'est tout!... »
V. — LE DROIT DE LA MEB.
Un écrivain populaire qui donne à tout ce qu'il touche un carac-
tère de simplicité lumineuse et saisissante, M. Eugène Noël, a dit :
(( On peut faire de l'Océan une fabrique immense de vivres, un la-
boratoire de subsistances plus productif que la terre même, fertili-
ser tout, mers, fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la
terre; voici venir l'art de cultiver les eaux... Entendez-vous, na-
tions? »
Plus productif que la terre? Comment cela? M. Baude l'explique
très bien dans un important travail sur la pêche que la Bévue pu-
bliera : c'est que le poisson est, entre tous les êtres, susceptible
de prendre, avec une nourriture minime, le plus énorme accroisse-
ment. Pour l'entretenir seulement, il ne faut rien ou presque rien.
Rondelet raconte qu'une carpe qu'il garda trois ans dans une bou-
teille d'eau, sans lui donner à manger, grossit cependant de telle
sorte qu'elle n'aurait pu être tirée de la bouteille. Le saumon, pen-
dant le séjour de deux mois qu'il fait dans l'eau douce, s'abstient
presque de nourriture, et pourtant ne dépérit pas. Son séjour dans
les eaux salées lui donne en moyenne (accroissement prodigieux!)
six livres de chair. Cela ne ressemble guère au lent et coûteux pro-
grès de nos animaux terrestres. Si l'on mettait en un tas ce que
mange pour s'engraisser un bœuf ou seulement un porc, on serait
effrayé de voir la montagne de nourriture qu'ils consomment pour
en venir là.
Aussi celui de tous les peuples où la question de subsistance a été
la plus menaçante, le peuple chinois, si prolifique, si nombreux,
avec ses trois cent millions d'hommes, s'est adressé directement à
cette grande puissance de génération, la plus riche manufacture de
vie nourrissante. Sur tout le cours de ses grands fleuves, de prodi-
gieuses multitudes ont cherché dans l'eau ime alimentation plus ré-
TOMB XXXI. 8
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IIA RETUE DES DEUX MONDES.
guUère que celle de la culture des plantes. L'agriculteur tremble
toujours; un coup de vent, une gelée, le moindre accident lui en-
lève tout et le frappe de famine. Au contraire, la moisson vivante
qui pousse invariaJ^lement nourrit au fond de ces fleuves les innom*
brables familles qui les couvrent de leurs barques, et qui, sûres de
leurs poissons, fourmillent et multiplient de même.
En mai, sur le fleuve central de l'empire, se fait un commerce
immense de frai de poisson, que des marchands viennent acheter
pour le revendre partout à ceux qui veulent déposer dans leurs vi-
viers domestiques l'élément de fécondation. Chacun a ainsi sa ré-
ser\'e, qu'il nourrit tout bonnement avec les débris du ménage. Les
Romains agissaient de même, ils poussaient l'art de l'acclimatation
jusqu'à faire éclore dans l'eau douce les œufs des poissons de mer.
La fécondation artificielle, trouvée au dernier siècle par Jacobi en
Allemagne, pratiquée au nôtre en Angleterre avec le plus fructueux
succès, a été réinventée chez nous vers 1840 par un pécheur de la
Bresse, Remy, et c'est depuis ce temps que la pisciculture est de-
venue populaire et en France et en Europe. Entre les mains de nos
savans, cette pratique est devenue une science. On a connu, entre
autres choses, les relations régulières de la mer et de l'eau douce,
je veux dire les habitudes de certains poissons de mer qui viennent
dans nos rivières à certaines saisons. L'anguille, quel qu'en soit le
berceau, dès qu'elle a seulement acquis la grosseur d'une épingle,
s'empresse de remonter la Seine en tel nombre et d'un tel torrent
que le fleuve s'en trouve blanchi. Ce trésor, qui, ménagé, donnerait
des milliards de poissons pesant chacun plusieurs livres, est indi-
gnement dévasté. On vend par baquets, à vil prix, ces germes si
précieux. — Le saumon n'est pas moins fidèle; il revient invariable-
ment de la mer à la rivière où il a pris naissance. Ceux qu'on a
marqués d'un signe se représentent sans qu'aucun presque manque
à l'appel. Leur amour du fleuve natal est tel que, s'il est coupé par
des barrages, des cascades môme, ils s'élancent et font de mortels
cfibrts pour y remonter.
La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la
bienfaisante nourrice, si l'homme savait seulement respecter l'ordre
qui y règne, et s'abstenait de le troubler. Il ne doit pas oublier
qu'elle a sa vie propre et sacrée, ses fonctions tout indépendantes
pour le salut de la plaiiète. Elle contribue puissamment à en créer
l'harmonie, à en assurer la conservation, la salubrité. Tout cela se
faisait, pendant des millions de siècles peut-être, avant la naissance
de l'homme. On se passait à merveille de lui et de sa sagesse. Ses
aînés, enfans de la mer, accomplissaient entre eux parfaitement la
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CONQUÊTE DE LA MEB. 115
circulation de substance, lea échanges, les successions de vie, qui
sont le mouvement rapide de purification constante. Que peut-il à
ce mouvement, continué si loin de lui, dans ce monde obscur et
profond? Peu en bien, davantage en mal. La destruction de telle
espèce peut être une atteinte fâcheuse à Tordre, à Tharmonie du
tout. Qu'il prélève une moisson raisonnable sur celles qui pullulent
surabondamment, 'à la bonne heure; qu'il vive sur des individus,
mais qu'il conserve les espèces : dans chacune, il doit respecter le
rôle que toutes elles jouent, de fonctionnaires de la nature.
Nous avons d^jà traversé deux âges de barbarie. Au premier, on
dit, comme Homère : « La mer stérile. » On ne la traverse que pour
chercher au-delà des trésors fabuleux ou follement exagérés. — Au
second , on aperçut que la richesse de la mer est surtout en elle-
même, et l'on mit la main dessus, mais de manière aveugle, bru-
tale, violente. — A la haine de la nature, qu'eut le moyen âge, s'est
ajoutée l'âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terri-
bles, qui tuent de loin, tuent sans péril, tuent en masse. A chaque
progrès dans l'art, progrès de barbarie féroce, progrès dans l'exter-
mination. Exemple : le harpon lancé par une machine foudroyante..
Exemple : la drague, le filet destructeur employé dès 1700, filet
qui traîne immense et lourd, et moissonne jusqu'à l'espérance, a
balayé le fond de l'Océan. On nous le défendait; mais l'étranger ve-
nait et draguait sous nos yeux. Des espèces s'enfuirent de la Man-
che, passèrent vers la Gironde; d'autres ont défailli pour toujours.
Il en sera de même d'un poisson excellent, magnifique, le maque-
reau, qu'on poursuit en toute saison. La prodigieuse génération de
la morue ne la garantit pas : elle diminue même à Terre-Neuve,
peut-être s'exile-t-elle vers des solitudes mconnues.
11 faut que les grandes nations s'entendent pour substituer à cet
état sauvage un état de civilisation où l'homme plus réfléchi ne gas-
pille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la,
France, l'Angleterre, les États-Unis, proposent aux autres nations
et les décident à promulguer toutes ensemble un droit de la mer.
Les vieux règlemens spéciaux des pêches riveraines ne peuvent plus
servir à rien dans la navigation moderne. Il faut un code commun
des nations applicable à toutes les mers, un code qui régularise
non-seulement les rapports de l'homme à l'homme, mais ceux de
l'homme aux animaux.
Ce qu'il se doit, ce qu'il leur doit, c'est de ne plus faire de la
pêche une chasse aveugle, barbare, où l'on tue plus qu'on ne peut
prendre, où le pêcheur immole sans profit le petit être qui, dans un
an, l'aurait richement nourri, et qui, par la mort d'un seul, l'eût
dispensé de donner la mort à une foule d'autres. — Ce que l'homme
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116 REVUE DES DEUX MONDES.
se doit et leur doit, c'est de ne pas prodiguer sans cause la mort
et la douleur. Les Hollandais et les Anglais ont l'attention de tuer
immédiatement le hareng. Les Français, plus négligens, le jettent
dans la barque et l'entassent, le laissent mourir d'asphyxie. Cette
longue agonie l'altère, lui ôte de son goût, de sa fermeté. Il est
macéré de douleur, il lui advient ce qu'on observe dans les bes-
tiaux qui meurent de maladie. Pour la morue, n6s pêcheurs la dé-
coupent au moment où elle est prise : celle qui tombe la nuit aux
filets, et qui a de longues heures d'efforts, d'agonie désespérée, ne
vaut rien en comparaison de celle qu'on tue du premier coup (1).
Sur terre, les temps de la chasse sont réglés; ceux de la pêche
doivent l'être également, en ayant égard aux saisons où se repro-
duit chaque espèce. On doit aménager la pêche, comme la coupe
des bois, en laissant à la production le temps de se réparer. — Les
petits, les femelles ^pleines, doivent être respectés, spécialement
dans les espèces qui ne sont pas surabondantes, spécialement chez
les êtres supérieurs et moins prolifiques, les cétacés, les amphibies.
Nous sommes forcés de tuer : nos dents, notre estomac, démon-
trent que c'est notre fatalité d'avoir besoin de la mort. Nous devons
compenser cela en multipliant la vie. Sur terre, nous faisons mul-
tiplier nombre d'êtres qui ne naîtraient pas, seraient moins féconds,
périraient jeunes, dévorés des bêtes féroces. C'est un quasi-droit
que nous avons sur eux. Dans les eaux, il y a encore plus de jeunes
vies annulées : en les défendant, en les propageant et les rendant
très nombreuses, nous nous créons un droit de vivre du trop-plein.
La génération est là susceptible d'être d'urigée comme un élément,
indéfiniment augmentée. L'homme en ce monde-là surtout apparaît
comme le grand magicien, le puissant promoteur de Famour et de
la fécondité. Il est l'adversaire de la mort, car, s'il en profite lui-
même, la part qu'il s'adjuge n'est rien en comparaison des torrens
de vie qu'il peut créer à volonté.
Pour les espèces précieuses qui sont près de disparaître, surtout
pour la baleine, l'animal le plus grand, la vie la plus riche de toute
la création, il faut la paix absolue pour un demi -siècle. Elle ré-
parera ses désastres; n'étant plus poursuivie, elle reviendra dans
son climat naturel, la zone tempérée ; elle y retrouvera son inno-
cente vie de paître la prairie vivante, les petits êtres élémentaires.
Replacée dans ses habitudes et dans son alimentation, elle refleu-
rira, reprendra ses proportions gigantesques; nous reverrons des
baleines de deux cents, trois cents pieds de long. Que ses anciens
rendez-vous d'amour soient sacrés I Cela aidera beaucoup à la ren-
(1) Excellentes observations de M. Baude.
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CONQUÊTE DE LA MEB. 117
dre de nouveau féconde. Jadis elle préférait une baie de la Califor-
nie; pourquoi ne pas la lui laisser? Elle n'irait plus chercher les
glaces atroces du pôle, les misérables retraites où l'on va follement
la troubler encore, de manière à rendre impossible l'amour dont on
eût profité.
La paix pour la baleine franche, la paix pour les amphibies, les
belles et précieuses espèces qui bientôt auraient disparu ! Il leur
faut une longue paix, comme celle qui très sagement a été ordonnée
en Suisse pour le bouquetm, bel animal qu'on avait traqué, et pres-
que détruit; on le croyait perdu même, et bientôt il a reparu.
Pour tous, amphibies et poissons, il faut une saison de repos, il
faut une trêve de Dieu. La meilleure manière de les multiplier, c'est
de les épargner au moment où ils se reproduisent, à l'heure où la
nature accomplit en eux son œuvre de maternité. Il semble qu'eux-
mêmes ils sachent qu'à ce moment ils sont sacrés : ils perdent leur
timidité, ils montent à la lumière, ils approchent des rivages; ils ont
l'air de se croire sûrs de quelque protection. C'est l'apogée de leur
beauté, de leur force. Leurs livrées brillantes, leur phosphores-
cence, indiquent le suprême rayonnement de la vie. En toute es-
pèce qui n'est point menaçante par l'excès de la fécondité, il faut
religieusement respecter ce moment. Qu'ils meurent après, à la bonne
heure! s'il faut les tuer, tiiez-lesl mais que d'abord ils aient vécu.
Toute vie innocente a droit au moment du bonheur, au moment où
l'individu, quelque bas qu'il semble placé, dépasse son moi indivi-
duel, veut au-delà de lui-même, et de son désir obscur pénètre dans
l'mfini où il doit se perpétuer.
Que l'homme y coopère! qu'il aide à la nature! Il en sera béni
de l'abîme aux étoiles. Il aura un regard de Dieu, s'il se fait avec
lui promoteur de la vie, de la félicité, s'il distribue à tous la part
que les plus petits même ont droit d'en avoir ici-bas.
J. MiGHELET.
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DE L'ESCLAVAGE
AUX ÉTATS-UNIS
IL
LES PLANTEURS ET LES ABOLITIONISTES.
I. The Barbarism of Slavery, hj Charles Sumner, Boston 1860. — II. Maryland Slavery
and Maryland Chivalry, bj R. G. S. Lame , Philadelphia 1860. — IH. Slavery doomed,
by Frederick Milner Bdge, London 1860. — IV. TJu Impending CHsis, by Hinton Rowan
Helper, New-York 1858. — V. Soeiology for the South, by George Fitzhugh, Richmond 1854.
— VI. The Negro-law of South-'Carolina, collected and digested by John Belton O'Neall,
Colombia 1848. * VU. Code Noir de la Louisiane, etc.
Nous avons essayé de faire connaître la situation des nègres es-
claves d'Amérique (1) ; c'est au milieu des planteurs qu'il faut main-
tenant nous placer. Quelle est leur attitude vis-à-vis du parti aboli-
tioniste de la grande république? Il faut le dire, les propriétaires
d'esclaves semblent renoncer à la pensée de convaincre leurs adver-
saires du nord autrement que par le droit de la force; cependant,
afin de se prouver à eux-mêmes la justice de leur cause et d'effacer
dans leurs âmes jusqu'à l'ombre du remords, ils cherchent à étayer
Y institution domestique de nombreux argumens tirés de l'histoire,
de la morale, de la religion, et surtout du fait accompli. S'ils étaient
complètement sincères, ils devraient se borner à prétendre que l'in-
justice est permise à tous ceux qui savent eh profiter. Telle est la
raison cachée qui inspire leur beau langage de vertu et de désin-
téressement. Il nous sera facile de résumer ici les argumens qu'ils
emploient, car tous ces argumens se reproduisent avec une déses-
(1) Voyez la Revue du 15 décembre 1860.
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. 119
pérante uniformité dans les discours qui se prononcent et les livres
qui se publient au sud de la Chesapeake et de TObio.
I.
Jadis les hommes du sud admettaient que l'esclavage est un mal;
ils déploraient l'origine de leurs ricbesses, et formulaient le désir
que cette funeste institution léguée par leurs ancêtres fût enfin abo-
lie. Pendant les débats engagés au sujet de la constitution fédérale
après l'heureuse issue de la guerre de l'indépendance, Mason,
lui-même propriétaire de nègres, tonnait contre l'esclavage, aux
applaudissemens des planteurs ses collègues. « Chaque maître d'es-
claves est né tyran! » s'écriait-il. Plus tard, Jefferson, autre plan-
teur de la Virginie, ajoutait : « L'esclavage ne peut exister qu'à la
condition d'un despotisme incessant de la part du maître, d'une
soumission dégradante de la part de l'opprimé. L'homme qui ne se
déprave pas sous l'influence fimeste de l'esclavage est vraiment un
prodige! » En 1831 et 1832, la législature delà Virginie, qui depuis
a montré, dans l'affaire de John Brown, à quelles violences les in-
térêts menacés peuvent recourir, proposa l'abolition graduelle de
l'esclavage et discuta longuement les moyens d'obtenir ce résultat
si désirable. A cette époque , sur trente-six sociétés abolitîonistes
qui existaient dans les États-Unis, vingt-huit étaient composées de
propriétaires d'esclaves.
De nos jours, les planteurs, éclairés par la haine et par la peur,
retirent leurs aveux d'autrefois. L'esclavage ne leur semble plus un
mal nécessaire; c'est un bien, un avantage inappréciable, un vrai
bonheur pour l'esclave lui-même, pour toute la race nègre, pour la
religion, la morale et la propriété, pour l'ensemble des sociétés hu-
maines. « Nous n'avons plus aucun doute sur nos droits, aucun scru-
pule à les affirmer, s'écrie le sénateur Hammond. Il fut un temps
où nous avions encore des doutes et des scrupules. Nos ancêtres
s'opposèrent à l'introduction de l'esclavage dans ce pays et léguè-
rent leur répugnance à leurs enfans. L'enthousiasme de la liberté,
excité par nos glorieuses guerres d'indépendance, accrut encore cette
aversion, et tous s'accordèrent à désirer l'abolition de l'esclavage;
mais, lorsque l'agitation abolitioniste commença dans le nord, nous
avons été obligés d'examiner la question sous toutes ses faces, et le
résultat de notre étude a été pour nous la conviction unanime que
nous ne violons aucune loi divine en possédant des esclaves. Grâce
aux abolitionistes, notre conscience est parfaitement tranquille sur
ce grave sujet, notre résolution est calme et ferme. Oui, l'esclavage
n'est pas seulement un fait nécessaire et inexorable, mais aussi une
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120 BETUE DES DEUX MONDES.
institution morale et humaine, produisant les plus grands avantages
politiques et sociaux ! » Calhoun, le célèbre chef de file de tous les
hommes d'état esclavagistes, est le premier qui ait osé se débar-
rasser de ce vain bagage des remords et affirmer la pureté de sa*
conscience au sujet de la possession de l'homme par Thomme»
a L'esclavage, dit-iî, est la base la plus sûre et la plus stable des
institutions libres dans le monde.» Dn de ses élèves, M. Brown,
prétend que « l'esclavage est une grande bénédiction morale, so-
ciale, et politique, une bénédiction à la fois pour le maître et pour
l'esclave. » D*autres sénateurs, encore plus lyriques, nous appren-
nent que « l'institution de l'esclavage ennoblit le maître et le ser-
viteur ! »
Ces affirmations si tranchantes ne sufifisent pas pour démontrer la
légitimité de l'esclavage, il faut aussi donner des preuves à l'appui.
Les planteurs se hâtent de les fournir. Sentant tout d'abord le be-
soin d'établir sur une base solide l'origine de leur domination, ils
invoquent les théories inventées pour justifier la propriété en géné-
ral. En effet, de même que le sol appartient au premier occupant et
à sa descendance, de même l'homme appartient avec toute sa race
à son premier vainqueur. Quand même la victoire serait le résultat
d'un crime, la prescription ne tarde pas à transformer le mal en
bien, et, par le cours des années, l'homme volé à lui-même devient
graduellement propriété légitime. Une longue suite d'héritages,
d'achats et de ventes a constaté la validité des titres possédés par
le planteur, et maintenant des hommes déloyaux pourraient seuls
lui contester son droit. « Le propriétaire d'esclaves, dit un arrêt de
la cour suprême de la Géorgie, possède son nègre comme un im-
meuble ; il le tient directement de ses ancêtres ou du négrier, de
même que celui-ci le tenait du chasseur de nègres. »
Après avoir établi que la possession des nègres est suffisamment
justifiée par l'hérédité, les défenseurs de l'esclavage cherchent à
prouver que les noirs ont été créés pour la servitude. D'après ces
théoriciens, les faits implacables de l'histoire prononcent sans appel.
Partout où les Africains se sont trouvés en contact avec d'autres,
races, ils ont été asservis; leur histoire se confond avec celle de
l'esclavage, auquel ils sont évidemment prédestinés. Ils ne se ré-
voltent pas sous la tyrannie comme l'Indien, ils rampent devant le
maître qui les frappe, ils se font petits pour éviter l'insulte, ils flat-
tent celui dont ils ont peur. Toutes les lâchetés que la position d'es-
claves impose aux nègres leur sont reprochées comme si elles étaient
spontanées. L'avilissement des serviteurs semble établir le dioit des
maîtres, et le crime même des oppresseurs est mis sur le compte des
opprimés. Et puis l'Africain n'est-il pas incapable de se gouverner
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l'esclavage aux ETATS-UNIS. 121
lui-même, insouciant, superficiel? C'est un enfant sans volonté,
n'ayant que des caprices et des appétits ; il doit être nécessairement
ïnis en tutelle. 11 a besoin d'un père, ou bien, à défaut de père, d'un
commandeur armé du fouet. Pour le civiliser, il faut le rendre es-
clave.
Aux yeux des hommes vulgaires et ignorans qui se contentent de
l'apparence, la couleiu* de la peau suflBt à elle seule pour établir la
condamnation de la race nègre à une éternelle servitude. D'après les
esclavagistes, les grosses lèvres, les cheveux crépus, l'angle facial
déprimé du noir, sont autant de signes d'une infériorité physique
relativement au blanc, et suffisent pour constituer une différence
spécifique. Pour eux, les blancs et les nègres sont des espèces com-
plètement distinctes , et ne peuvent se mélanger d'une manière
permanente. Rejetant les faits innombrables offerts par l'Amérique
espagnole, où quinze millions d'hommes appartiennent plus ou
moins à la race mêlée, les défenseurs de l'esclavage préfèrent s'ap-
puyer sur quelques statistiques produites par des médecins yankees^
grands détracteurs de l'espèce africaine. Si le résultat de ces re-
cherches était conforme à la vérité, le mulâtre vivrait en moyenne
beaucoup moins longtemps que le noir ou le blanc, il serait miné
par des maladies chroniques, les femmes de sang mêlé allaiteraient
mal leurs enfans, et la plupart des nourrissons périraient quelque
temps après leur naissance. Les mariages conclus entre mulâtres se-
raient rarement prolifiques, en sorte que fatalement la race hybride
serait condamnée à périr, absorbée par les types primitifs. A ces
résultats statistiques, obtenus dans un pays où l'aversion générale
crée aux hommes de couleur une position tout exceptionnelle, on
peut opposer les résultats contraires qui se produisent dans les
contrées où règne la liberté. Et quand même une race hybride ne
pourrait se former, quand même les blancs et les noirs seraient des
espèces complètement irréductibles, la différence de couleur et d'o-
rigine doit-elle nécessairement produire la haine et l'injustice? La
distinction des races change- t-elle le mal en bien et le bien en mal ,
adnsi que le prétendent les propriétaires d'esclaves?
Ceux-ci ne peuvent avoir qu'une seule raison de haïr leurs nè-
gres : le mal qu'ils leur font en leur ravissant la liberté. Autrefois,
lorsque les esclaves blancs étaient un article de pacotille, lorsqu'on
les achetait en Angleterre et en Allemagne pour les revendre en
Amérique aux enchères, lorsque de vraies foires d'honimes se te-
naient sur les vaisseaux arrivés d'Europe, lorsque les Écossais faits
prisonniers à la bataille de Dumbar, les royalistes vaincus à Wor-
cester, les chefs de l'insurrection de Penraddoc, les catholiques
d'Irlande et les monmouthistes d'Angleterre étaient vfendus au plus
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122 BEVUE DES DEUX MONDES.
offrant (1), les planteurs éprouvaient pour ces malheureux blancs le
même dégoût qu'ils montrent aujourd'hui à leurs nègres. De môme,
lorsque les Indiens, capturés à la guerre faisaient partie du butin,
que tous les peaux-rouges ennemis étaient d'avance condamnés à
l'esclavage ou à la mort, lorsque le gouverneur de la Caroline du
sud offrait 50 dollars par tête d'indigène assassiné, les Indiens
étaient, comme les nègres, des objets d'horreur pour les envahis-
seurs blancs. Ce qui toutefois a relevé les petits-fils des esclaves
blancs aux yeux de leurs compatriotes les planteurs, c'est le titre
d'hommes libres qu'ils ont acquis. Maintenant ils sont en tout point
les égaux de leurs anciens maîtres, et plusieurs d'entre eux occu-
pent les fonctions les plus élevées de la république. Les Indiens
aussi, en combattant pour leur liberté et en refusant obstinément le
travail qu'on voulait leur imposer, ont su conquérir une certaine
égalité; ils sont tenus en estime malgré la couleur de leur peau, et
d'après le code noir « le sang qui coule dans leurs veines est,
comme celui du blanc, le sang de la liberté (2). » Une preuve que la
vraie cause de l'opprobre qui pèse sur les nègres n'est point la cou-
leur, mais bien l'esclavage, c'est que les blancs qui comptent parmi
leurs ancêtres un seul Africain sont tenus comme noirs eux-mêmes
malgré le témoignage de leur peau. Un seul globule impur suffit
pour souiller tout le sang du cœur. Il y a quelques années, le bruit
se répandit qu'un des personnages les plus éminens de la Louisiane
n'était pas de race pure, que l'une de ses trisaïeules avait vu le jour
en Afrique. Le scandale fut immense, un procès émouvant se dé-
roula devant la haute cour, et bien que le défenseur ait réussi, par
ses larmes et ses argumens, à laver le préfvenu de cette énorme ac-
cusation, bien qu'il ait pu faire prononcer que la trisaïeule était née
de parens indiens, et que les sei^e seizièmes du sang de son client
ne roulaient pas une goutte impure, cependant le soupçon et le mé-
pris n'ont cessé, malgré l'acquittement, de planer sur le personnage
accusé.
Quand même les principes sacrés de l'hérédité, le fait accompli,
la différence de couleur, l'antagonisme historique des blancs et des
noirs, seraient insuffisans pour justifier la prise de possession des es-
claves, les défenseurs de Y institution domestique ne s'en croiraient
pas moins en droit d'agir comme ils l'ont fait jusqu'à nos jours. L'es-
clavage fût-il en désaccord avec les lois de la morale vulgaire, les
Américains devraient le maintenir par bonté d'âme, car le bien des
(i) Voyez Bancroft, History of the United States, vol. H, pages 99-106.
(2) n est vrai que, pour mieux conquérir le respect des Américains, les Indiens se sont
faits, eux aussi, propriétaires d'esclaves. Les Cherokees, établis à Touest de TArkansas,
possèdent plus de deux mille nègres.
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. 12S
nègres eux-mêmes l'exige! — Quel bonheur, disent les propriétaires
d'esclaves, quel bonheur pour les pauvres noirs d'avoir échangé
leur servitude sur les bords du Niger contre une servitude sur les
rivages du Mississipi ! Ils vivaient comme des animaux à l'ombre de
leurs baobabs, ils étaient vendus pour une bouteille d'eau-de-vie ou
faits captifs dans quelque guerre sanglante, ils avaient sans cesse à
craindre d*être sacrifiés vivans sur la tombe d'un chef. Pour eux,
aucun progrès; grossiers et nus comme leurs pères, ils n'avaient
d'autre joie que la satisfaction de leurs appétits matériels. Aujour-
d'hui les nègres d'Amérique sont encore esclaves, il est vrai; mais
ils ont quitté les ténèbres pour la lumière, la barbarie pour la civi-
lisation, l'idolâtrie pour le christianisme, en un mot la mort pour
la vie!
C'est donc par humanité que les négriers ont volé des millions de
noirs sur la côte d'Afrique, ont fomenté les guerres civiles dans tous
les petits royaumes de ce continent, ont entassé à fond de cale les
corps de tant de malheureux ! Ils étaient les hérauts de la civilisar
tion, et la postérité ne saura trop les bénir d'avoir accompli au péril
de leur vie ce grand œuvre du rapprochement des races. Ils pré-
tendent avoir fait, au nom de Mammon, par la ruse, le vol, l'assas-
sinat et la guerre civile, plus que ne peuvent faire les envahisse-
mens graduels et pacifiques du commerce, de l'émigration libre, de
l'éducation! Us ont rendu plus de services à l'humanité que les mis-
âonnaires du sud de l'Afrique! Pour tout dire, l'esclavage est, d'a^
près les logiciens du sud^ la base môme des sociétés, et sans Tasser-
vissement d'une moitié de l'humanité, le progrès serait impossible
pour l'autre moitié. Les propriétaires d'esclaves vont jusqu'à reven-
diquer une solidarité glorieuse avec ceux qui ont élevé le Parthénon
et gagné la bataille de Salamine. A les en croire, si la république
athénienne doit être à jamais l'éblouissement des âges, c'est que ses
libres citoyens pouvaient s'occuper de grabdes choses en laissant
les travaux serviles à des êtres dégradés. « Il est des hommes, dit
George Fitzhugh, un des plus éloquens défenseui'S de l'esclavage,
il est des hommes qui naissent tout bâtés, et il en ^st d'autres qui
naissent armés du fouet et de l'éperon... Toute société qui veut
changer cet ordre de choses institué par Dieu même est condamnée
d'avance à la destruction ! » Dût le monde entier les abandonner,
les planteurs se resteront fidèles à eux-mêmes; ils maintiendront
sans hésitation la légitimité de l'esclavage, car c'est là une ques-
tion de vie et de mort pour leurs institutions ainsi que pour leurs
personnes. Dans un élan d'éloquence, le gouverneur d'un état du sud,
M. Mac Duflie, s'écriait: « L'esclavage est la pierre angulaire de notre
édifice républicain! » Quel eflrayant aveu! Ainsi Washington en fon-
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lâi BEYUE DES DEUX MONDES.
dant la patrie américaine, Jefferson en inscrivant en tète de la consti-
tution nationale la déclaration que tous les hommes sont nés égaux,
auraient fait reposer la liberté des blancs sur l'esclavage de leurs
frères noirs! Ainsi cette terre de liberté, celle vers laquelle se sont
pendant un demi-siècle tournés les yeux de tous les opprimés d'Eu-
rope, vers laquelle coule incessamment un fleuve d'hommes cher-
chant à la fois le bien-être et l'indépendance, cette terre doit être
éternellement le cachot de plusieurs millions de noirs, afin d'as-
surer aux blancs le bonheur qu'ils viennent chercher 1 Pour expli-
quer son assertion, le gouverneur Mac DuflSe affirme que, dans toute
république viable, le pouvoir doit nécessaûrement appartenir à une
minorité intelligente et riche; or le meilleur moyen de lui assurer ce
pouvoir n'est-il pas d'asservir une moitié de la population en inté-
ressant l'autre moitié à l'état de choses existant par la certitude de
tout perdre, si une insurrection vient à triompher? D'un côté, la con-
servation de la république repose donc sur la terreur des esclaves;
de l'autre, la paix n'est garantie par les appréhensions des maîtres
qu'à la seule condition d'un effroi général. Que tous tremblent, les
blancs en présence des noirs, les noirs en présence des blancs : le
salut de la patrie est assuré! Telle est pour les esclavagistes amé-
ricains la garantie suprême du maintien de leurs institutions pré-
tendues libres.
L'exclamation de M. Mac Duffie ne se rapporte pas seulement aux
états à esclaves, elle se rapporte aussi d'une manière générale à la
république américaine tout entière. Elle n'est heureusement point
encore vraie, mais elle tend à le devenir, et si les états du nord ne
rejettent pas définitivement toute complicité avec ceux du sud, ils
seront malgré eux entraînés dans la même voie. Plus puissans, plus
riches, plus nombreux que leurs vobins, les hommes du nord ont
néanmoins jusqu'à présent cédé sur toutes les questions importantes.
Par le compromis de 1820, ils ont permis l'annexion du Missouri
aux terres de l'esclavage ; ils ont laissé arracher au Mexique l'état
du Texas, aujourd'hui transformé en pépinière d'esclaves; ils ont
abandonné la cause des colons du Kansas et pour ainsi dire autorisé
la guerre sauvage qui ensanglanta ce territoire; ils ont voté la loi
des esclaves fugitifs et décrété que le nègre, en s' échappant, volait
son propre corps; ils ont, par la voix du congrès, permis aux plan-
teurs d'introduire leur propriété vivante dans les territoires malgré
la volonté des habitans; par la voix du tribunal suprême, qui est la
conscience nationale elle-même, ils ont refusé tous les droits de
l'homme au nègre libre. Encore aujourd'hui ils prêtent leurs agens
et leurs soldats pour maintenir l'esclavage, empêcher l'insurrection
servile, ramener les nègres fugitifs ; ils célèbrent avec les planteurs
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l'eSCLATAGE aux ÉTATS-UNIS. 125
les mêmes fêtes en ITionneor d'une liberté qui n'existe que pour les
blancs. La constitution elle-même s'en va à la dérive, emportée,
comme une barque rompue, par un flot de lois et de décrets rendus
en l'honneur de l'esclavage. Puisque les hommes du nord n'ont cessé
d'imaginer des compromis avec les oppresseurs de la race noire,
ils sont devenus complices et solidaires de leurs actes; ils n'ont pas
même, comme Pilate, le droit de se laver les mains et de se procla-
mer innocens du sang injustement répandu. Le mal est très envahis-
sant de sa nature : si les états du nord ne séparent pas nettement
leur cause de celle des esclavagistes, leur liberté sera attaquée de
la gangrène, et la parole de M. Mac Duflîe deviendra complètement
vraie : « L'esclavage est la pierre angulaire de notre édifice républi-
cain ! » Ces institutions du sud, où les habitudes de la liberté se mé-
langent d'une manière intime avec les horreurs de l'esclavage, exer-
cent une influence tellement délétère que, même à Libéria, cette
république de nègres modelée sur le type de la république améri-
caine, la servitude a été rétablie avec tout son cortège de crimes.
L'esclavage domestique y existe ainsi qu'aux États-Unis, les indi-
gènes y sont achetés, vendus, battus et méprisés par leurs nouveaux
maîtres, comme le sont les nègres d'Amérique par leurs maîtres
blancs (1). « Les nouveau- venus sont étonnés, dit un missionnaire
noir de Libéria, en voyant les riches et les pauvres de la répu-
blique fouetter impunément leurs serviteurs ; mais on s'y habitue
facUement, et l'on voit dans cet usage du fouet non plus une injus-
tice, mais un mal nécessaire. »
On voit que les esclavagistes occupent une position très forte,
puisqu'ils s'appuient sur la propriété et sur la société elle-même;
mais leur plus solide alliée est la religion. Aflirmant, avec la plupart
des sectes chrétiennes, que le texte de la Bible est littéralement
mspiré par Dieu même , ils disent accepter les paroles de ce livre
comme la règle de leur conduite. En efiet, les textes bibliques ne
leur manquent point pour justifier l'esclavage. Ils racontent avec
onction l'histoire de la malédiction de Cham ; ils prouvent que, dans
le Décalogue même, la possession d'un homme par un autre homme
est formellement reconnue ; ils établissent sans peine que maintes
et maintes fois les législateurs et les prophètes, se disant inspirés
de Dieu, ont voué à l'esclavage ou à la mort les Jébusiens, les
Édomites, les Philistins et autres peuplades qui guerroyaient contre
les Hébreux. Ils aflirment aussi, en s' appuyant sur les textes, que
l'Évangile sanctionne implicitement la servitude, et ils citent l'exem-
ple de saint Paul renvoyant à son maître un esclave fugitif. Forts
(1) Voyez Dahomey and the Dahomans, by Frederick E. Forbes, London 1851.
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120 BEYUE DES DEUX MONDES.
de cet appui, ils ea appellent solennellement' au grand juge doat
ils se disent les apôtres : ils maudissent les abolitionistes comme
des blasphémateurs, des contempteurs de la parole divine; ils con-
damnent au feu à venir, comme du haut d'un tribunal céleste, toas
ceux qui voient un crime dans l'achat de l'homme par l'homme.
Ayant ainsi mis de leur côté le Dieu des armées, ils peuvent tout se
permettre; ils peuvent décréter le rétablissement de la traite*, la
mise en esclavage de tous les nègres libres, au besoin la mort pour
Tabolitioniste blanc : n'ont-ils pas pour eux l'exemple des prophètes,
des juges et des rois inspirés de la Judée? Le premier acte de la
législature de la Caroline du sud, en proclamant son indépendance,
a été de décréter un jour de jeûne solennel et d'invoquer le Tout-
Puissant « comme il convient à^un peuple moral et religieux. »
IL
Le problème de l'esclavage, un des plus terribles sans aucun
doute qui aient jamais été posés devant le genre humain, serait-il
donc insoluble par des moyens pacifiques?
Le moyen qui se présente au premier abord à l'esprit, — le rachat
intégral des esclaves américains, — ne serait praticable que s'il y
avait accord entre toas les peuples civilisés en vue de ce résultat,
car les finances d'aucun gouvernement isolé ne pourraient subvenir
à une semblable dépense. En 1848, la France a payé 126 millions
le rachat de ses esclaves, l'Angleterre avait voté dès 1837 la somme
bien plus considérable de 500 millions pour le même objet ; mais
si le gouvernement des États-Unis voulait faire de tous les esclaves
américains autant d'hommes libres en les achetant à leurs proprié-
taires, il faudrait, en adaptant l'évaluation minime de 1,000 dollars
par tête, grever le budget national d'une somme de 4 milliards
200 millions de dollars , soit plus de 20 milliards de francs. Quand
même les planteurs, avec une générosité dont ils n'ont guère donné
de preuves, se contenteraient de l'ancienne évaluation fictive de
600 dollars par esclave, évaluation adoptée jadis pour fixer la
quote-part des impôts, l'indemnité serait encore de 12 milliards.
En outre les propriétaires d'esclaves réclameraient sans aucun doute
12 milliards de plus pour les dédommager de la baisse subite et
inévitable du prix des terres. Quoi qu'il en soit, il est manifeste-
ment impossible de trouver pour le rachat des esclaves cette im-
mense rançon à laquelle chaque année qui s'écoule ajoute quelques
centaines de millions de plus. Admettons cependant que cette ef-
froyable somme puisse être payée, et que les nègres, esclaves au-
jourd'hui, redressent enfin leurs têtes : la question terrible n'est pas
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l'eSCLATAGE aux ÉTATS-UNIS. 127
encore résolue, les blancs et les noirs ne cessent point d'être ennemis
irréconciliables, Fablme de haine les sépare toujours, et le souve-
nir du passé condamne la race nègre à la misère ou à la mort. « Si
on libère nos esclaves, me disait un planteur, excellent homme qui
se calomniait certainement lui-même, mais ne calomniait point sa
caste, qu'on nous en paie d'abord la valeur intégrale, puis qu'on se
hâte de les éloigner du pays, car, je vous l'affirme, dix ans après
le jour de l'émancipation, il ne resterait plus un seul nègre dans le
pays ; nous les aurions tous exterminés à coups de carabine. » Le
sénateur Hammond prétend que les nègres donneraient le signal de
Tattaque, mais la conclusion à laquelle il arrive est la même que
celle du planteur : « Avant que plusieurs lunes ne fussent révo-
lues, s'écrie-t-il, la race africaine serait massacrée ou de nouveau
réduite en esclavage ! » Ainsi l'émancipation pacifique semble impos-
sible, et la lutte menace de se terminer comme à Saint-Domingue
par l'expulsion ou l'extermination de Tune des deux races ennemies.
Épouvantés de la perspective de guerre et de désordre offerte par
l'émancipation, la plupart des abolitionistes, et M*® Beecher Stowe
entre autres, proposent de renvoyer tous les nègres libres en Afri-
que, et de leur donner à coloniser et à civiliser ces côtes de Guinée
où leurs ancêtres ont été jadis volés par les négriers. Cette solution
du problème est tout simplement impossible. Pour exiler ainsi les
enclaves libérés du sol- de l'Amérique, il faudrait d'abord obtenir le
consentement des nègies, dont les conditions^d'hygiène ont été chan-
gées par le climat du Nouveau-Monde, et qui redoutent ajuste rai-
son le climat à la fois humide et torride de l'Afrique tropicale. Si on
les transportait malgré eux, on se rendrait coupable d'un forfait
semblable à celui qu'on a commis envers leurs ancêtres; on organi-
serait sur une échelle gigantesque la proscription en masse de plu-
sieurs milliers d'hommes. Non, puisqu'on a arraché les nègres à leur
première patrie, qu'on les laisse maintenant dans celle qu'on leur a
donnée ! lis sont nés en Amérique, ils y ont passé leur enfance, ils y
ont souffert : qu'ils puissent enfin y être heureux! Ils y ont été tor-
turés par des maîlres : qu'ils deviennent citoyens et jouissent de la
liberté! Le même sol qui a vu leur avilissement doit être le théâtre
de leur réhabilitation. Si plusieurs d'entre eux veulent contribuer
par leur travail à la prospérité de Libéria, les rapports entre les
deux continens et les progrès de la civilisation ne peuvent qu'y ga-
gner; mais n'est-il pas probable et même certain que presque tous
les nègres de l'Amérique du Nord se grouperont peu à peu dans les
îles merveilleuses de la mer azurée des Caraïbes, sur les plages du
golfe du Mexique, dans l'Amérique tropicale, où leurs frères ont déjà
fondé diverses républiques douées de tous les germes d'une grande
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128 BETUE DES DEUX MONDES.
prospérité future? Qui sait même sLles magnifiques pays que l'am-
bition du flibustier Walker avait baptisés du nom di empire indien
ne formeront pas quelque jour une vaste république de nègres?
Si les gouvernemens des états du sud étaient sages, ils tâcheraient
de conjurer les dangers de l'avenir par une émancipation graduelle
des esclaves. Us devraient d'abord proclamer la liberté de tous les
négrillons nés ou à nattre sur leurs plantations, puis les faire soi-
gneusement instruire dans les écoles publiques professionnelles, et
les rendre maîtres absolus de leurs actions à l'âge de vingt ans.
Tel est, moins l'instruction gratuite et obligatoire, le moyen qu'ont
adopté la plupart des états du nord et diverses républiques de
l'Amérique espagnole, afin d'obtenir l'extinction graduelle de l'es-
clavage ; telle était aussi la loi que la législature de la Virginie fut
sur le point de voter dans les sessions de 1881 et de 1832, et qu'elle
rejeta par haine des partis abolitionistes qui commençaient à agiter
l'empire. On devrait aussi permettre aux esclaves de se louer eux-
mêmes et de se racheter graduellement en accumulant leurs petites
épargnes, accorder au fils libre, ainsi que le stipulait dans les co-
lonies françaises la loi connue sous le nom de loi Mackau, le privi-
lège de libérer par son travail son père, sa mère, ou les autres mem-
bres de sa famille. Surtout il faudrait relever les nègres à leurs
propres yeux en offrant la liberté en prime à tous les esclaves qui
se distingueraient par leur amour du travail, leur intelligence, leurs
nobles actions : en prévision de la liberté , on formerait ainsi ime
génération qui en serait digne. Ces mêmes planteurs qui ont pu dé-
cider le gouvernement fédéral à faire offrir plusieurs fois la somme
de 200 millions de dollars, plus d'un milliard de francs, pour
l'achat de l'île dô Cuba, c'est-à-dire pour l'annexion d'un million
d'esclaves et l'aggravation des dangers qui les menacent, pourraient
bien consacrer cette même somme à la transformation d'un peuple
d'esclaves en un peuple d'hommes libres. En ayant recours à l'ex-
pédient de l'émancipation graduelle, les planteurs éviteraient une
effroyable guerre de races, sans avoir à craindre de se réduire eux-
mêmes à la mendicité. Pendant toute la durée d'une génération,
ils auraient le temps de se préparer à l'avènement de la liberté, ils
s'accoutumeraient à voir à côté d'eux une foule toujours grossis-
sante de nègres libres; ils se débarrasseraient peu à peu de leurs
préjugés et de leurs haines, et devant le monde se libéreraient du
crime qui pèse maintenant sur eux et les signale à la répulsion de
tous.
CTértams abolitionistes espèrent que les évasions de nègres fini-
ront par diminuer sensiblement le nombre des esclaves, et force-
ront peu à peu les maîtres à abandonner par lassitude leurs titres
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l'esclavage aux iTAT8*imiS. 120
de propriété. Malheureusement ces âmes naïves ne se font aucune
idée des obstacles presque insurmontables que rencontrent les nè-
gres ou les hommes de couleur fugitifs. Il est nuit : au clair de la
lune, l'esclave évadé voit disparaître derrière les champs de caunes
les lourdes cheminées de l'usine et les pacaniers de la cour seigneu-
riale. Il s'échappe par les fossés d'écoulement, afin qu'on ne puisse
suivre ses traces, puis il s'enfonce dans la forêt sous les sombres
cyprès aux racines noyées. Malgré les serpens enroulés autour des
troncs, malgré les chats-tigres qui rôdent au milieu des touffes de
lataniers, malgré les hurlemens lointains, toutes ces voix stridentes
ou sifflantes qui sortent des fourrés, malgré les frôlemens des pas
à demi étouffés, il court, redoutant moins les terreurs de la forêt
mystérieuse que la case où il vient de laisser femme, enfans, amis,
sous la menace du fouet de l'économe. Arrivé au bord d'un maré-
cage, il s'y jette, son couteau entre les dents, et nage dans la vase
liquide, effarouchant les crocodiles qui plongent à ses côtés et vont
chercher une retraite au plus épais des roseaux. Il atteint l'autre
bord tout couvert de limon et ^continue sa route, guidé seulement
par les étoiles qu'il entrevoit à travers le branchage. 11 faut qu'au
lever du jour il ait mis entre son maître et lui une large zone de
forêts et de bayous ^ il faut que les chiens ,cubanais, dogues au poil
roux, agiles comme des lévriers et dressés à la chasse de Thomme,
perdent sa piste et ne puissent le traquer dans sa retraite. 11 n'a
pour nourriture que des reptiles, les jeunes pousses des lataniers,
ou les fruits du nénuphar à grand' peine recueillis sur la surface des
eaux : peu lui importerait s'il avait du moins la conscience de sa
liberté et s'il osait regarder de l'œil d'un homme libre cette nature
inhospitalière dont il tente les solitudes inviolées; mais ses mem-
bres tremblent comme la feuille, à chaque instant il croit enten-
dre les courts aboiemens du terrible chien de chasse, il s'attend
à voir à travers le feuillage reluire le canon de la carabine du maî-
tre. Malgré sa fuite, il ne s'appartient pas : il est toujours esclave;
il ne peut jouir un seul moment de sa liberté si chèrement achetée.
Le jour, il se blottit dans les broussailles à côté des serpens et des
lézards; la nuit, il marche vers le nord ou vers l'ouest, se hasar-
dant parfois sur la lisière de quelque plantation pour cueillir des épis
de maïs ou déterrer des pommes de terre.
Pendant ce voyage de mille lieues entrepris dans l'espoir presque
insensé d'atteindre la terre de liberté dont il a vaguement ouï par-
ler, qu'il se garde surtout de se laisser entrevoir par un homme à
peau blanche ou même par un noir, frère corrompu qui pourrait le
trahir I Qu'il soit plus solitaire et plus farouche que le loup, car on
le considère aussi comme une bête fauve, et si le bruit de son pas-
Tom XXXI. 9
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
sage se répand, on organise aussitôt une battue pour sa capture.
Chaque homme est son ennemi, le blanc parce qu'il est libre, le
nègre parce qu'il est encore esclave; il ne peut compter que sur
lui-même dans cet immense territoire, qu'il mettra des mois ou des
années à franchir! Le plus souvent, il n'arrive pas au terme de son
voyage; il se noie dans quelque marécage, il meurt de faim dans la
forêt, ou bien il est suivi à la piste par des chasseurs d'hommes,
saisi à la gorge par le dogue d'un planteur et mené à coups de
fouet dans la geôle la plus voisine. Là on commence par le flageller
jusqu'au sang, on lui met au cou un collier de fer armé de deux
longues pointes qui se recourbent en cornes de chaque côté de la
tête; puis on le condamne aux travaux forcés jusqu'à l'arrivée du
maître.
La perspective de tant de dangers à braver et d'un si terrible
insuccès effraie la plupart des esclaves qui désireraient recouvrer
leur liberté; le nombre de ceux qui tentent ainsi l'impossible n'at-
teint probablement pas deux mille par an , et la population totale
des nègres réfugiés dans les provinces anglaises du Canada s'élève
au plus à quarante ou quarante-cinq mille. Même parmi les esclaves
fugitifs, on aurait tort de voir toujours des amans de la liberté ca-
pables de braver famine et dangers pour redresser la tête en levant
vers le ciel leurs mains libres d'entraves. La plupart des nègres
marrons y abrutis par la servitude, ne cherchent à s'assurer que le
loisir. D'ordinaire ils s'enfuient avant le commencement des grands
travaux de l'année, et pendant que leurs compagnons d'esclavage
abreuvent les sillons de leurs sueurs, ils sont nichés dans un gerbier
d'où ils surveillent d'un œil superbe tous les travaux de la planta-
tion, ou bien ils parcourent les cy^rières à la poursuite des sarigues
et des écureuils. La nuit, ils s'introduisent dans les cours, comme
des renards, pour voler des poules et des épis de maïs. Les plan-
teurs connaissent la mollesse et la lâcheté de ces nègres et s'abstien-
nent de les poursuivre, sachant bien qu'ils viendront se livrer tôt ou
tard. En effet, quand ces fugitifs commencent à maigrir, quand ils sont
las de leurs courses aventureuses dans la forêt, et que la saison des
grands travaux est passée, ils se présentent de nouveau devant leurs
maîtres, et ils en sont quittes pour une cinquantaine de coups de
fouet et un carcan de fer autour du cou. Que leur in^porte? L'année
suivante, à pareille époque, ils recommenceront leurs douces flâne-
ries à travers les bois et les champs. Il n*est peut-être pas dans les
États-Unis une seule grande plantation qui ne compte un ou plu-
sieurs de ces nègres coutumiers de marronnage. En revanche, on cite
à peine un ou deux exemples d'esclaves qui aient refusé tout travail
par sentiment de leur dignité et préféré se suicider sous les yeux de
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l'esclavage kVfi ÉTATS-UNIS. 131
leurs maîtres ou se casser le bras dans les engrenages de l'usine. Ce
refus héroïque du travail, si général chez les Indiens réduits en es-
clavage, est extrêmement rare chez le nègre ; pour s'affranchir, il
court rarement au-devant de la mort.
Dans les conditions actuelles, une sérieuse insurrection des esclaves
américains semble assez improbable, et ceux qui font de la liberté
des noirs l'espérance de leur vie ne doivent guère compter sur une
émancipation violente pour un avenir prochain. Li\Tés à eux-mêmes,
les nègres d'Amérique ne se révolteront certainement pas, car ils
n'ont jamais connu la liberté. Au moins les esclaves de Saint-Do-
mingue se rappelaient en grand nombre les plages et les marais
de l'Afrique, les fleuves, les lacs immenses et les forêts de baobabs;
ils avaient des traditions de liberté. L'esclave américain est né dans
l'esclavage, son père avant lui et son grand-père étaient esclaves;
toutes ses traditions sont des traditions de servitude; il voit tous
ses ancêtres une bêche à la mam , son taattre est devenu pour lui
une institution, le destin lui-même; rêver la liberté, c'est rêver
l'impossible. Aussi dur que soit son labeur, il y est habitué autâtit
qu'on peut l'être; les coups de fouet sont pour lui un des nombreux,
mais nécessaires désagrémens de la vie. Il les subit avec une rési-
gnation de fataliste, car il a perdu ce désir de vengeance brutale du
barbare qui frappe quand il est frappé, et il n'a pas encore la di-
gnité de l'homme libre qui brise en même temps les entraves mo-
rales et les chaînes de fer. Aussi les propriétaires d'esclaves redou-
tent fort peu une insurrection spontanée, ils feignent même de ne
craindre aucun mouvement sérieux dans le cas d'une guerre avec
l'étranger ou avec les états du .nord; d'après eux, le nègre asservi
n'est jamais un homme et ne peut comprendre le langage de la li-
berté. Il est possible en effet qu'à l'origine même d'une guerre la po-
pulation esclave restât soumise : lors de la courageuse tentative de
John Brown, on a vu les nègres libérés refuser eux-mêmes de prendre
les armes; habitués à l'obéissance, ils demandaient à continuer leurs
travaux serviles, comme si l'heure de la liberté n'eût pas déjà sonné.
Les dangers ne pouvaient devenir imminens pour les maîtres que
si cette lutte, commencée par des blancs, se fût prolongée pendant
quelques semaines.
A tort ou à raison, les planteurs du sud voient plus de sécurité
que de sujets de crainte dans la possession d'un grand nombre d'es-
claves, car plus ils auront de nègres à leur service , et plus ils
décourageront le travail libre, forçant à l'émigration tous les blancs
non propriétaires d'esclaves. Leur idéal serait de rester seuls dans
le pays avec leurs chiourmes de noirs, sans que pereonne vînt ja-
mais s'ingérer dans leurs affaires. Aussi demandent-ils impérieu-
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132 BEYUB DBS DEUX HONDEâ«
sèment le rappel des lois qui abolissent la traite, ils réclament le
droit inaliénable des citoyens libres de pouvoir voler des noirs par
milliers sur les côtes d'Afrique» pour les faire travailler dans les
marais fiévreux des Carolines et de la Floride. Plusieurs fois les
législateurs de la Caroline du sud et des états limitrophes ont de-
mandé que les nègres capturés sur les navires négriers par les croi-
seurs américains fussent vendus comme esclaves « et déjà en 1858
les officiers fédéraux ont été obligés de faire pointer les canons d'un
fort sur la populace de Charleston pour sauver une cargaison de
noirs délivrés.
En fait, la traite des nègres, officiellement abolie en 1808 mal-
gré l'opposition du Massachusetts et de quelques autres états, est
rétablie, et s'exerce avec le même accompagnement d'horreurs
qu'autrefois. Des armateurs de Boston, de New-York, de Charles-
ton, de la Nouvelle -Orléans, fondent des sociétés par actions de
1,000 dollars chacune, et font'appel aux capitaux, comme ils le
feraient pour une entreprise commerciale ordinaire. La perspective
d'un bénéfice considérable attire un grand nombre de bailleurs de
fonds, et bientôt de magnifiques navires, dont la destination n'est
un mystère pour personne, mais qui sont munis de papiers parfaite-
ment en règle, quittent le port et cinglent vers La Havane, où ils
prennent leur provision d'eau, — du rhum et des fusils pour com-
mercer avec les marchands de nègres, — des ceps et des menottes
pour amarrer leur cargaison future. D'avance la compagnie expédie
sur les côtes de Guinée ou de Mozambique des agens chargés d'ache-
ter des esclaves et de signaler aux négriers la présence des croiseurs
par de grands feux allumés sur la plage ; quelquefois aussi elle en-
voie à la côte d'Afrique de petits navires pourvus des provisions né-
cessaires. Les bâtimens de la compagnie, souples et légers clippers^
qui volent comme'des oiseaux devant la brise, mouillent à l'endroit
convenu, embarquant les hommes troqués contre quelques barri-
ques d'eau-de-vie, et remettent aussitôt le cap sur l'île de Cuba, où
des autorités complices vérifient les marchandises et visent les pa-
piers du capitaine. Si les navires, malgré leur agilité, ne peuvent
échapper à la poursuite des frégates anglaises, il leur reste toujours
la suprême ressource de hisser l'inviolable drapeau américain. Se
mettant ainsi sous la protection de la glorieuse république, ils peu-
vent être sûrs d'être épargnés, et quand même ils seraient menés
dans un poft des États-Unis, à Norfolk ou à New- York, ils n'igno-
rent point que la complicité morale et les temporisations de leurs
juges les rendront bientôt à la liberté.
Les profits d'un pareil commerce sont énormes. Autrefois, lors-
qu'un seul navire sur trois échappait aux croiseurs, le négrier réa-
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. 13S
lisait un bénéGce considérable, et depuis que de grandes compa-
gnies d'actionnaires ont remplacé l'industrie privée, les profits ont
singulièrement augmenté, car les risques diminuent progressive-
ment à mesure qu'on emploie un plus grand nombre de bâtimens.
On a calculé qu'en sauvant un seul navire sur six, on pourrait, par
la vente de la cargaison humaine, réaliser encore un très joli béné-
fice, défalcation faite de toutes les dépenses. Or les croiseurs an-
glais et américains ne capturent guère qu'un négrier sur trois, et
l'esclave acheté de 20 à 100 francs sur la côte de Guinée est re-
vendu en moyenne plus de 1,000 fr. aux planteurs de Cuba. Les
capitaines de navires négriers, après avoir débarqué leur cargaison,
abandonnent parfois leurs bâtimens au milieu des éci^ils; la perte
d'un navire ébrèche à peine leur énorme bénéfice. Un négrier, don
Eugenio Vinas , a réalisé en 1859 , à son quatre-vingt-cinquième
voyage, sur une cargaison de douze cents nègres, dont quatre cent
cinquante sont morts en route, un bénéfice net de 900,000 fr., sans
compter 500,000 fr. distribués généreusement aux autorités cuba-
naises. En 1857, on estimait les profits des sociétés de traite à l',A0O
pour 100 dans la seule année. Ce sont là des chiffres de nature à faire
impression sur les spéculateurs yankees; aussi les actions des compa-
gnies de négriers sont-elles en grande faveur sur les marchés de
New- York et de Boston, et les navires qui vont acheter du bois d'é^
bêne sur la c6te de Guinée sont accompagnés dans leur traversée
par les vœux de bien des négocians, d'ailleurs très pieux et très
honorables. Dans les deux seuls mois de mars et d'avril 1858, cin-
quante navires, presque tous américains et pouvant contenir envi-
ron six cent cinquante esclaves chacun, sont partis de La Havane.
On peut évaluer à quatre-vingt-dix environ le nombre des bâtimens
employés au service de la traite entre l'tle de Cuba et l'Afrique.
Quarante mille esclaves sont débarqués chaque année dans les ports
de l'Ile : c'est donc bien inutilement que les vaisseaux anglais croi-
sent depuis quarante ans dans l'Atlantique à la recherche des né-
griers; le milliard dépensé par le gouvernement anglais pour les
croisières n'a servi qu'à rendre la traite plus horrible.
Ces quarante mille noirs ne restent pas tous dans l'tle de Cuba;
un grand nombre d'entre eux sont importés aux États-Unis sur des
bateaux pécheurs. En outre, des cargaisons d'esclaves sont directe-
ment expédiées de Guinée aux états du sud , ainsi que l'a prouvé
l'aflaire du négrier Wanderer. Cependant, en Amérique comme en
tant d'autres colonies, on cherche à recruter de nouveaux esclaves
sous le nom moins odieux d'engagés ou d'immigrans libres. Ainsi la
législature de la Louisiane a récemment chargé la maison de com-
merce Brigham d'introduire dans l'état deux mille cinq cents Afri-
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ISA REVUE DES DEUX MONDES.
caios libres, à la condition d'obtenir de ces Africains un engagement
pour une période d'au moins quinze années. Les raisons invoquées
par le rapporteur sont d'une étrange hypocrisie. A l'en croire, il s'agit
surtout d'assurer le bonheur de ces noirs, de les faire passer de la
servitude la plus abjecte, des ténèbres de l'intelligence, de la dé-
gradation morale, à une liberté relative, à une vie de travail adou-
cie par l'influence heureuse du christianisme; il s'agit de procurer
à «es infortunés Africains toutes les douceurs de la vie des esclaves
d'Amérique, « les gens les plus, heureux qui vivent sous le so-
leil... D'ailleurs l'introduction de nègres libres dans l'état et leur
vie en commun avec les esclaves ne peuvent créer aucun danger,
car la couleur de leur peau, leur ignorance, leurs habitudes, le genre
de travail qu'on exigera d'eux, les mettront exactement sur le même
niveau que les esclaves déjà établis dans le pays. Et quand le terme
de leur engagement sera expiré, il nous suffit de dire [we need say
no more) qu'ils pourront s'engager de nouveau, ne fût-ce que pour
une période qui leur permette d'acquérir les moyens de retourner
dans leur patrie ou dans la république de Libéria, dont ils appré-
cieront les institutions libérales et chrétiennes, grâce à l'apprentis-
sage qu'ils en auront fait sur le sol américain. » Enfin le rapporteur
termine par un argument devant lequel toute opposition doit cé-
der. « Ceux, dit-il, qui, sous prétexte d'humanité ou de philanthro-
pie chrétienne, repoussent l'introduction sur le sol louisianais de
ces Africains sauvages, ignorans^ dégradés, non-seulement s'ap-
puient sur de faux raisonnemens, mais encore, sans le savoir, se
rangent du côté de nos adversaires, les abolitionistes du nord! »> Qui
peut douter, après cette harangue, que la prétendue immigi-ation
libre ne soit en réalité l'esclavage lui-même sous une forme non
moins odieuse?
Quel sera le résultat inévitable du rétablissement de la traite, si
les états du sud, libres enfin d'agir à leur guise, en arrivent à
violer ouvertement les lois fédérales? Ce sera l'aggravation de la
mortalité parmi les nègres d'Amérique, et par conséquent le man-
que de bras. Il deviendra plus coûteux d'élever un enfant noir pen-
dant de longues années que d'acheter un robuste travailleur. Sans
que pour cela les maîtres aient conscience de leur barbarie, ils s'oc-
cuperont moins de la santé des négrillons, et ils les laisseront mou*
rîr, ou bien, comme les planteurs de Cuba, ils n'achèteront plus de
femmes et n'importeront que des hommes dans la force de l'âge.
Le marché étant constamment fourni de travailleurs à bas prix,
les planteurs craindront aussi beaucoup moins de surmener leurs
nègres. Ce qui s'est vu à la Jamaïque, dans les petites Antilles, au
Brésil, 011, malgré l'introduction constante de nouveaux esclaves, le
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. 135
nombre total de la population de couleur diminuait constamment, se
renouvellera peut-être aux États-Unis. En même temps les besoins
des planteurs développeront la traite sur une échelle toujours plus
étendue, et TAfrique ne sera plus considérée par eux que comme un
immense dépôt oh il suffira de puiser pour combler les vides faits
dans les rangs des esclaves américains. Ne voyons-nous pas les ha-
bitans de Maurice et de la Réunion s'occuper bien plus de faire ve-
nir de nouveaux travailleurs que d'utiliser ceux qu'ils ont déjà sous
la main? Et cependant ces créoles n'ont pas, comme les planteurs
de l'Amérique, le malheur d'être les maîtres absolus des hommes
qu'on leur amène de par-delà les mers.
Les faits que nous avons cités prouvent combien sont difficiles à
surmonter les obstacles qui s'opposent à la libération des esclaves
d'Amérique; mais, il faut l'avouer avec tristesse, ce qui fait la plus
grande force des esclavagistes, ce n'est pas leur terrible solidarité,
ni l'audace effrayante avec laquelle ils se jettent dans les hasards
de la traite; ce n'est pas la lâcheté ni l'ignorance de leurs nègres :
c'est l'inconséquence de leurs ennemis du nord. On sait combien il
est facile de se laisser abuser par les mots et d'accepter paresseuse-
ment des opinions toutes faites, même à l'endroit des choses les plus
graves. C'est ainsi que dans le monde entier la plupart de ceux
qui s'occupent plus ou moins vaguement de politique sont d'ac-
cord pour admettre que les abolitionistes n'ont d'autre vœu que
Témancipation des noirs, leur admission comme citoyens dans la
grande communauté républicaine, la fraternité des racés, la récon-
ciliation universelle. Hélas! il en est tout autrement, et la plupart
des abolitionistes ne réclament l'extinction de l'esclavage que pour
éviter aux blancs la concurrence du travail servile : c'est par haine,
non par amour des noirs, qu'ils demandent l'affranchissement des
déshérités. Certainement il est dans les rangs du parti républi-
cain bien des hommes de dévouement et d'héroïsme qui voient
des frères dans ces esclaves à peau noire, et ne craindraient pas de
donner leur vie pour la cause de la liberté. Garrison, l'imprimeur
indomptable, Dana, Gerritt Smith, bieii d'autres encore se laissent
abreuver d'outrages, et rien n'a pu dompter leur énergique amour
de la race vaincue; le publiciste Bayley, sachant qu'un mot de
liberté prononcé devant les opprimés vaut mieux que de grands
discours tenus à des hommes libres, installe ses presses dans le
Kentucky en plein territoire ennemi, et pendant plusieurs années,
aidé de ses nobles (ils et de ses ouvriers, repousse les attaques
des incendiaires et des assassins; Sumner, indignement insulté
et battu comme un esclave en plein sénat, devant les représentans
de la république, retourne courageusement à son poste combattre
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
ces ennemis qui, ne pouvant lui répondre, ont voulu le déshonorer;
Thomas Garrett, le quaker héroïque, procure pendant sa vie une
retraite, des secours et la liberté à plus de deux mille esclaves fugi-
tifs; John Brown et ses compagnons luttent noblement et meurent
plus noblement encore. Une femme aussi. M'"* Beecher Stowe, a pu
intéresser le monde entier à la cause du nègre opprimé; elle a fait
pleurer d'innombrables lecteurs, elle a du coup rangé parmi les abo-
litionistes toutes les femmes, tous les enfans, tous les cœurs accessi-
bles à la pitié. Et que dire de tant d'autres héros aux noms inconnus,
qui, au mépris des lois iniques de leur patrie, ont délivré des esclaves,
les ont aidés dans leur fuite vers le Canada, les ont défendus au péril
(le leur vie, et, saisis par les planteurs, ont été pendus à une branche
sans autre forme de procès? Le nombre de ces hommes de cœur a,
nous le croyons, beaucoup augmenté dans ces dernières années;
n^alfaeureusement il n'est pas encore assez considérable pour con-
stituer un parti , et ceux qui entreprennent la croisade électorale
contre l'esclavage, ceux qui nomment la majorité des représentans
dans le congrès de Washington et tiennent aujourd'hui le sort de la
république entre leurs mains, sont animés en général par des mo-
biles tout autres que le dévouement et la justice : ils ont en vue
leurs intérêts matériels, et non le bonheur des nègres. Dans leurs
philippiques contre les habitans du sud, les hommes du nord ne
sont pas avares des mots de justice et de liberté; mais on ne s'a-
perçoit point que, dans leurs propres états, ils s'efforcent d'élever
les nègres à leur niveau. Des prédicateurs de la Nouvelle-Angleterre
tonnent du haut de leurs chaires contre le péché de l'esclavage, des
poètes marquent dans leurs vers brùlans les ignobles marchands
d'esclaves, des comités de dames se réunissent pour lire des bro-
chures abolitionistes , des ouvriers s'assemblent en tumulte pour
arracher un esclave fugitif des mains de ses persécuteurs; mais ces
défenseurs si zélés pour la cause de leurs frères asservis dans les
plantations lointaines ne se souviennent pas qu'ils ont près d'eux des
frères noirs qu'ils pourraient aider et aimer : ils ne peuvent chérir
les nègres s'ils n'habitent au sud du 36* degré de latitude.
On l'a vu récemment, lors de la guerre du Ransas entre les plan-
teurs du Missouri et les colons venus de New- York et du Massachu-
setts. Dans ce nouveau territou*e, les hommes de liberté et les
hommes d'autorité s'étaient donné rendez-vous en champ clos : l'a-
venir était aux prises avec le passé, la république démocratiq^ue
avec la féodalité esclavagiste. Que n'espérait-on pas de cette lutte
suprême entre les deux principes, de ce choc entre le bien et le
mal I Enfm les abolitionistes triomphans allaient travailler au bon-
heur de la race nègre si longtemps sacrifiée, ils allaient fonder un
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L*ESCLATÂGE AUX ÉTATS-UNIS. 187
état où la liberté ne serait pas un vain mot, od la justice serait la
même pour les hommes de toutes les races, où le soleil luirait éga-
lement pour tous! La fusion allait s'opérer entre les noirs et les
blancs; un refuge s'ouvrait à tous les fugitifs, la liberté conviait
tous les esclaves à un banquet fraternel d'amour et de paix. C'était
l'attente universelle, et les hommes de progrès tressaillaient d'aise
en pensant à la victoire prochaine des abolitionistes de Lawrence
et de Topeka. Qu'ont -ils fait cependant? Au lieu de donner des
armes aux nègres fugitifs et de leur dire : « Défendez- vous 1 » ils
ont commencé par expulser tous les hommes de couleur qui habi-
taient le territoire; puis ils ont inscrit en tête de la constitution qu'ils
votaient une défense formelle à tout nègre, qu'il fût esclave ou libre,
de jamais mettre le pied sur leur territoire. Le blanc seul peut
avoir une patrie : peu importe que le noir vive ou meure sur la
terre d'esclavage; mais que jamais il ne vienne souiller de sa pré-
sence une terre de liberté ! Il est vrai que cette décision des free-
soilers du Kansas n'a pas été acceptée par John Brown, Montgomery
et d'autres abolitionistes militans qui 6nt libéré un grand nombre de
nègres missouriens et les ont expédiés vers le Canada; mais elle n'en
a pas moins été rendue. Telle a été aussi la décision du nouvel état
de rOrégon, celle de F Illinois et de plusieurs autres états qui ne
manquent jamais d'envoyer au congrès de chauds défenseurs de la
liberté. L'Ohio, qui s'était toujours vanté de sa généreuse hospita-
lité envers les nègres libres, vient de décider, par Torgane de sa
cour suprême, que les enfans de couleur ne pourront désormais être
admis dans les écoles primaires fréquentées par les blancs. A peine
l'état de New- York avait-il donné la grande majorité de ses voix à
M. Lincoln dans l'élection présidentielle de 1860, qu'il votait en
masse contre là concession du droit de suffrage aux nègres qui ne
possédaient pas 150 dollars. Après avoir vu les injustices commises
par les esclavagistes contre les nègres, il nous est sans doute réservé
de voir celles que commettront les abolitionistes triomphans.
La raison avouée de cette exclusion des noirs est une prétendue
incompatibilité entre les hommes des deux races; mais la raison vé-
ritable est que les nègres, en offrant leurs bras dans le grand mar-
ché du travail, font une concurrence sérieuse aux blancs et déter-
minent une dépréciation dans le taux des salaires. Quatre millions
d'esclaves, mal logés, mal vêtus, mal nourris, produisent le tabac
et d'autres denrées à meilleur marché que les agriculteurs du nord
ne peuvent les fournir; de même, si des millions de nègres libres
étaient admis dans les états du nord, tous les ouvriers blancs de-
vraient immédiatement se contenter pour leur travail d*une rému-
nération comparativement bien plus /aible qu'aujourd'hui : c'en
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138 REVUE DES DEUX MONDES.
est assez pour que les nègres soient mis au ban da la république.
Une seule et raême raison» la haine de toute concurrence, rend
ainsi les habitans du nord à la fois abolitionistes et négrophobes.
Que de fois à Cincinnati et dans d'autres grandes villes des états
libres les ouvriers blancs se sont mis en grève pour obliger les pro-
priétaires des fabriques ou les entrepreneurs de constructions à
renvoyer les nègres qu ils faisaient travailler! Il en est de même à
Saint-Louis, la métropole des états mississipiens et peut-être la fu-
ture capitale des États-Unis. Dans cette ville, le parti négrophobe
ou soi-disant républicain l'emporte d'ordinaire dans les élections
municipales; mais, sous prétexte de donner la liberté aux noirs, la
plupart des votans n'ont en vue que de les affamer et de les exter-
miner par la misère. Les planteurs du Missouri, qui, lors de la
guerre du Kansas, se sont hâtés de vendre leurs nègres sur les mar-
chés du sud, afin de se prémunir contre l'insurrection de ces es-
claves ou l'invasion des bandes de John Brown, sont aussi devenus
abolitionistes à leur manière depuis que leur fortune ne repose plus
sur le travail servile. N'ayatt plus d'esclaves, rien n'est plus natu-
rel pour eux que de se faire les ennemis acharnés de ceux qui ea
possèdent. Il ne faut donc point s'étonner si beaucoup de nègres in-
telligens redoutent leurs prétendus libérateurs bien plus encore que
leurs maîtres : pour ceux-ci, ils ne sont que hors la loi; pour les
hommes du nord, ils sont souvent hors l'humanité.
Aussi la vie du nègre libre dans les états du nord, toujours plus que
difficile, est-elle souvent même intolérable. Tandis que la population
de couleur augmente dans les états à esclaves avec une rapidité sans
égale, elle reste stationnaire ou ne s'accroît qu'avec une extrême
lenteur dans la prétendue terre de liberté. Le recensement de l'état
de New- York prouve que le nombre des hommes de couleur a di-
minué de 3,000 en cinq années, de 1850 à 1855, tandis que la
population blanche s'élevait de 3 millions à 3,500,000. En même
temps la population de couleur se dégradait et s'avilissait par les dé-
bauches, s'atrophiait par des maladies de toute espèce. Dans la ville
de New- York, qui compte environ 10,000 personnes de couleur, la
plupart des hommes de sang mêlé tiennent des cabarets de bas
étage, pu bien se promèneat sur les quais du port à la recherche de
travaux serviles; les femmes, nées et élevées dans les taudis les plus
affreux, se livrent à une abjecte prostitution; les enfans, rongés de
scrofules et de vermine, sont dès leur naissance de vils parias con-
damnés à l'infamie. Les noirs et les mulâtres qui exercent une pro-
fession régulière dans la grande cité forment au plus la sixième
partie de la population de couleur; ils sont presque tous hommes de
peine. Les six médecins, les sept instituteurs et les treize pasteurs
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. 139
comptés parmieux en 1850 exerçaient leur profession uniquement
au service de leurs frères de couleur. Dans les autres grandes villes
du nord, les Africains, sans être aussi malheureux qu*à New- York,
sont en général très misérables. Et pourquoi les noirs des états
libres sont-ils ainsi en proie au vice, à la misère et à la njaladie, si
ce n'est parce que toutes les carrières honorables leur sont fermées
et les ateliers interdits? Ils ne peuvent travailler à côté du blanc,
monter dans la même voiture, manger à la même table (1), s'as-
seoir dans la même église pour adorer le même Dieu. Les mi-
nistres, qui, du haut de leurs chaires, invoquent le Seigneur en
faveur des opprimés de toutes les nations, s'abstiennent, par déli-
catesse envers les blancs, de dire un seul mot des nègres. Ceux-ci
ont des voitures, des églises et des écoles à part. A Boston, capitale
de l'abolitionisme, il n'existe qu'une seule école noire, et les en-
fans de couleur doivent s'y rendre d'une distance de plusieurs ki-
lomètres. Et cependant les gens de sang mêlé ont une telle ambition
de se rapprocher des blancs qu'ils fréquentent assidûment les rares
écoles ouvertes pour eux , et sont en moyenne plus instruits que les
blancs des états du sud (2) ; mais, çn dépit de leurs efforts, ils sont
rejetés dans le déshonneur.
Si les états du nord étaient une terre de liberté, comme on se
plaît à l'affirmer, on pourrait compter par centaines de mille les
esclaves fugitifs. En été, lorsque l'Ohio n'est plus qu'un mince filet
d'eau serpentant à travers les galets, tous les esclaves des propriétés
de la Virginie et du Kentucky situées sur ses bords pourraient s'en-
fuir sans difficulté et gagner la terre promise. Ainsi , de proche en
proche, le vide se ferait dans les plantations des frontières, et bien-
tôt les planteurs ne pourraient empêcher la désertion qu'en main-
tenant des armées permanentes; mais les bords de l'Ohio sont gardés
par l'égoïsme et l'avidité des riverains bien mieux qu'ils ne le se-
raient par une armée ou par une muraille de fer. Les nègres n'osent
franchir le fleuve, parce qu'au-delà ils s* attendent à ne voir que des
ennemis. Quand même les autorités fédérales n'oseraient les pour-
suivre dans la crainte de se heurter contre le patriotisme chatouil-
(i) On attribue en général au souvenir d*aflh>nts de cette espèce le refus opposé par
Kamehameba IV à la ratification du traité de cession des lies Sandwich (]^'avait conclu
son père. Voyageant dans la république américaine en sa qualité de prinoe royal, on lui
défendit en plusieurs villes de s'asseoir à la même table que les citoyens ^ TUnion. .
(2) D'après le recensement de 1^50, sur une population de 196,016 personnes de cou-
leur habitant le nord, 22,043, plus d*un neuvième, fréquentaient les écoles. Pour les
blancs du sud, la proportion est de moins d'on dixième. Dans le Blassachdsetts, la popu-
lation de couleur envoie aux écoles un sixième dé son effectif : c*est dire que les nègres
libres de cet état n*ont rien à envier à la Prusse sous le report de Tinstruction él^
mentaire.
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140 BEVUE DES DEUX MONDES.
leux des habitans de TObio, les fugitifs ne saursdent éviter la mi^
sëre et la faim. Ainsi le point d'appui le plus solide de l'esclavage
est le mépris que la grande majorité des soi-disant abolitionistes
du nord affichent eux-mêmes pour les nègres. Les planteurs peuvent
justement affirmer que leurs esclaves sont mieux soignés, mieux
nourris, moins soupçonnés, moins méprisés et matériellement plus
heureux que ne le sont les pauvres nègres libres du nord; ils peu-
vent déclarer, sans crainte d'être contredits, que les propriétabres
les plus cruels envers 1^ esclaves, ceux qui exercent leurs préten-
dus droits de maîtres avec la plus grande rigueur, sont des spécu-
• lateurs venus des états yankees; ils prouvent aussi que presque tous
les négriers sont armés et équipés dans les ports de New-York et
de la Nouvelle-Angleterre au vu et au su de tout le monde. Entre
les planteurs et la majorité des membres du parti républicain, il
n'existe donc pas de lutte de principes, mais seulement une lutte
d'intérêts. C'est là ce qui fait la force des esclavagistes : comme le
satyre de la fable, ils ne soufflent pas tour à tour le froid et le chaud
de leurs lèvres perfides. *
Un signe infaillible du mépris dans lequel les gens du nord tien-
nent la race nègre, c'est qu'on n'entend jamais parler de mariages
entre jeunes gens de race différente; l'avilissement dans lequel le
mépris public a fait tomber les nègres libres est tel que l'amour lui-
même ne peut jamais les relever jusqu'à la dignité d'hommes. Sous
ce rapport, la littérature américaine, reflet de la nation qui l'a pro-
duite, exprime bien par son silence l'antipathie universelle pour la
race déchue. Le roman abolitioniste n'a point encore eu la hardiesse
d'unir par les liens de l'amour et du mariage un nègre intelligent,
généreux, tendre, éloquent, avec la blanche fille d'un patricien de
la république : c'est qu'en effet un semblable mariage serait con-
sidéré comme abominable par la morale américaine. Toute femme
qui contracterait une semblable union perdrait sa caste comme la
fille du brabmine épousant un paria, et bien des années s'écoule-
ront peut-être avant qu'on puisse en citer un seul exemple.
IIL
Après avoir indiqué les obstacles qui s'opposent dans l'Amérique
du Nord à la réconciliation de la race noire et de la race blanche, il
est nécessaire de signaler les faits qui prouvent combien est instable
l'équilibre d'une pareille situation et combien l'affranchissement des
esclaves devient indispensable sous peine de déchéance et de ruine
absolue pour les états du sud. Rien n'atteste mieux les funestes effets
de l'esclavage que le contraste offert par les deux moitiés de la repu-
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. l&i
faliqae américaine. Les états du sud semblent avoir tout ce qu'il faut
pour distancer les états du nord dans la concurrence vers le progrès :
terres d'une exubérante fertilité, ports excellons « baies intérieures,
fleuves sans pareils, climat agréable, population intelligente. Les
créoles sont en général grands, forts, adroits : l'instruction sé-
rieuse et profonde est beaucoup plus rare chez eux que chez leurs
compatriotes des états libres; mais ils y suppléent par une grande
présence d'esprit, un instinct divinatoire, une remarquable abon-
dance de paroles, de la clarté dans les discussions. La fréquenta-
tion des sociétés élégantes développe chez eux l'esprit, l'urbanité et
d'autres qualités aimables; l'habitude du commandement leur donne
une démarche fiëre, un port de tête hautain, une manière de s'ex-
primer mâle et résolue. Comme les Spartiates qui montraient à leurs
enfans les esclaves plongés dans l'ivresse, ils s'enorgueillissent en
proportion du mépris qu'ils éprouvent pour leurs nègres avilis; ils
sont plus grands à leurs propres yeux de toute la distance qui les
sépare des êtres qu'ils ont abrutis. Impatiens de contradiction et
pointilleux sur les questions d'amour-propre, ils se laissent souvent
emporter par la t^olère, et quand ils croient leur honneur en jeu,
ils ne craignent pas d'en appeler au jugement de la carabine ou de
l'épée; de là ces scènes de duels, de violence et de meurtres, si fré-
quentes dans les états du sud. Moins intéressés que les YankeeSy ils
ont pour passion dominante, non l'amour du gain, mais l'ambition
du pouvoir, des honneurs, ou bien de ces succès divers qui donnent
une réputation dans les salons élégans. Ils se disent et peut-être
sont-ils en réalité mieux doués que leurs voisins du nord pour les
carrières de la diplomatie et de l'administration. Les présidens
de la république ont été pour la plupart choisis parmi eux, et les
hauts fonctionnaires nés dans le midi sont beaucoup plus nombreux
que le rapport des populations ne pourrait le faire supposer; grâce
surtout à la solidarité de leurs intérêts et à leurs immenses richesses,
ils se sont graduellement emparés de presque toutes les hautes posi-
tions de la république. Si les titres nobiliaires étaient rétablis aux
États-Unis, nid doute que les hommes du sud n'en obtinssent la
plus grande part. Eux-mêmes, les fils deà misérables et des persé-
cutés d'Europe, se disent patriciens et prétendent que leur caste rem-
place avec avantage l'aristocratie héréditaire de l'ancien continent.
Leur richesse, leur influence, le degré de respect qu'on leur accorde
n'augmentent-ils pas avec le nombre de leurs esclaves, des bou-
cauts de sucre ou des balles de coton qu'ils expédient? Ne doivent-
ils pas en même temps à l'esclavage une grande prépondérance po-
litique, puisque pour chaque nègre ils ont droit à trois cinquièmes
de voix en sus de leur propre vote de citoyens?
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142 RBTCJE DES DEUX MONDES.
Avec toutes leurs excellentes qualités, leur intelligence, leur am-
bition, leurs privilèges politiques, leur esprit.de corps, on pourrait
croire que les créoles dépassent les Yankees en civilisation et réus-
sissent mieux dans les carrières de l'industrie, des lettres ou des
arts. Il n'en est rien cependant, et l'on peut s'étonner à bon droit
du néant de cette société qui possède de si magnifiques élémens de
progrès. C'est l'arbre immense, à la puissante écorce, mais inté-
rieurement tout rongé par les vers. Malgré leur vaste territoire (1),
malgré le grand nombre d'hommes intelligens qui les représentent,
les états du sud reçoivent en toutes choses l'impulsion; ils obéissent
aU contre-coup des mouvemens politiques , religieux et industriels
du nord. Presque tous les écrivains, tous les artistes des États-Unis-
sont nés dans les provinces septentrionales ou du moins y viennent
résider; sur sept inventions ou perfectionnemens soumis au bureau
des brevets, six sont dus à des industriels yankees^
Afin de prouver l'incontestable supériorité des états libres sur les
états à esclaves, il ne sera pas inutile de donner ici quelques résultats
statistiques, malheureusement déjà anciens , puisque le dernier re-
censement publié date de l'année 1850. En 1790, le nord avait une
population de 1,968,455 habitans, et la population du sud était de
1,961,372 âmes; l'égalité était donc presque complète entre les
deux sections de la république. £n 1850, les. états à esclaves, aux-
quels s'étaient ajoutés dans l'intervalle la lipuisiane, la Floride
et le Texas, avaient une population de 9,612,769 habitans, dont
6,18A,&77 libres, tandis que les états du nord, sans aucun accrois-
sement de territoire, offraient déjà une population de 13,434,922
hommes libres. La moyenne des habitans était, au nord, de 9 par
kilomètre carré; au sud, elle était deux fois moindre. Les statis-
tiques prouvent aussi que le travail soirdisant gratuit des esclaves
est au contraire plus cher que celui des. hommes libres, puisqu'à
égalité de dépenses il produit beaucoup moins. Ainsi l'hçctare de
terre cultivée (improved) vaut dans le nord de trois à quatre fois
plus que dans le sud ; bien que les états à esclaves possèdent un
territoire essentiellement agricole, les terrains cultivés y représen-
tent une valeur de 5 milliards 1/2 seulement, tandis que les cul-
tures des états libres sont évaluées à 10 milliards 700 millions.
Pour les manufactures, l'écart est encore bien plus considérable:
le capital industriel du sud s'élève à 500 millions à peine,' tandis
que celui du nord atteint environ 2 milliards 1/2 ; les manufactures
du seul état de Massachusetts dépassent en importance celles de
(i) La superficie des états à esclaves est de 2,184,399 kilomètres carrés, tandis que le»
états libres, > compris la Californie, ont une surface de 4,586,602 kilomètres carrés, let^
trois quarts seulement de celle des états du sud.
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l'eSCXâVAGE aux ÉTATS-UNIS. 145
tous les états à esclaves réunis. De même aussi le tonnage des na-
vires appartenant aux armateurs du Massachusetts est plus con-
sidérable que le tonnage de toute la flotte commerciale du sud;
l'état du Maine construit quatre fois plus de navires que tous les
habitans riverains des côtes méridionales , et New- York à lui seul
fait un commerce extérieiu* deux fois plus important que celui de
tous les états à esclaves réunis; quant au trafic intérieur, il est favo-
risé dans le nord par quatre fois plus de lignes ferrées que dans le
sud. Supérieurs par le travail et tous les produits du travail, les
Américains des pays libres sont également supérieurs par Tinstruc^
tion : ainsi, en Vannée 1850, les écoles du nord étaient fréquentées
par 2,769,901 enfans, celles du sud par 581,861 élèves, cinq fois
moins environ ; le nombre de ceux qui ne savaient pas lire était, au
sud, d'un habitant sur 12 ; en-deçà de FOhio, elle était d'un sur 53.
Le seul état de Massachusetts publiait presque autant de journaux
6t de livres que tous les états méridionaux réunis. D'ailleurs la
supériorité du territoire de la liberté sur celui de l'esclavage est
bien indiquée par la direction du courant d'émigration qui se porte
d'Europe aux États-Unis. A peine quelques milliers d'hommes
débarquent-ils chaque année à la Nouvelle-Orléans, et le" plus sou-
vent ils ne font que traverser cette ville pour remonter au nord
vers Saint-Louis, Saint-Paul ou Chicago.
Quelle ne serait point encore cette infériorité des états à esclaves,
si les planteurs n'avaient pas le monopole de la fibre végétale si es-
sentielle à la prospérité industrielle et commerciale de l'Angleterre!
Mais ils n'ont pas fait un pacte avec la fortune, et tôt ou tard leur
pays peut cesser d'être le seul grand marché producteur du coton.
Coiton 18 kingl disent orgueilleusement les propriétaires d'esclaves,
et tant que le coton nous appartiendra, nous dicterons nos condi-
tions à tios acheteurs, nous serons les souverains commerciaux de
l'Angleterre. Le coton, il est vrai, n'est pas le produit agricole le
plus important du territoire si fertile de la république : il vient
après le maïs, le foin et le blé, que l'on cultive surtout dans les
états du nord, il n'occupe environ que le dix-huitièrtie des campa-
gnes mises en culture; mais les planteurs américains n'en ont pas
moins le monopole de ce produit, et ils gouvernent le marché du
monde; les quatre cinquièmes de leur récolte s'exportent en Europe,
et les cinq septièmes environ en Angleterre (1). Tous les autres
pays producteurs de coton ^ les Indes orientales et occidentales, le
(1) L*Amérique expédie en moyenne chaque année au royaume-uni deux millions
de balles de coton pesant 560 millions de kilogrammes et représentant une valeur de
750 millions de francs. Ces deux millions de balles de coton sont transformés par quinze
cent mille ouTriers eu marchandises d*une valeur de 4 milliards de francs.
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1&4 BBTUB DES DEUX MONDES.
•Brésil, rÉgypte, les côtes de Guinée, fournissent aux industriel»
anglais à peine un cinquième de ce que leur expédient les seuls
planteurs des États-Unis; un douzième seulement provient des co-
lonies anglaises. Qui ne voit pourtant sur quelles bases fraies re-
pose cette supériorité des producteurs américains? Qu'une insur-
rection servile redoutée à bon droit vienne à éclater, et les champs
restent incultes, la graine de coton laisse envoler son duvet à tous
les vents, les mille grands navires qui transportaient la précieuse
fibre restent inactifs dans les ports; les fabriques anglaises, ruches
immenses où bourdonnaient des cent mille ouvriers, sont en un in-
stant désertes; cinq millions. d* êtres humains qui vivent directement
ou indirectement de la fabrication du coton sont jetés en proie à la
famine; les banques se ferment comme les usines, les. fortunes les
mieux établies s'écroulent, le pain du pauvre et les millions du riche
s'engouffrent en une môme banqueroute. Dans le monde entier, le
commerce et l'industrie s'arrêtent, et des années s'écoulent peut-
être avant que les peuples n'aient repris leur équilibre.
Heureusement les Anglais connaissent le danger et mettent tout
en œuvre pour le conjurer. C'est pour assurer à leur patrie de nou-
veaux marchés producteurs qu'ils travaillent avec une activité fé-
brile à la construction des chemins de fer de THindoustan, que la
Pleiad a remonté le Niger et la Tchadda, que Livingstone pénètre
dans l'intérieur de l'Afrique. 11 faut qu'une moitié de l'univers, les
rayas de l'Inde, les colons de Queensland, les nègres encore bar-
bares du Zambèze et du Shirwa, les sujets du roi de Dahomey, les
fellahs d'Egypte, les Siciliens et les Napolitains, qui viennent à peine
de secouer le joug, il faut que tous cultivent le précieux cotonnier;
sinon l'Angleterre est à la merci d'une insurrection d'esclaves, elle
est chaque jour à la veille de sa ruine. Si les Anglais, avec leur in-
domptable énergie et leur mei-veilleux esprit de suite, atteignent
le but qu'ils se proposent, s'ils réussissent à créer aux quatre coins
du monde des marchés producteurs de coton, s'ils parviennent sur-
tout à remplacer avantageusement le coton par quelques-unes de
ces fibres textiles que produisent les Indes, alors ils suspendront à
leur tour sur la tête des planteurs une menace de ruine et de déso-
lation. Or, si les propriétaires d'esclaves en arrivent à ne plus vendre
leurs produits, « si la valeur du travail seiTile se réduit à néant,
l'émancipation devient inévitable. » C'est un gouverneur de la Caro-
line du sud, M. Adams, qui s'exprime ainsi.
On a vu que toute insurrection spontanée de la part des esclaves
est très improbable; mais si quelque étincelle partie du Kansas de-
vait allumer une guerre de frontières, les dangers des planteurs
augmenteraient journellement. Les esclaves fugitifs, aujourd'hui
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l'esguiTage aux ETATS^-UmS. 1A&
traqués dans les forêts, les milliers de nègres libres exilés dans
les états du nord pourraient se réunir, s'organiser en corps francs,
et, suivant le plan de John Brown, se jeter dans les défilés des Alle-
ghanys, ces chaînes parallèles qui traversent les états à esclaves
du nord au sud sur une longueur de 3,000 kilomètres et par leur
sextuple muraille partagent l'empire des planteur» en deux ré-
gions distinctes. Fortifiés dans ces citadelles de rochers, les nègres
donneraient asile à tous les mécontens, recruteraient leur armée
parmi ces deux cent mille affranchis que l'inflexible cruauté des^
législateurs du sud a condamnés à un nouvel esclavage, organise-
raient leurs bandes d'invasion, et bientôt, gi*âce à la contagion de
l'exemple, si facile à déterminer chez la race nègre, soulèveraient la
plus grande partie de la population esclave. Quelques mois suffi-
raient pour changer les serviteurs doux et tranquilles en ennemis
implacables ; les maîtres, confians la veille, se réveilleraient au mi-
lieu des flammes de l'incendie, ils ne se trouveraient plus en pré-
sence d'esclaves, mais en face d'hommes libres, et des deux côtéa
la guerre deviendrait une guerre d'extermination. Et quand même
l'insurrection ne se propagerait pas et se bornerait à des incursions
sur les frontières, l'institution de l'esclavage n'en gérait pas moms
gravement compromise. Lorsque les campagnes sont ravagées par
l'ennemi, lorsque les travaux paisibles des champs sont forcément
interrompus, lorsque les fortunes périclitent ou changent de mains,
les nègres, qui font eux-mêmes partie de la fortune immobilière et
sont une simple dépendance du sol, perdent leur valeur, et le maître
obéit i son intérêt, qui lui commande impérieusement de s'en dé-
barrasser, afin de ne pas augmenter ses charges tout en augmen-
tant les dangers de sa position. C'est pour cette raison que, pendant
les guerres civiles de l'Amérique espagnole, presque tous les noirs
ont été libérés. Quand la terre est en friche, l'esclave est libre. Les
planteurs le savent; ils savent que le moindre soulèvement les me-
nace de ruine, ils n'oublient point que la tentative de John Brown, '
tentative qui n'a pas même réussi à provoquer une insurrection, a
coûté près de 6 millions à l'état de la Virginie. Pour conjurer le
danger, ils redoublent de sévérité, et par cela même s'exposent en-
core davantage ; leurs terreurs ne peuvent servir qu'à augmenter
l'audace des esclaves. Ils tournent dans un cercle vicieux. La paix
est absolument nécessaire à leur salut, et afin de conserver cette
paix, ils sont obligés de prendre des mesures tellement violentes,
que l'insurrection devient de jour en jour plus inévitable. Avec quel
effroi ne doivent-ils pas envisager ce peuple d'esclaves qui multi-
plie si rapidement, qu'avant la fin du siècle il comptera peut-être
vingt millions d'hommes !
TOME XllI. Il
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1&6 REVUE DÉS DEUX MONDES.
Désormais tous les progrès que les états du sud pourront réaliser
tourneront fatalement contre les esclavagistes. Ainsi le lancement
des bateaux à vapeur sur tous les cours d'eau, la construction des
chemins de fer et la suppression des distances, qui en est la consé-
quence inévitable, rendent les voyages toujours plus nécessaires au
planteur ; malgré lui, il se voit souvent obligé d'emmener quelques
esclaves et de mobiliser ainsi ces immeubles^ qui devraient rester at-
tachés au sol. En suivant son mattre, le pauvre Africain voit de nou-
veaux pays ; son intelligence et sa curiosité s'éveillent, il peut ren-
contrer des esclaves mécontens, des nègres qui ont autrefois connu
la liberté; il entend, sans en avoir l'air, les discussions orageuses qui
roulent sur la terrible question de l'esclavage, il recueille comme
une perle précieuse un regard de commisération jeté sur lui par un
voyageur européen. Aussi bien que la facilité sans cesse croissante
des déplaceraens, l'industrie commence à détacher çà et là les es-
claves, de la glèbe. On construit des fabriques dans les états du sud,
le Kentuçky, la Géorgie, le Tennessee. En outre, Tagriculture se
rapproche de plus en plus de l'industrie, l'emploi des grandes ma-
chines agricoles se généralise, des usines considérables s'élèvent au
milieu de toutes les principales plantations du sud. Dans le sillon,
l'esclave n'est qu'une partie de la glèbe qu'il cultive; en devenant
ouvrier, mécanicien, il monte en grade, il se mobilise un peu. Fré-
quemment loué par son maître à un autre planteur ou à quelque
industriel, il essaie de se retrouver lui-même dans ce changement
de servitude, il élargit un peu le cercle de ses idées, et l'horizon
s'étend devant ses yeux. Au champ, il ne voyait travailler autour de
lui que ses compagnons d'esclavage, tandis que dans l'usine il se
trouve forcément en contact avec des blancs qui travaillent comme
lui, il établit plus facilement la comparaison entre ces hommes su-
perbes et sa propre personne; les vues ambitieuses, le désir de la
liberté germent plus aisément dans son esprit. Quand il conduit la
locomotive fumante et lui fait dévorer l'espace, il est impossible qu'il
ne se sente pas fier de pouvoir dompter ce coursier farouche; il n'est
plus un bras, — une main [hand), comme disent les planteurs, — il
est aussi une intelligence et peut se dire l'égal de tous ces blancs
qu'emporte le convoi roulant derrière lui. Ainsi les propriétaires
d'esclaves font preuve d'inintelligence politique quand ils s'applau-
dissent de voir des chemins de fer se tracer, des fabriques s'élever
dans leurs états : ils ne comprennent pas que l'industrie, en mobi-
lisant et en massant les travailleurs, les rend beaucoup plus dan-
gereux qu'ils ne l'étaient épars dans les campagnes. Les progrès
envahissans du commerce menacent également les planteurs en ar-
rachant à la glèbe un grand nombre d'esclaves. Afin de prévenir ce
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l'esclavage aux ÉTATS-UNIS. Iâ7
danger, il est interdit à tout blanc d'employer en qualité de commis
un nègre ou une personne de couleur esclave ou libre; mais cette
défense est sans cesse violée par les intéressés : le commerce et Tin-
dustrie ne peuvent être arrêtés par les lois, ils marchent sans cesse,
irrésistibles, inexorables, apportant avec eux T émancipation des
hommes.
Les nègres aussi apprennent chaque jour davantage : c'est là le
fait le plus fécond en résultats importans. Par leur cohabitation for-
cée avec des hommes plus intelligens qu'eux. Us apprennent, ils
étudient, ils se préparent à une forme de civilisation supérieure; il
se peut même qp'au point de vue moral le spectacle d'un peuple
libre contre-balance chez eux les effets délétères de la servitude.
Malgré les lois sévères qui défçndent d'enseigner la lecture à un
esclave, le nombre de ceux qui savent lire augmente incessam-
ment. Ici c'est un nègre intelligent qui, ayant trouvé le moyen d'ap-
prendre à lire dans une ville du nord, enseigne ce qu'il sait à tous
ses compagnons de travail. Ailleurs c'est une jeune créole qui, dans
ses momens d'ennui, se donne innocemment le plaisir de montrer
l'alphabet à sa domestique favorite, de même qu'elle fait répéter
de jolies petites phrase^s à son perroquet. Ailleurs encore c'est un
maître, imbu de principes d'humanité supérieurs à ceux de ses voi-
sins, qui veut s'attacher fortement ses esclaves en les élevant à la
dignité d'hommes, et viole ouvertement la loi en leur donnant une
véritable instruction. Aiqsi l'évêque Polk, proprié^ire de plusieurs
centaines d'esclaves groupés sur une des plus magnifiques planta-
tions de la Louisiane, a fait enseigner la leçtore à tous ses nègres,
au graqd scandale de tous ses confrères, planteurs expérimentés.
J'ai vu dans une des plantations du sud un type remsu'quable de
ces nègres qui ont su acquéirir une grande influence sur leurs com-
pagnons, et, le jour d'une révolte, seraient certainement proclamés
rois par la foule des esclaves. Pompée avait des forn;ies athlétiques,
et sans peine U soulevait l'enclume de sa forge; mais il était d'une
douceur à toute épreuve, et, comme un lion conduit en laisse, obéis-
sait sans hésitation à tous les ordres de sa femme. Il avait pourtant
conscience de sa force physique et de sa valeur morale , mais il
n'en abusait jamais, et, se contentant de donner des conseils à ses
camarades,' il ne les dirigeait que par la persuasion. La. nécessité
de ruser avec ses maîtres pour se garantir des coups de fouet lui
avait donné une figure pateline et dçs paroles mielleuses lorsqu'il se
trouvait en présence d'un blanc ; mais avec les siens il devenait lui-^
même et reprenait sa physionomie franche et ouverte. Homme d'une
grande intelligence et d'une merveilleuse force de volonté, il avait
appris à lire tout seul en étudiant la forme des lettres gravées par
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1&8 REVUE DES DEUX MONDES.
réconome sur les boucauts de sucre et en épelant les noms peîntà
sur les tambours des bateaux à vapeur qui descendent et remontent
le Mississipi. Devenu assez habile pour lire couramment, il avait pu
se procurer une bible par l'intermédiaire d'un colporteur, et il pas-
sait une partie de ses nuits à donner des leçons de lecture aux autres
nègres et à leur tenir des discours révolutionnaires appuyés sur l'au-
torité du texte redoutable. Surpris deux fois et deux fois fustigé, il
avait vu sa bible disparaître dans les flammes, brûlée par la main
du maître; mais il avait su s'en procurer une autre,, et son œuvre de
propagande n'avait rien perdu de son activité. Pompée étant un de
ces nègres rares qui savent un grand nombre de métiers et travail-
lent également bien dans les champs, dans un atelier ou dans une
usine, le maître n'avait pas eu le courage de s'en défaire, mais il
ne perdait jamais une occasion de l'humilier aux yeux des autres
nègres. L'esclave recevait tous les châtimens avec un visage impas-
sible, et si quelque pensée de vengeance s'agitait dans son cœur, il
savait bien la cacher à tous les yeux. Ce sont des nègres comme
Pompée qui disent à leurs compagnons d'esclavage de se tourner
vers le nord, d'où viendra la liberté. Malgré la bonne garde qu'on
fait autour d'eux, ils apprennent, on ne sait comment, tous les dé-
tails de la lutte qui existe entre le nord et le sud; ils connaissent le
nom de John Ossawatomie Brown, et répètent à leurs enfans qu'a-
vant de monter à l'échafaud, le héros se pencha sur le nourrisson
d'une esclave pour lui donner son dernier baiser.
Parmi les dangers qui menacent l'institution de l'esclavage, il en
est qui viennent des planteurs eux-mêmes, et ce ne sont pas les
moins redoutables. Le rétablissement de la traite crée des intérêts
tout à fait différens aux propriétaires de la Virginie, du Maryland,
du Kentucky, et à ceux des états méridionaux. De là une cause
grave de dissentimens et la. principale raison de la scission opérée
entre les deux grands partis esclavagistes : les démocrates modérés
et les mangeurs de feu [fire-eaters). Les planteurs de la Louisiane,
de la Géorgie, de la Floride, exigent le rétablissement officiel de la
traite, qui leur donnera des nègres à 200 ou même à 150 dollars
par tête. Les Virginiens au contraire voudraient continuer à vendre
leur marchandise humaine à un prix dix fois plus élevé. Si la traite
recommence sur une grande échelle, ils sont obligés de vendre leurs
nègres à perte; ils ne peuvent plus soutenir la concurrence commer-
ciale ni avec les états libres ni avec les états à esclaves, et l'aristo-
cratie virginienne est forcée de laisser le champ libre aux abolitio-
nistes. En prévision de la baisse inévitable du prix des nègres,
l'exportation humaine du Missouri, du Kentucky, de la Virginie
et des autres états éleveurs fait diminuer sans cesse la population
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L'ESCLATAGE aux ÉTATS-UNIS. 1&9
noire au profit de la population blanche, et tend de plus en plus à
transformer ces pays en états libres. Déjà plusieurs cantons virgi-
niens, limitrophes de h, Pensy^vanie et de l'Ohio, tels que l'impor-
tant district de Wbeeling, ne possèdent plus un seul nègre. Lors
des récentes élections, le parti républicain fut sur le point de l'em-
porter dans l'état à esclaves du Delaware.
S'ils perdent ainsi un terrain considérable du côté du nord, les
planteurs peuvent-ils di^ moins espérer l'extension de leur domaine
vers l'ouest'et vers le sud? Une des nécessités vitales de l'esclavage
est d'accroître son empire; les propriétaires de nègres ne peuvent
jouir en paix de leur autorité qu'à la condition de faire participer à
leurs vues un nombre d'hommes toujours plus considérable. Pendant
plusieurs années, tout leur a souri : ils ont annexé le Texas, le Nou-
veau-Mexique; ils ont fait voter la loi sur l'extradition des nègres
fugitifs; ils ont, en violation du compromis, engagé la lutte du Kan*
sas. Là s'est arrêté leur triomphe. Par trois fois ils ont fait attaquer
l'Ile de Cuba, qui leur semble devoir être plus sûre dans leurs mains
que dans celles de l'Espagne; mais leurs attaques ont misérablement
échoué, et les maîtres espagnols, menacés dans leur indépendance
nationale et dans leurs propriétés, seront peut-être obligés de se
faire abolitionistes à leur tour. Les esclavagistes font aussi menacer
les Antilles libres par leurs journaux, et déclarent qu'à la première
guerre ils donneront aux noirs de ces lies à choisir entre l'esclavage
et la mort (1); mais la république d'Haïti, qui depuis plus d'un
demi-siècle préparait le pénible enfantement de sa liberté, entre
maintenant dans une ère de progrès, et forme avec les autres An-
tilles libres un double rempart d'îles et d'tlots opposant une bar-
rière infranchissable à la propagation de l'esclavage américain. Bien
souvent aussi les propriétah*es d'esclaves ont réclamé l'annexion du
Mexique et de l'Amérique centrale, où trente millions de nègres au
moins pourraient travailler au profit de maîtres blancs. En annexant
ces contrées, les esclavagistes y ramèneraient à la fois la paix et la
servitude, comme ils l'ont fait dans le Texas; ils formeraient un
vaste empire qui leur donnerait la clé de deux continjsns et la su-
prématie sur deux mers; du haut de leur citadelle de l'Anahuac,
ils pourraient longtemps braver toutes les attaques de la liberté.
Malheureusement pour eux , le flibustier Walker n'a point réussi
dans son entreprise de conquête, souvent réitérée, et, malgré leurs
dissensions intestines, les huit millions de Mexicains se refusent
unanimement à l'introduction des esclaves. En outre les puissans
états libres de la Californie et de l'Orégon, fondés sur les rivages
(1) Neiv-OHeans Daily Delta,
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160 RETUB DES DEUX MONDES.
du Pacifique, rétrécissent encore le cercle de feu autour du terri-
toire de l'esclavage.
Ce serait une erreur de croire que les adversaires des planteurs
habitent seulement les états du nord, les Antilles et TAmérique es*
pagnole; les ennemis les plus redoutables de Y institution domes^
/lyii^ résident dans les états à esclaves, à côté même. des planta-
tions, et leur silence contenu les rend d'autant plus dangereux. Les
quatre millions d'esclaves de la république appartiennent à trois
cent cinquante mille propriétaires environ (1), c'est-à-dire à une
infime minorité des habitans du sud, et ce nombre reste station-
naire ou même tend à diminuer, tandis que la population noire et
celle des petits habitans augmentent chaque année dans une très forte
proportion. La valeur des esclaves de prix s'élève tellement que les
riches «euls peuvent en faire l'acquisition ; les propriétaires moins
favorisés achètent quelques travailleurs de rebut, et les produits
qu'ils obtiennent se ressentent nécessairement de leur pauvreté,
car les cultures industrielles de l'Amérique demandent, comme nos
fabriques d'Europe, un nombre considérable de bras. Après une
lutte ruineuse, les petits cultivateurs sont donc obligés de vendre
esclaves et champs et de se ranger parmi les prolétaires. Tandis
que dans le nord les propriétés se multiplient à l'infini comme en
France , les vastes domaines du sud tendent à s'agrandir de plus
en plus, et les petits habitans sont obligés les uns après les autres
de reculer devant les riches planteurs, suivis de leurs troupeaux de
noirs. L'institution de l'esclavage produit aux États-Unis les mêmes
résultats sociaux que le majorât en Angleterre. A peine la culture
a-t-elle eu le temps de conquérir le sol des terres vierges que déjà
les petites fermes sont absorbées par les grandes propriétés féo-
dales. Dans la plupart des comtés agricoles, la population blanche
diminue constamment pendant que la population noire augmente,
et l'on cite un propriétaire possédant à lui seul un peuple de huit
mille esclaves. La remarque si vraie de Pline, latifundia perdidere
Italiamy menace de s'appliquer un jour parfaitement aux états du
sud.
Dépouillés de la terre, les petits habitans tombent dans une situa-
tion déplorable. Ils sont libres, ils sont citoyens, ils peuvent être
nommés à toutes les fonctions publiques, ils ont le droit inaliénable
de molester les nègres libres , mais ils sont pauvres et comme tels
méprisés. Aucune expression né saurait rendre le superbe dédain
(1) En 1S50, le Dombre de» propriétaires d'esclaves 8*éleyait à 347,000; maift la plu-
part* ne possédaient que deux ou trois nègres. Les grands planteurs, ceux qui ont un
camp ou hameau peuplé d'esclaves, à côté de leurs demeures, étaient au nombre do
94,000 seulement.
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l'esclavage aux ETATS-UNIS. 151
avec lequel les créoles louisianais paTlent des Cadiensy pauvres
blancs ainsi nommés parce qu'ils descendent des Acadiens exilés
dont Longfellow a cont,é la touchante histoire dans son poème à'E-
vangeline. D'autres, auxquels on donne à tort le même nom, sont les
petits-fils des esclaves blancs, pour la plupart d'origine allemande,
qu'on vendait autrefois sur les marchés du sud. Les Cadiens habitent
des cabanes assez misérables; ils n'q^ent pas travailler la terre, de
peur de se ravaler au niveau des nègres, et par un amour -propre
mal placé, mais bien naturel dans un pays d'esclavage, ils cher-
chent à prouver la pureté de leur origine par la paresse la plus sor-
dide. Cependant ils n'échappent pas au mépris des nègres eux-
mêmes» qui voient la pauvreté de ces blancs avec une satisfaction
contenue. Ainsi condamnés à l'oisiveté par leur dignité de race, pla-
cés entre le mépris des grands propriétaires et celui des esclaves,
ces petits habitans ont l'âme rongée par l'envie et nourrissent contre
les planteurs une haine implacable, à demi cachée sous les formes
d'une obséquieuse politesse. Plusieurs même ne craignent pas d'ex-
pruner hautement leurs vœux en laveur d'une insurrection d'es-
claves, et ceux d'entre eux qui émigrent dans les états du nord de-
viennent les ennemis les plus acharnés de l'esclavage, non par
amour des noirs, mais par haine des maîtres; c'est même en partie
à l'opposition de ces plébéiens que l'état du Missouri. doit le fort
parti abolitioniste qui balance dans la législature le pouvoir des
planteurs patriciens. Les riches propriétaires du sud n'ignorent point
qu'ils ont tout à craindre de cette plèbe envieuse qui voit passer
avec dépit leurs fastueux équipages ; mais les institutions républi-
caines des états et la crainte d'une insurrection immédiate les em-
pêchent de prendre des mesures pour éviter le danger. Quoi qu'ils
fassent, ils ne sauraient trop redouter l'avenir, car, dans les états du
sud, six millions de blancs, loin d'avoir aucun intérêt à maintenir
l'esclavage, ont leur politique toute tracée dans le sens contraire :
sous peine de devenir esclaves eux-mêmes, il faut qu'ils résistent aux
empiétemens des trois cent cinquante mille propriétaires féodaux,
ou bien qu'ils abandonnent leur patrie. N'osant résister, nombre
d'entre eux préfèrent s'exiler. Le recensement de 1850 a montré
que 609,371 hommes du sud étaient venus s'établir dans le nord,
tandis que seulement 206,638 personnes* nées dans les états libres
avaient émigré vers le sud; eu égard à la différence des populations
respectives, c'est dire que la terre d'esclavage repousse hors de son
sein six fois plus de blancs qu'elle n'en attire. Les planteurs font le
vide autour d'eux , tandis que la liberté entraîne dans son tourbil-
lon tous les hommes de travail et d'intelligence.
On se demande avec anxiété si la scission depuis si longtemps an-
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152 RETUE DES DEUX MONDES.
noncée par les états à esclaves et faite en partie par la Caroline du
sud deviendra définitive , ou bien si tout se bornera de la part des
esclavagistes à de vaines rodomontades. Nous doutons fort qu'une
scission politique sérieuse puisse avoir lieu, car les états du sud, aux-
quels ne s'allieraient en aucun cas les républiques du centre, le Ken-
tucky, le Maryland, la Virg'mie, sont trop faibles et trop pauvres
pour se passer de leurs voisins du nord. Quand même ils sauraient
improviser un budget, une armée disciplinée, une flotte commer-
ciale, une marine de guerre, sauraient-ils se donner l'industrie qui
leur manque? sauraient-ils se créer les innombrables ressources
qu'ils doivent aujourd'hui à l'esprit ingénieux des Yankees? sau-
raient-ils même se nourrir sans les farines, le maïs, la viande que
leur expédient las villes du nord? Une scission politique et commer-
ciale absolue, celle que les Caroliniens du sud font semblant de pro-
clamer, serait immédiatement suivie d'une effroyable famine.
Mais que la séparation entre les deux groupes d'états soit ou ne
soit pas officiellement proclamée dans un avenir plus ou moins rap-
proché, on peut dire que la scission existe déjà. Les deux fractions
ennemies n'ont plus rien de commun, si ce n'est le souvenir des
guerres glorieuses de l'indépendance, les noms immortels de Wa-
shington et de Jefferson, les grandes fêtes nationales et l'orgueil-
leuse satisfaction de porter le nom d'Américains. L'opposition des
intérêts les sépare, les défis se croisent sans cesse au-dessus des
eaux de l'Ohio et du Missouri; des bandes, armées par chaque
parti, ont fait du Kansas un champ de bataille; le sang coule dans
les plantations du Texas; cent mille hommes de couleur, chassés de
leur patrie, prennent le chemin de l'exil; des boucaniers organiserft
la chasse au nègre ou même au blanc, et plus d'une fois des en-
fans de race anglo-saxonne ont été vendus sur les marchés du sud;
les faits de meurtre, de vol, de rapine, se succèdent sans inter-
ruption, et Tesprit public est toujours tenu en haleine par quelque
horrible aventure. Telle est la paix qui règne entre les habitans du
nord et ceux du sud. Les législatures elles-mêmes, peu soucieuses
de leur dignité , s'envoient défis sur défis. Le gouverneur de la
Géorgie propose de considérer comme nulles les dettes que des
Géorgiens* pourraient contracter envers des citoyens d'un état libre
où des abolitionistes se seraient rendus coupables d'une abduction
d'esclave. La législature de la Louisiane vote ironiquement la dé-
portation, dans l'état abolitioniste du Massachusetts, de tous les
nègres convaincus de meurtre. Pendant le procès de John Brown,
de nombreux esclavagistes, — parmi lesquels une femme, — ré-
clament la faveur de servir de bourreau, et divers états du sud se
disputent à l'envi le privilège de fournir le chanvre qui pendra
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l'esclavage aux états-unis. 153
l'abolitioniste vaincu; la Caroline du sud remporte le prix et s'en
fait gloire. En Virginie, une convention s'assemble pour délibérer sur
le genre de vengeance qu'il s'agit d'exercer contre les états répu-
blicains. Les gouverneurs de TOhio et de la Virginie, MM. Chase et
Wise, menacent de se déclarer la guerre pour leur p^ropre compte.
Dans le sud, les employés de la poste, obéissant à la circulaire du
directeur -général Holt, refusent d'expédier et brûlent même les
exemplaires des ouvrages abolitionistes qu'ils reçoivent. Des assem-
blées de planteurs réclament tumultueusement l'expulsion de tous
les étrangers, quelles que soient leur origine et leurs occupations, la
cessation totale du commerce avec les états du nord, la rupture so-
ciale absolue avec ces compatriotes ennemis. Un des principaux
journaux de la Virginie offre 25 dollars par tête de membre alwli-
tioniste du congrès et 50,000 dollars pour celle du sénateur Seward;
des assemblées publiques, des comités de vigilance des Carolines,
de la Louisiane, du Mississipi, mettent également à prix les têtes
de leurs ennemis les plus redoutés; un gouverneur même, M. Lump-
kin, de la Géorgie, offre 5,000 dollars pour un certain Garrison,
éditeur du journal ihe Liberator, Dernièrement à Richmond, la foule
essaie de saisir le correspondant du journal la Tribune jusque dans
le cortège du prince de Galles. Bien plus, le principal organe de
la Virginie, le Riclnnond Enquirer^ au risque d'être signalé comme
ouvertement coupable de haute trahison envers la patrie, propose
une alliance offensive et défensive avec la France contre les états
du nord; il ne doute pas qu'en échange de la liberté absolue du
commerce, la France ne consente à prêter sa flotte et ses armées
pour le maintien de l'esclavage! De leur côté, le Massachusetts et
neuf autres états libres votent solennellement des lois qui abrogent
celle du congrès sur l'extradition des esclaves fugitifs, et punissent
de deux à quinze ans de prison et de 1,000 à 5,000 dollars d'amende
tout ofBcier fédéral coupable d'avoir fait exécuter la loi de la répu-
blique. Le congrès lui-même est un champ clos où les partis ne s'oc-
cupent que de la question qui les divise, écartent toute discussion
qui n'a pas rapport à ce redoutable fait de l'esclavage, laissent en
souffrance les services publics, et parfois même n'ont pas le temps
de voter le budget fédéral. Dans le sénat, un membre de ce corps
auguste frappe un abolitioniste à coups de bâton et le renverse aux
applaudissemens sauvages de ses amis, puis il donne fièrement sa
démission et revient siéger triomphalement, réélu par acclamation.
La scission, même avouée, pourrait-elle être plus complète, et la
Caroline du sud avait-elle besoin de déchirer le drapeau fédéral?
Tout semble donc annoncer que la crise dont nous venons de
montrer la gravité approche de son dénoûment. Espérons que la ré-
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154 BEVUE DES DEUX MONDES.
conciliation s'opérera par des moyens pacifiques. Déjà dans les ré-
publiques hispano-américaines Tunion s'est accomplie entre les trois
races; le blanc, le rouge, le noir, et les innombrables métis issus de
leurs croisemens sont frères et concitoyens ; les indigènes jadis mau-
dits et les conquérans qui s'étaient arrogé la spéciale bénédiction
du ciel se sont réconciliés, et ne forment plus qu'un peuple turbu-
lent, comme le sont tous les peuples jeunes, mais plein d'avenir et
d'espérances. Et cependant ces sociétés latines ont, comme la so-
ciété anglo-américaine, inauguré leur vie politique par l'extermina-
tion des peaux -rouges et la mise en servitude des noirs d'Afrique.
N'est-il pas légitime d'espérer que les états du sud finiront par suivre
ce noble exemple ?
Une fois yaincu, Tesclavage laissera le champ libre à l'esprit in-
trépide et victorieux qui a rendu les républiques de la Nouvelle-
Angleterre si justement chères aux amis de la civilisation. Alors
Farbre de liberté portera ses fruits, et le monde verra ce que peut
réaliser dans les sciences, les arts et l'économie sociale une répu-
blique vraiment démocratique lancée dans la voie des améliorations
de toute espèce avec cette fougue qui distingue le génie américain,
n serait difficile déjà de trouver dans aucune autre partie de la terre
des sociétés moralement supérieures à celles du Vermont, du Mas-
sachusetts, du Rhode-Island, du New-Hampshire. La majorité des
hommes qui les composent ont la conscience de leur liberté et de
leur dignité; l'instruction est générale, l'esprit d'invention est sur-
excité au plus haut degré, l'amour des arts se développe, toute œu-
Yre recommandable est soutenue avec une générosité sans exemple;
le progrès en toutes choses est devenu le but général. Et ce que
la liberté a produit dans ce coin de la terre, elle le produira, nous
n'en doutons pas, dans la vaste république anglo-saxonne, lorsque
le crime de l'esclavage sera expié, et que le noir, enfin cfélivré de
ses chaînes, pourra presser dans sa main la main de son ancien
maître.
Elisée Reclus.
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HISTOIRE NATURELLE
DE L'HOMME
UNITÉ DE L'ESPÈCE HUMAINE.
II.
l'espèce. — Là VARlâré. — LA EACE.
L'application que nous avons faite à rhomme des procédés de la
méthode naturelle, et des règles adoptées pour la répartition des
corps tant organiques qu'inorganiques (1) nous a conduit à le sépa-
rer du reste de la création, à le ;*egarder comme constituant à lui
seul un groupe primordial, un règne. Or tous les autres groupes de
même ordre se montrent à nous comme composés d'espèces extrê-
mement nombreuses, et présentant entre elles des différences très
profondes. Ces deux circonstances ont déterminé les classifications
qui, systématiques ou méthodiques, ont toujours pris l'espèce pour
point de départ, pour unité. Parmi ces unités, il en est qui, rap-
prochées par l'ensemble de leurs caractères, forment le genre^ c'est^
à-dh-e le groupe élémentaire de toutes les nomenclatures en bota^
nique et en zoologie. La réunion des genres les plus voisins constitue
la tribuy et en procédant toujours de la même manière on obtient les
groupes supérieurs, désignés par les noms de famille y à' ordre y de
classe^ à' embranchement (2), groupes qui sont de plus en plus éle-
vés et séparés les uns des autres par des caractères de plus en plus
tranchés.
(1) Voyez la fievuê du 15 décembre 1860.
(2) Je ne compte Ici ni la souft^feihille ni le sous-genre, divisions entièrement arbi-
traires et employées à peu près exelusivement pour venir en aide à la mémoire.
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156 RETUE DES DEUX MONDES.
Les populations humaines se prêtent-elles à une semblable répar-
tition? Ici du moins nous constatons un remarquable accord parmi
les antbropologîstes. Quelle que soit leur doctrine fondamentale,
qu'ils fassent de l'homme un ordre de la classe des mammifères ou
un règne de la nature, tous reconnaissent qu'on ne saurait partager
les populations humaines même en familles ou en tribus distinctes.
Mais pour les polygénistes les différences qui les séparent consti-
tuent autant de caractères spécifiques^ et ils les réunissent dans un
seul genre^ composé d'un nombre d'espèces qui varie singulière-
ment au gré des savans. Les monogénistes de leur côté ne voient
dans ces différences que des caractères de race^ et rattachent ainsi
tous les groupes humains à une seule espèce. Il est donc évident
qu'on ne peut aborder le prpblème tant débattu entre les deux
écoles qu'après avoir résolu celui-ci : qu'entend-on en histoire na-
turelle par les mots espèce et race? C'est bien certainement faute
de s'être sérieusement posé cette question que tant de naturalistes
d'un incontestable mérite, de l'un et l'autre camp, ont embarrassé
la science de notions confuses ou de graves erreurs.
Voyons d'abord ce qu'il faut entendre par l'expression ai espèce.
Ce mot est un de ceux que l'on retrouve dans toutes les langues qui
possèdent des termes abstraits. Il traduit par conséquent une idée
générale, vulgaire, et cette idée est avant tout celle d'une très grande
ressemblance extérieure; mais, dans le langage ordinaire même,
cette idée n'est pas simple. Il est facile de s'en convaincre en s'a-
dressant par exemple à un éducateur de bestiaux choisi parmi les
plus illettrés. Présentez à ce juge deux mérinos; il n'hésitera pas à
les déclarer de même espèce. Placez sous ses yeux un mérinos ordi-
naire et un de ces moutons à laine brillante et soyeuse que nous de-
vons à M. Graux de Ifauchamp , et il répondra avec non moins
d'assurance que ces animaux sont de deux espèces différentes. Ap-
prenez-lui alors que tous deux ont eu le même père et la même
mère; l'homme pratique hésitera, son langage traduira la confusion
de son esprit, et pour peu qu'il soit au courant du vocabulaire gé-
néralement employé en zootechnie, il vous dira : « Le mauchamp
est une variété du mérinos, n Cette expérience, facile à faire, nous
apprend que, même pour le vulgaire, quand il s'agit de l'espèce,
l'idée de filiation vient se placer à côté de l'idée de ressemblance.
En réalité, la science ne fait ici que préciser ce qu'avait pressenti
l'instinct populaire. Elle aussi, pour déterminer les espèces, s'ap-
puie sur la ressemblance, et il est inutile d'insister sur ce point;
mais elle aussi , dès ses débuts , et sans même s'en rendre bien
compte, a pris en con^dération les phénomènes de la reproduction.
Sur ce dernier point, elle est de nos jours plus affirmative que ja-
mais. Elle a démontré définitivement que ik génération est un fût
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HISTOIRE NATURELLE DE l'hOMME. 157
supérieur aux forces physico-chimiques ; elle a prouvé en outre que
ce fait est déterminé exclusivement par l'influence de la vie et par
l'intermédiaire d'un organisme préexistant (1). Toujours un être
vivant quelconque provient d'un autre être vivant. L'ensemble des
êtres organisés, considéré dans le temps, se compose donc de séries
ininterrompues, et il est impossible de ne pas voir dans ces séries
ce que le vulgaire comme les savans ont appelé les espèces.
• Théoriquement parlant, un parent, ou être engendrant y et un fils,
ou être engendriy qui deviendrait parent à son tour, pçuvent suffire
à l'établissement indéfini d'une de ces séries. En fait, nous savons
que les choses se passent autrement, et que toujours les deux
termes précédens sont au moins doubles , et comprennent un père
et une mère, un fils et une fille. C'est encore là un des beaux
(1) On voit que nous regardons comme définitivement condamnée la doctrine des
générations ttpoctinées. Il devient en effet bien difficile de s'expliquer comment cette
doctrine peut compter encore quelques partisans parmi des hommes dont le mérite est
d'ailleurs très réel. Au reste, leur nombre diminue rapidement, et la plupart d'entre eux
répètent sans doute Texclamation que nous avons entendue sortir de la bouche d'un chi-
miste très habile qui avait eu longtemps une foi entière aux générations spontanées.
« Encore une illusion qui s'en va! » s'écriait-il après une assez longue causerie sur les
expériences si concluantes de M. Pasteur. Ces expériences répondent en effet aux der-
'nières chicanes qu'on pouvait adresser encore à plusieurs autres savans, à MM. Scbwann
et Henle entre autres. Ceux-ci avaient déjà opéré d'une manière comparative sur des
infusions ou des mélanges dont les uns étaient exposés à l'air libre, tandis que les autres
ne recevaient que de Tair tamisé à travers des acides énergiques ou des tubes rougis au
feu. Toujours ils avaient vu les premiers donner promptement naissance à des moisis-
sures, à des infusoiros, tandis que les seconds ne présentaient aucune trace de produc-
tion organique. Schwann, Henle et presque tous les naturalistes avaient conclu de ces
faits que les végétaux et les animaux inférieurs qui apparaissent dans les infusions pro-
viennent des germes que l'air y dépose sous forme de poussière, et nullement de la
réaction des élémens morts qui entrent dans la composition de Tinfusion ou du mélange.
Os avaient admis également que, pour empêcher l'apparition des moisissures, des infu-
soires, etc., il suffisait de désorganiser ces germes soit par la chaleur, soit par un tout
autre moyen. Les partisans de la génération spontanée répondaient qu'en passant soit
dans un tube fortement chauffé, soit sur des acides, l'air, bien que ne changeant pas de
composition, devenait impropre à donner naissance à un être organisé; ils disaient que
cet air était devenu inactif. En outre ils niaient l'existence des germes, bien que ceux-ci
eussent été tus et décrits, notamment par Ehrenberg. Or M. Pasteur, gr&oe aux disposi-
tions ingénieuses qu'il a imaginées, a recueilli ces germes et les a ternis dans des infu-
sions plongées dans une atmosphère de cet air prétendu inactif; ils s'y sont parfaitement
développés. D'autre part, le même expérimentateur a montré qu'il suffisait de donner
au ballon qui renferme une infusion quelconque une forme telle que les germes ne
pussent pas arriver jusqu'au liquide pour que celui-ci ne présentât aucune trace de
moisissure, alors même qu'il était en communication directe avec l'air ordinaire. L'exis-
tence des germes, le rôle qu'ils jouent dans les prétendus phénomènes de génération
spontanée, ont été mis ainû hors de toute discussion pour quiconque ne cherche ses
convictions que dans l'observation et l'expérience. Ajoutons que I^s belles recherches de
M. Balbiani sur la reproduction sexuelle des infusoires ont fait rentrer ce groupe dans
la loi commune et enlevé aux partisins de la génération spontanée jusqu'aux argumens
qu'ils auraient pu tirer de l'ignorance où l'on «Hait naguère encore sur ce sujet.
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158 BETU£ DES DEUX MONDES.
résultats que la science moderae a su dégager du chaos apparent
des observations précédemment accumulées (1). L'idée de filiation
se précise ainsi en se complétant. Les séries spécifiques ne nous
apparaissent plus comme composées seulement d'individus, mais
bien comme formées de familles qui se succèdent, et dont chacune
provient d'une ou de deux familles précédentes. La famille physio-
logique est donc le point de départ, l'unité fondamentale de l'es-
pèce, comme celle-ci l'est dix règne tout entier (2). Ces idées géné-
rales seront facilement comprises en tant qu'elles intéressent les
animaux, ceux surtout qui vivent le plus communément sous les yeux
de l'homme. Peut-être paraîtra-t-il étrange à quelque lecteur d'en
faire l'application aux végétaux; mais qu'on neVoublie pas, dès qu'il
s'agit des fonctions de la reproduction, des rapports qui relient les
unes aux autres les générations successives, il se manifeste entre les
deux règnes des ressemblances qui vont jusqu'à l'identité. A diverses
reprises, et surtout dans mes études sur les métamorphoses, j'ai
insisté ici même sur une multitude de faits qui mettent hors de
doute ce résultat fondamental. Chez la plante comme chez l'animal,
il y a des époux et des épouses, des pères et des mères, des fils et
des filles. Seulement ces liens de parenté 9ont souvent voilés par
les dispositions, la structure, surtout l'état d'agrégation des orga-
nismes végétaux. Ici l'individualité elle-même se dissimule parfois
et devient indécise pour l'homme étranger à la science ; mais celle-
ci, nous l'avons vu, a su aller au-delà des apparences, déterminer
l'individu et recQunaître son sexe. Il lui est donc facile de remonter
à la famille physblogique et de constater qu'elle se retrouve dans le
règne végétal tout comme dans le règne animal.
Qu'il me soit permis d'insister sur quelques exemples propres à
faire mieux comprendre combien il est difficile de séparer l'idée de
filiation de l'idée d'espèce. La famille physiologique peut n'être com-
posée que des quisitre élémens que nous avons nommés plus haut :
deux parens et deux enfans de difîérens sexes. Quelques espèces
animales, le chevreuil par exemple, réalisent ce groupe typique; mais
elle peut aussi s'étendre prodigieusement, et les enfans peuvent,
soit pendant toute leur vie, soit à certaines phases de leur exis-
tence, ressembler fort peu à leurs parens directs. Chez les espèces
animales dont la reproduction présente des phénomènes de généa-
(i) Voyez sur cette question la série sur Us Métamorphoses €t la Généagenèse dans la
Rêvue des Deux Mondes du \^ et 15 ayril 1855, du !«' et 15 Juin, et du i" Juillet 1856.
(2) M Isidore Geoffroy Saint*Hilaire, guidé par des considérations différentes de celles
que nous venons d*exposer, est arrivé le premier à cette conclusion, dont le lecteur cohh
prendra aisément Timportance capitale. M. Geoffroy désigne la famUle physiologique
dont il s*agit ici par le nom de compagnie, pour la distinguer de la famille naturelle,,
simple groupe de classifications et par cela même toujours plus ou moins arbitraire.
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HISTOIBE NATURELLE DE l'hOHME. 159
genèse, chez les méduses entre autres, la famille comprend l'en-
semble des générations et des individus qui se succèdent jusqu'au
moment où reparaissent, avec les formes du père et de la mère,
les attributs sexuels. Or les individus intermédiaires n'ont, soit
entre eux, soit avec leurs parens immédiats, que des analogies
de forme et d'organisation extrêmement éloignées. Pour celui qui
jugerait seulement d'après les ressemblances, ces individus appar-
tiendraient non-seulement à des espèces, mais même à des classes
très distinctes. Ainsi en ont jugé pendant des siècles les savans les
plus spéciaux eux-mêmes, avant que les observations de Saars, de
Siebold , et la synthèse de Steenstrup les eussent ramenés à des
idées plus justes. Aujourd'hui, pour tous les naturalistes, la larve
ciliée, qui se meut à la manière d'un infusoire, les animaux hydri-
formes qui couvrent la tige et les rameaux du polypier fixé à
demeure sur* quelque rocher, la méduse isolée et libre, qui mène
en plein océan une vie vagabonde, sont autant d'individus d'une
même espèce. Ce qui est vrai des médusaires l'est à plus forte rai-
son des insectes en général. Quoi de plus éloigné en apparence qu'un
papillon, une chrysalide , une chenille? Et pourtant ces êtres sont
sortis d'autant d'œufs pondus peut-être par une même mère, et
peuvent appartenir non pas seulement à la même espèce, mais
encore à la même famille.
Ainsi l'idée d'espèce est essentiellement complexe et repose sur
deux considérations d'ordres très distincts. Ce n'est pas d'emblée
que la science est arrivée à ce résultat. Pas plus au moyen âge et
aux premiers temps de la renaissance que dans l'antiquité, les
hommes qui jetèrent les premiers fondemens de la zoologie ou de
la botanique ne se rendirent compte de ce qu'ils appelaient des es-
pèces. M. I. Geoffroy a parfaitement démontré qu'on avait exagéré
sous ce rapport les mérites d'Aristote et d'Albert le Grand. Ni l'un
ni l'autre ne purent même soupçonner qu'il y eût là un problème
à résoudre. Il faut arriver jusqu'à la fin du xvii® siècle pour voir des
naturalistes se préoccuper de cette question. Elle avait été évidem-
ment comprise par Jean Ray, qui, en 1686, dans son Historia plan-
tarum, regarda comme étant de même espèce les végétaux qui ont
une origine commune et se reproduisent par semis, quelles que
soient leurs différences apparentes; mais elle ne fut réellement posée
qu'en 1700 par notre illustre Tournefort. Dans ses Institutiones rei
herbaricBy il se demande : « Que faut-il entendre par le mot d'espèce?»
n avait défini le genre « l'ensemble des plantes qui se ressemblent
par leur structure ; » il appelle espèce « la collection de celles qui
se distinguent par quelque caractère particulier. » Malgré le vague
des idées et des -expressions, on voit que ces deux illustres précur-
seurs de la science moderne s'étaient placés chacun à l'un des deux
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160 REYUE DES DEUX MONDES.
points de vue sur lesquels nous venons d* insister. Ray avait compris
rimportance de la filiation ; Toumefort ne tenait compte que de la
ressemblance dans son essai de définition.
A en juger par les termes qu'ils ont employés pour définir l'es-
pèce, on pourrait rattacher à Toumefort un assez grand nombre de
naturalistes dont les préoccupations habituelles sont rarement di-
rigées vers l'étude des fonctions organiques, tels que des entomo-
logistes, des ornithologistes, des paléontologistes. La plupart des
physiologistes au contraire ont adopté les idées de Ray et les ont
parfois exagérées en ce qu'ils ont supprimé de leurs définitions toute
allusion à l'importance des caractères communs (1). Dans les deux
cas, il y avait une véritable erreur par omission. Pour avoir une
notion complète de l'espèce, il faut, on le sait, tenir compte des
deux élémens. C'est ce que comprirent fort bien Linné et BuiTon.
Le premier, il est vrai, n'a donné nulle part une définition propre-
ment dite; mais A. Laurent de Jussieu n'a guère fait que formuler
ses idées à cet égard quand il a dit : « L'espèce est une succession
d'individus entièrement semblables perpétués au moyen de la gé-
nération. » Quant à Buflbn, il est on ne peut plus explicite; pour
lui, « l'espèce n'est autre chose qu'une succession constante d'indi-
vidus semblables et qui se reproduisent. »
La plupart des définitions données par les naturalistes modernes
se rattachent de près ou de -loin aux précédentes. Je me bornerai
à citer les principales (2). — Cuvier définît l'espèce « la collection
de tous les corps organisés nés les uns des autres ou de parens
communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressem-
blent entre eux. » — Pour de Candolle, « l'espèce est la collection
de tous les individus qui se ressemblent entre eux plus qu'ils ne res-
semblent à d'autres, qui peuvent, par une fécondation réciproque,
produire des individus fertiles, et qui se reproduisent par la généra-
tion, de telle sorte qu'on peut par analogie les supposer tous sortis
originairement d'un seul individu. » — Pour Blainville, « l'espèce
est l'individu répété dans le temps et dans l'espace. » — Vogt re-
garde l'espèce comme résultant « de la réunion de tous les indi-
vidus qui tirent leur origine des mômes parens et qui redeviennent,
par eux-mêmes ou par leurs descendans, semblables à leurs premiers
ancêtres (3). »
(1) J'ai moi-même donné dans cette exagération sous la première influence des décoa-
vertes relatives aux phénomènes généagénétiques ; mais Je n'ai pas tardé à revenir à des
idées plus justes, et en 1856 j'ai donné dans mon cours au Muséum la définition que cette
étude fera connaître. |
(2) M. Geoffroy a réuni dans son livre un grand nombre d'autres définitions de l'es-
pèce, et je ne puis mieux faire que de renvoyer le lecteur à cet ouvrage.
(3) On voit que ce naturaliste fait ici allusion aux phénomènes de généagenèse.
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HISTOIRE NATURELLE DE L'hOMME. 161
Ces définitions et un grand nombre d'autres que nous pourrions
rappeler ont cela de commun qu'elles affirment la ressemblance des
individus de même espèce sans aucune restriction. D'autres font
sur ce point des réserves plus ou moins explicites. Ainsi, pour La-
marck, « l'espèce est une collection d'individus semblables que la
génération perpétue dans le même état tant que les circonstances
de leur situation ne changent pas assez pour faire varier leurs ha-
bitudes, leur caractère et leur forme. » — M. Isidore Geoffroy dé-
finit l'espèce n une collection ou une suite d'individus caractérisés
par un ensemble de traits distinctifs dont la transmission est na-
turelle, régulière et indéfinie dans l'ordre actuel des choses. » — En-
fin, pour M. Chevreul, « l'espèce comprend tous les individus issus
d'un même père et d'une même mère : ces individus leur ressem-
blent autant qu'il est possible relativement aux individus des autres
espèces; ils sont donc caractérisés par la similitude d'un certain en-
semble de rapports mutuels existant entre des organes de même
nom, et les diflérences qui sont hors de ces rapports constituent des
variétés en général. »
Les naturalistes que nous venons de citer sont incontestablement
ceux qui, à divers titres, jouissent dans la science de l'autorité la plus
grande et la plus méritée. Ils appartiennent à des branches diverses
de l'histoire naturelle et à des écoles qui ont parfois lutté avec plus
que de l'énergie l'une contre l'autre. Et cependant on voit qu'au
fond les idées qu'ils se sont faites de \ espèce se ressemblent beau-
coup. Les légères différences que présentent ces définitions ne por-
tent guère que sur un point, très important il est vrai, et qu'il nous
faut indiquer ici. Remontons à Linné et à Buffon. Tous deux , abor-
dant sérieusement l'étude de l'espèce et y rattachant l'idée de filia-
tion, furent conduits à poser ces questions si graves : les individus
dont l'ensemble constitue une espèce demeurent- ils indéfiniment
semblables entre eux et avec leurs premiers parens? ou bien peu-
vent-ils revêtir des caractères qui les éloignent les uns des autres
au point que le naturaliste ne puisse plus reconnaître la parenté?
Le nombre des séries spécifiques a-t-il été fixé dès l'origine, et s'il
peut diminuer par l'extinction de quelques-;^unes d'entre elles, peut-
il s'accroître en revanche grâce à certaines modifications éprouvées
par des individus servant de point de départ à de nouvelles séries?
En d'autres termes, l'espèce est-elle fixe, ou est-elle variable?
M. Isidore Geofiroy a fort bien démontré, par des citations em-
pruntées aux écrits de Linné et de Buffon, que ces grands législa-
teurs des sciences naturelles ont eu les mêmes hésitations quand
ils ont cherché à résoudre ce difficile problème , et que tous deux
avaient professé tour à tour des doctrines opposées. Au début et
TOMB XXXI. 11
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162 RE7UE DES DEUX MONDES.
pendant presque toute sa vie, Linné affirme la fixité, rinvariabilité
de l'espèce. Appuyé sur la Bible, il déclare que toujours le sem-
blable engendre son semblable, et qu'il n'y a point d'espèce nou-
velle. Plus tard, entraîné par un mélange de choses vraies et d'idées
inexactes, il fait à la variabilité une part des plus larges. Il admet
que toutes les espèces d'un même genre de plantes proviennent
d'une espèce unique à l'origine^ et pour lui le croisement, \ hybri-
dation y est le procédé à peu près exclusivement mis en œuvre par
la nature pour atteindre ce résultat. L'immense majorité des végé-
taux n'aurait, dans cette hypothèse, qu'une origine de seconde ma'm
pour ainsi dire, et des espèces nouvelles pourraient chaque jour
prendre naissance sous nos yeux.
Comme Linné, Buiïon crut d'abord à la fixité absolue, et repré-
senta la nature comme imprimant sur chaque espèce ses caractères
inaltérables. Plus tard , il embrassa la croyance contraire, et admit
dans chaque famille^ à côté des altérations particulières qui produi-
sent de simples variétés, une dégénération plus ancienne et de tout
temps immémoriale^ transformant les espèces elles-mêmes. Ici en-
core il se rencontra avec son illustre rival, du moins quant au fait
général ; mais Buflbn regarda comme les causes du changement ^ de
Valtèration et de la dégénération y la température du climat ^ la qua-
lité de la nourriture^ et pour les animaux domestiques l/es maux de
Jt esclavage. C'était substituer la doctrine des actions de milieu^ de
l'influence des conditions d'existence, à la théorie linnéenne de
l'hybridation. Au reste, après avoir exploré pour ainsi dire les deux
hypothèses extrêmes de la fixité absolue et d'une variabilité pres-
que indéfinie, Buffon se trouva ramené par ses propres travaux à
une doctrine moyenne nettement exprimée dans ses derniers écrits.
« L'empreinte de chaque espèce, écrivit-il alors, est un type dont
les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et per-
manens à jamais; mais toutes les touches accessoires varient. » Le
milieu resta d'ailleurs pour lui la cause de ces variations. Là est la
doctrine définitive de Buffon, qu'on peut appeler celle de la varia-
bilité limitée; là est aussi la vérité.
Les opinions tour à toui* professées par Linné et par Buffon ont
servi de point de départ à autant de doctrines qui se sont propagées
jusqu'à nos jours. Cuvier et toute V école positive^ qui le reconnaît
pour chefi se sont déclarés pour la stabilité de l'espèce. Blainville,
qui d'ordinaire semble se préoccuper avant tout de ne pas être de
l'avis de Cuvier, se rencontre ici avec lui, et va plus loin encore.
Pour lui, «la stabilité des espèces est une condition nécessaire à
l'existence de la science. » En revanche, \ école philosophique adopta
généralement la croyance d'une variabilité indéfinie. Pour Lamarck,
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HISTOIRE NATURELLE DE L' HOMME. 163
tt la nature n'offre que des individus qui se succèdent les uns aux
autres par voie de génération, et qui proviennent les uns des autres.
Les espèces parmi eux ne sont que relatives, et ne le sont que tem-
porairement. » Il admettait, et la plupart de ses disciples ont admis
après lui, la transformation des espèces, la formation d'espèces nou-
velles. En outre il reconnaissait pour causes de ces phénomènes la '
tendance à satisfaire certains besoins, les actions, les habitudes,
c'est-à-dire des actes pour ainsi dire spontanés. La variation avait
donc ici sa cause dans l'individu lui-même, au moins lorsqu'il s'a-
gissait des animaux.
On a souvent cherché à rattacher aux doctrines de Lamarck celles
<îe Geoffroy Saint-Hilaire. A nos yeux, ce rapprochement est com-
plètement erroné. Malgré toute F impétueuse ardeur de son génie,
iîeoflroy, on l'oublie trop souvent, en appelle toujours à l'expérience
«t à l'observation. Lamarck avait voulu remonter jusqu'à l'origine
des choses : Geoffroy a évidemment senti que le problème de l'es-
pèce, ainsi posé, échappe à ces deux instrumens de toute recherche
scientifique sérieuse. Aussi ne l'a-t-il même pas abordé. Sans doute
il s'est déclaré partisan de la variabilité, mais c'est à la manière de
Buffon, soit qu'il s'agisse du phénomène lui-même, soit que l'on re-
monte aux causes qui le déterminent. A diverses reprises, il repousse
ridée de variations incessantes et indéfinies. Pour lui, l'espèce est
fixe tant que le milieu ambiant reste le même; elle change seulement
quand ce milieu se modifie et dans la mesure de ces modifications.
L'action modificatrice vient donc du dehors et s'exerce sur l'être vi-
vant, qui ne fait que réagir. Telle est aussi la croyance de Buffon.
On voit que M. Isidore Geoffroy a dit avec raison : « Si Geoffroy
Saint-Hilaire est, dans l'ordre chronologique, lé successeur de La-
marck, on doit voir bien plutôt en lui, dans l'ordre philosophique,
le successeur de Buffon, dont le rapproche en effet tout ce qui l'é-
loigné de Lamarck. »
Si Geoffroy Saint-Hilaire s'était borné à juger les .doctrines de ses
prédécesseurs et à développer les meilleures, l'Académie des Sciences
n'eût'point assisté à ces discussions à la fois solennelles et ardentes
dont le souvenir est encore vivant chez tous les naturalites; mais il
avait en outre abordé, avec sa hardiesse habituelle, un problème
tout nouveau, que commençaient à poser sérieusement, que posent
chaque jour plus impérieusement les découvertes paléontologiques.
A la suite d'études approfondies sur les crocodiliens, il avait été vi-
vement frappé des ressemblances existant entre certaines espèces
fossiles et d'autres espèces actuellement vivantes. Il s'était demandé
si celles-ci ne pourraient pas descendre des premières par une filia-
tion interrompue et si les différences constatées entre ces représen-
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16& RETUE DES DEUX MONDES.
tans de deux faunes appartenant à des époques géologiques dis-
tinctes ne devaient pas être attribuées aux cbangemens survenus
dans les conditions d'existence, dans le milieu ambiant. Plus tard
il généralisa cette question, et, sans prétendre la résoudre, il fit va-
loir chaudement les raisons qui militent en faveur d'une réponse
affirmative. Cuvier s'était formellement prononcé pour la négative.
L'auteur des Mémoires sur les Ossemens fossiles se voyait attaqué
sur un terrain où il avait jusque-là régné en maître; il dut se dé-
fendre, et ainsi surgirent les grands débats qui se sont prolongés, on
peut le dire, jusqu'à nos jours. D'une part, dans un livre tout récent
et remarquable à bien des titres, un naturaliste anglais, M. Darwin,
a cherché à expliquer l'origine de la multiplicité des espèces ani-
males et végétales. 11 les fait toutes descendre d'un archétype pri-
mitif, modifié, transformé successivement de mille manières par des
actions extérieures et les conditions d'existence; il parait rattacher
ces cbangemens surtout aux phénomènes géologiques. M. Darwin a
ainsi fondu ensemble, dans sa théorie, les idées de Lamarck sur la
variabilité des espèces et celles de Buffon sur les causes de leurs
variations, tout en faisant de sa théorie des applications qui rappel-
lent les doctrines de Geoffroy. Le naturaliste anglais a d'ailleurs
poussé les unes et les autres bien au-delà de tout ce qu'avaient ad-
mis ses devanciers français. D'autre part, M. Godron a publié un ex-
cellent ouvrage, exclusivement consacré à la question de l'espèce :
le professeur de Nancy se prononce de la manière la plus tranchée
dans le sens de l'invariabilité. En ce qui concerne les espèces vi-
vantes, il va aussi loin que Blainville, sans pourtant se placer com-
plètement sur le même terrain, et résout dans les termes suivans la
question paléontologique : « Les révolutions du globe n'ont pu alté-
rer les types originairement créés; les espèces ont conservé leur
stabilité jusqu'à ce que des conditions nouvelles aient rendu leur
existence impossible : alors elles ont péri, mais elles ne se sont pas
modifiées. »
Ces conclusions absolues dans un sens ou dans l'autre sont cer-
tainement prématurées. Nous ne possédons pas encore les données
nécessaires pour résoudre le problème posé par Geoffroy. L'expé-
rience et l'observation nous fournissent des faits suffisans pour abor-
der la question de l'espèce, considérée dans la période géologique
actuelle; l'une et l'autre nous font à peu près complètement défaut
quand nous voulons remonter aux âges antérieurs. Ici il faut pres-
que toujours renoncer à la certitude et même à la probabilité scien-
tifiques pour se contenter de possibilités. Or on sait combien est
grande la distance qui sépare le possible du réel : nul n'a le droit
de conclure de l'un à l'autre. C'est là ce qu'a très nettement ex-
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HISTOIRE NATURELLE DE l'hOMME. 165
primé M. Chevreul dans son beau rapport sur Y Ampélographie du
comte Odart. Après s'être formellement prononcé pour la perma-
nence des types qui constituent les espèces sous l'empire des con-
ditions actuelles, ce savant ajoute : « Si l'opinion de la mutabilité
des espèces, dans les circonstances différentes de celles où nous vi-
vons, n'est point absurde à nos yeux, l'admettre en fait pour en
tirer des conséquences, c'est s'éloigner de la méthode expérimen-
tale, qui ne permettra jamais d'ériger en principe la simple conjec-
ture. » Dans l'état actuel de nos connaissances, telles sont aussi,
sur la question dont il s'agit, nos convictions bien arrêtées. En con-
séquence , nos études porteront exclusivement sur les temps géolo-
^ques les plus rapprochés de nous. Là seulement nous rencontrerons
les faits qui se passent sous nos yeux, les résultats vraiment compa-
rables d'expériences séculaires, et nous pourrons conclure en con-
naissance de cause. Toutefois, en restant ainsi sur le terrain de la
science positive, nous n'entendons nullement blâmer outre mesure
ceux qui sont allés, ceux qui vont encore au-delà. Ces spéculations
hardies ont aussi leur valeur : elles ouvrent parfqis des voies nou-
velles et préparent ainsi l'avenir; mais pour qu'elles aient une utilité
réelle, pour qu'elles ne nous égarent pas, il faut les prendre pour
ce qu'elles sont et ne pas les accepter avant le temps comme des
vérités démontrées.
Telles sont les idées générales professées jusqu'à ce jour par les
mattres de la science relativement à l'espèce; mais ce n'est point
assez de les avoir exposées rapidement : il faut signaler dès à pré-
sent un fait bien digne d'attention. On a pu remarquer que les di-
verses écoles de naturalistes diffèrent parfois considérablement en
théorie; il n'en est que plus remarquable de les voir dans la pratique
agir comme si leurs principes étaient identiques. Aussitôt qu'ils
abandonnent le champ des généralités pour en arriver aux appli-
cations, les disciples de Lamarck ne se distinguent guère de ceux de
Cuvier, et la réciproque est tout aussi vraie. En agissant ainsi, ils ne
font du reste qu'imiter leurs chefs etix-mêmes. Lamarck, partisan de
la variabilité indéfinie, n'en a pas moins consacré la majeure partie
de sa vie à des travaux de détermination d'espèces, qui lui valurent
le surnom, — exagéré, il est vrai, — de Linné français. Cuvier, qui
proclamait si haut Tinvariabilité, n'en reconnut pas moms des races
très différentes dans plusieurs espèces animales, et^alla bien plus
loin encore quand il admit que des espèces distinctes peuvent con-
courir à la formation d'une race mixte. Blainville aussi n'a jamais
hésité à rapporter à un type spécifique unique des animaux d'appa-
rence fort peu semblable. Pressées par l'évidence, les deux écoles
extrêmes sont donc ramenées en fait à une sorte de juste-milieu
toutes les fois qu'elles soumettent leurs doctrines absolues à l'é-
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166 REVUE DES DEUX MONDES.
preuve de la réalité. A lui seul, ce résultat ne proclame-t-il pas
hautement que la vérité ne se trouve ni dans l'une ni dans l'autre,
qu'on la rencontrera seulement chez les hommes qui ont admis avec
Buffon la variabilité limitée?
Je me range sans hésiter sous la bannière de ce grand maître.
Pour moi, Y espèce est quelque chose de primitif, de fondamental.
Nés et développés dans des conditions identiques, tous les repré-
sentans d'une espèce animale ou végétale seraient rigoureusement
semblables entre eux; mais dans l'un et l'autre règne cette condi-
tion est à peu près impossible à remplir. Des actions de milieu très
diverses ont modifié et modifient sans cesse les types premiers; Y hé-
redite intervient tantôt pour maintenir, tantôt pour multiplier ou
accroître ces modifications. Ainsi prennent naissance les variétés et
les races. Les limites des variations résultant de ces actions diverses
sont encore indéterminées; mais, en y regardant avec soin, il est
facile de constater qu'elles sont parfois remarquablement étendues.
Toutefois il ne se forme pas pour cela des espèces nouvelles, et la
parenté des dérivés d'un même type spécifique peut toujours être
reconnue par voie d'expérience, quelles que soient les différences
très réelles qui les séparent. En conséquence je crois pouvoir don-
ner de l'espèce la définition suivante : « l'espèce est l'ensemble des
individus, plus ou moins semblables entre eux, qui sont descendus
ou qui peuvent être regardés comme descendus d'une paire primi-
tive unique par une succession ininterrompue de familles (1). » Celte
définition repose et sur les données que j'ai exposées plus haut et
sur les propositions générales qui la précèdent. Ces propositions
seront développées, l'exactitude en sera démontrée dans la suite de
ce travail. Commençons par examiner avec quelques détails la ques-
tion de la fixité et de la variabilité de l'espèce. Cette étude même
nous conduira à des notions nouvelles.
Quand des hommes de génie contemporains, et disposant par con-
séquent des mêmes élémens de conviction, hésitent entre deux doc-
trines, quand des esprits éminêns se laissent aller chacun dans son
sens à des exagérations évidentes, on peut être certain d'avance que
le problème agité présente des difficultés sérieuses. Tel est le cas
pour la question de la fixité et de la variabilité de l'espèce. L'affir-
mative et la négative , peuvent également s'appuyer sur des obser-
vations et des expériences précises empruntées à l'histoire des vé-
gétaux aussi bien qu'à celle des animaux, et dans la recherche des
(1) A part le dernier membfe de phrase qui précise plus que je ne Tavais fait aupara-
vant ridée de famille, cette définition est celle que J*ai donnée au Muséum en 1856, et
reproduite plus tard dans la Bévue {Histoire naturelle de V Homme, — Du Croisement
des Races fwmaines, livraison du i<' mars 1857).
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HISTOIRE NATURELLE DE l'hOMME. 167
causes nous en trouverons qui agissent alternativement dans les
deux sens. Voyons d'abord les raisons principales qui militent en
faveur de la fixité.
Laissons de côté les faits cités par une foule de botanistes, et qui
démontrent T invariabilité des espèces végétales pendant des pé-
riodes de deux ou trois siècles; remontons tout de suite jusqu'aux
premiers temps historiques. Les hypogées égyptiens nous fournis-
sent sur la végétation de ces époques reculées des données parfai-
tement précises. On y a retrouvé une foule de végétaux qui croissent
encore dans le voisinage , et la comparaison entre les échantillons
recueillis dans ces antiques tombes et les plantes vivantes a prouvé
que non-seulement les espèces proprement dites, mais encore cer-
taines races, n'avaient pas varié depuis l'époque des premiers Pha-
raons. Cette identité de caractères a été même constatée d'une façon
assez piquante dans le cas suivant. Le voyageur Heninken avait
rapporté de la Haute-Egypte des pains trouvés dans les tombeaux
remontant à l'époque la plus reculée. Ces pains furent remis au cé-
lèbre botaniste Robert Brown, qui retira de leur pâte des glumes
d'orge parfaitement intactes (1). En les étudiant avec soin, il re-
connut à la base de ces glumes un rudiment d'organe qu'on n'avait
pas indiqué dans les orges de nos campagnes, et peut-être crut-il
un moment avoir sous les yeux une preuve de variation dans ces
enveloppes florales; mais un nouvel examen lui fit retrouver dans
nos orges ce même organe rudimentaire. L'étude attentive de ce
débris d'une plante broyée depuis cinq ou six mille ans a donc ré-
vélé l'existence d'un caractère assez peu saillant pour avoir échappé
à la loupe d'une foule de botanistes, et qui n'en a pas moins tra-
versé sans altération cette longue suite de siècles.
Parmi les espèces végétales actuellement vivantes, il en est qui
fournissent à ce résultat une contre-épreuve curieuse. On sait que
l'âge des arbres dicotylédones se reconnaît au nombre des couches
concentriques dont se compose leur tronc. Même parmi nos arbres
européens, il en est qui à ce compte dateraient d'une époqpie bien
reculée. On a compté 280 de ces couches sur un if dont la circon-
férence était seulement de 1 mètre 50 centimètres environ. Or l'if
de Foullebec, dans le département de l'Eure, avait en 1822 6 mè-
tres 80 centimètres de pourtour. Celui de Fortingall, en Ecosse, at-
teint, dit-on, près de 16 mètres de circonférence. Deslongchamps
en tire la conséquence que si les conditions du développement ont
été les mêmes pour ces différens arbres, l'if de Foullebec est âgé de
onze à douze cents ans, et celui de Fortingall de plus de trois mille.
Le chêne de nos forêts prête à de semblables calculs : il croit très
(i) On appelle glume ou baU Teuyeloppe extérieure de la fleur des graminées.
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168 REYUE DES DEUX MONDES.
lentement, et après un siècle il n'a parfois pas plus de 35 centi-
mètres de diamètre. À partir de cette ép'oque , son accroissement se
ralentit encore, et cependant on cite des chênes d'environ A mètres
de diamètre. A juger^de leur âge par leur grosseur, le même Des-
longchamps déclare qu'on pourrait les croire âgés de plus de douze
siècles.
Quant aux arbres exotiques, ils permettent de remonter bien plus
haut. Adanson a mesuré au Cap-\ert un baobab dont le tronc avait
22 mètres de circonférence; en le comparant à des individus plus
jeunes, et dont il avait pu reconnaître l'âge , il estima que ce géant
devait avoir vécu plus de cinq mille ans. Gôlbery a observé un autre
représentant de la même espèce plus monstrueux encore : celui-ci
atteignait 34 mètres de pourtour; il devait par conséquent être,
selon toute apparence , plus âgé que le précédent. Enfin l'espèce
de pin colossal récemment découverte en Californie, le gigantesque
séquoia^ s'élève parfois à une hauteur de 100 mètres et présente,
dit-on, une épaisseur de 10 mètres. On a compté les couches con-
centriques d'un de ces immenses troncs; on en a trouvé plus de six
mille. Cet arbre était donc contemporain des premières dynasties'
égyptiennes. Eh bien ! tous ces vétérans de la flore contemporsdne
ressemblent entièrement, aux dimensions près, aux plus jeunes ar-
bres de même espèce qui les entourent et qui sont séparés d'eux
par des milliers de générations.
Tous les exemples précédens sont pris dans la période géologique
actuelle. Toutefois nous pouvons ici dépasser la limite qui nous ar-
rêtera d'ordinaire et demander des enseignemens à l'époque recu-
lée où se passa le dernier phénomène général qui sut laissé des
traces sur notre globe. En remuant les sables du diluvium^ on a ra-
mené au jour des graines enfouies et qui avaient conservé leurs pro-
priétés germinatives pendant un nombre de siècles indéfini, mais à
coup sûr bien supérieur à celui qui nous sépare de la civilisation
égyptienne même à son aurore. Les graines ont germé , et les indi-
vidus qui en sont sortis se sont montrés entièrement semblables à
ceux qui ont poussé dans les conditions ordinaires (1).
L'étude des animaux nous présente des faits entièrement pareils
à ceux qui résultent de l'examen des espèces végétales. Ici encore
nous nous adresserons sur-le-champ à l'Égj'pte. Les. peintures des
hypogées abondent en élémens propres à éclairer la question. Les
premières nous montrent une foule d'espèces et de races animales
représentées avec une fidélité dont nous pouvons encore juger par
(i) Ce Uii remarquable a été obser? é par M. Michalet aux environs de Dôle. La plante
qui a ainsi reparu est le galium anglkum, qui, à peine connu dans la localité, a couvert
les sables du dilimum à mesure que les ouvriers en pelleversaient les bancs, demeurés
Jusqu^à cette époque entièrement intacts.
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HISTOIRE NATURELLE DE l'hOMME. 169
nous-mêmes. Les seconds sont pour ainsi dire des cabinets d'his-
toire naturelle où sont admirablement conservés les représentans de
la faune des Pharaons. Sur ce point, les recherches les plus modernes
n'ont fait que confirmer les conclusions tirées par Geoffroy Saint-
Hilaire de ses longues études dans les nécropoles de Thëbes, et que
Lacépëde résumait ainsi dans un rapport demeuré célèbre : « Il ré-
sulte de cette partie de la collection du citoyen Geoffroy que ces ani-
maux sont parfaitement semblables à ceux d'aujourd'hui. »
Grâce à la résistance que présentent le squelette et les coquilles,
les animaux ont laissé dans les terrains quaternaires des restes fa-
ciles à étudier et à reconnaître en plus grande quantité que les vé-
gétaux. Les brèches osseuses, les cavernes à ossemens, aussi bien
que les sables et les alluvions, ont conservé un grand nombre d'es-
pèces que la paléontologie a su distinguer et comparer aux espèces
existantes. Or les résultats de ce rapprochement sont très impor-
tans. Dans un remarquable travail sur les cavernes, M. Desnoyers
a résumé tous les faits principaux recueillis touchant les mam-
"mifères contemporains de l'époque dont nous parlons. Les espèces
en sont fort nombreuses et se partagent naturellement en trois
groupes. Dans le premier se placent celles que leurs caractères
séparent nettement des espèces actuelles, qui par conséquent ont
disparu ou bien se sont modifiées de manière à devenir mécon-
naissables par suite des révolutions géologiques. Au second appar-
tiennent les espèces qui se retrouvent dans la faune actuelle , mais
qui ne vivent aujourd'hui que dans des contrées plus ou moins éloi-
gnées de celles où l'on a découvert leurs restes fossiles, qui par con-
séquent semblent avoir émfgré à la suite des mêmes révolutions. Le
troisième groupe se compose d'espèces identiques à celles qui vivent
aujourd'hui encore dans les mêmes lieux et qui par conséquent ont
résisté sans modification aux mêmes cataclysmes. Dans les trois
groupes, on rencontre parfois le même genre représenté par des es-
pèces distinctes. Ces espèces ont donc été contemporaines, et quelle
que soit l'opinion que l'on adopte, il faut reconnaître que l'action
exercée sur elles par la modification du milieu a été bien diffé-
rente.
L'histoire des animaux inférieurs, celle des mollusques et des
zoophytes, présente des faits tout pareils. A vouloir citer de nom-
breux exemples, nous n'aurions que l'embarras du choix. Bornons-
nous à indiquer les résultats recueillis par M. Agassiz lors de son ex-
ploration des côtes de la Floride. On sait que certains zoophytes des
mers tropicales vivent en familles innombrables sur certains points
circonscrits, et que leurs générations successives, superposant sans
cesse les polypiers calcaires habités par ces petits êtres, finissent
par élever d'abord au niveau des vagues, puis jusqu'au-dessus des
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170 REVUE DES DEUX MONDES.
flots, des écueils, des îles, dès archipels entiers. Ce curieux phé-
nomène, constaté d'abord dans FOcéan-Pacifique, où il se développe
sur une échelle immense, se retrouve dans le golfe du Mexique, et
a été pour M. Agassiz le sujet d'études approfondies. Ce naturaliste
croit pouvoir préciser le temps qu'ont mis à se former quatre récifs
de corail remarquables par leur disposition concentrique, et qu'il a
trouvés à l'extrême pointe méridionale de la Floride. D'après ses
calculs, il aurait fallu environ huit mille années pour les amener à
leur état actuel. Bien plus, la Floride elle-même, dans une étendue
de 2 degrés en latitude, lui paraît n'être composée que de récifs de
corail élevés de même par les polypes, et soudés les uns aux autres
par l'action des siècles. Il estime à deux cent mille années environ
le temps nécessaire à la formation de cette presqu'île. Or les roches
de cette terre, les masses de ces récifs, d'origine essentiellement
animale, nous montrent des polypiers, des coquilles identiques à
ceux qu'on pêche encore aujourd'hui, pleins de vie, dans toutes les
mers voisines. Ainsi, d'après M. Agassiz, les mollusques, les zoo-
phytes du golfe du Mexique, auraient conservé tous leurs caractères
pendant deux mille siècles.
On le voit, les partisans de l'invariabilité s'appuient sur des faits
împortans bien observés et sur des argumens sérieux. Ils peuvent
dire à leurs adversaires : Nous poursuivons un certain nombre d'es-
pèces végétales ou animales jusqu'aux premiers temps de l'histoire,
jusqu'à six ou huit mille ans en arrière, et nous les voyons sem- •
blables à ce qu'elles sont aujourd'hui. Nous dépassons les limites de
l'époque géologique actuelle, et nous retrouvons encore certaines es-
pèces identiques à ce qu'elles sont de nos jours. En outre, parmi ces
espèces qui ont assisté à la dernière révolution de notre globe, toutes
n'ont pu supporter les nouvelles conditions d'existence qui leur
étaient faites. De celles-ci, les unes ont émigré , sans pour cela se
modifier; d'autres ont disparu. Pourquoi admettre que ces der-
nières sont les ancêtres immédiats de nos espèces actuelles? Nous
ne connaissons ces animaux éteints que par leurs restes fossiles;
mais ces restes suffisent pour faire reconnaître entre eux et ceux
qu'on veut regarder comme leurs petits-fils des différences parfois
très grandes. Où sont les traces des modifications progressives qui
auraient inévitablement relié entre elles ces formes diverses, si elles
dérivaient en effet les unes des autres? Nulle part. A en juger par
tous les faits connus, par toutes les expériences possibles, la trans-
formation, la variation de l'espèce est donc une pure hypothèse, et
la vérité ne peut être que dans la doctrine de la fixité.
Telle est en résumé l'argumentation de Cuvier, de Blainville et de
leurs disciples plus ou moins avoués; mais, nous l'avons vu, sous
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HISTOIBE NATURELLE DE l'hOMME. > 171
res expressions absolues, il y a des sous-entendus et des réserves.
L'invariabilité, que cette école proclame si haut, ne s'entend 'que
des caractères essentiels, fondamentaux. Jamais elle n'a pu parler
d'une identité qui n'existe nulle part. En fait, Lamarck lui-même
admettait une certaine constance; de même l'école qui le combat
admet une certaine variabilité. Nous allons maintenant aborder Té-
tude des phénomènes de cet ordre, et rappeler d'abord ceux qu'on
observe chez l'individu isolé lui-même, lorsqu'on l'observe à diverses
époques de son existence.
Sans parler des animaux à métamorphoses, où les différences d'un
âge à l'autre sont si énormes; sans parler des changemens si consi-
dérables qui s'accomplissent chez le fœtus encore enfermé dans l'œuf
ou dans le sein de sa mère , qui ne sait que dans tous les groupes
du règne animal il est des espèces dont les jeunes ressemblent si
peu aux adultes, que des observations suivies permettent seules de
les identifier? Qui ne sait que chez l'homme lui-même, l'enfant,
l'homme fait, le vieillard, sont au premier coup d'œil trois individus
distincts? Ces changemens, dira-t-on, tiennent à l'essence même
des êtres; ils sont la conséquence de leur évolution normale. Cela
est vrai, mais le fait n'en est que plus important à rappeler ici. A
lui seul, il suffit pour prouver que l'individu vivant n'est pas quelque
chose d'absolument fixe, d'immuable. C'est seulement un champ
limité, défini, où la vie apporte et d'où elle emporte des matériaux,
tantôt d'une manière continue, tantôt à des momens donnés, main-
tenant, mais modifiant aussi dans certaines limites, et par une épi-
genèse incessante, les formes qui sont pour nous des caractères
spécifiques. Quiconque tiendra suflBsamment compte de ces phéno-
mènes sera préparé à comprendre et à accepter des faits d'un autre
ordre, et bien plus importans au point de vue qui nous occupe.
En effet, à côté dès modifications en quelque sorte nécessaires
dont nous venons de parler, on en constate d'autres qui n'ont au-
cun rapport avec le développement normal, et ne peuvent être re-
gardées que comme accidentelles. Pour s'en tenir à l'homme seul,
on voit chez lui des individus revêtu: alternativement quelques-uns
des caractères propres à des groupes humains justement distragués
les uns des autres. S'il existe des races blondes et des races brunes,
on voit tous les jours des enfans blonds et roses se changer en
adultes à la chevelure noire, au teint pâle et foncé. Quoique plus
rare, la réciproque se présente quelquefois, et j'en connais un
exemple. Dans les races blanches, le mélanismey c'est-à-dire la co-
loration noire de la peau, se montre assez souvent d'une manière
partielle et temporaire, chez les femmes enceintes par exemple.
Camper cite à ce sujet l'observation recueillie chez une jeune femme
dont le corps tout entier, à l'exception de la face et du cou, avait pris
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172 RETUE DES DEUX MONDES.
à sa première grossesse la couleur d'une véritable négresse. Un de
mes auditeurs, ancien médecin, m'a dit avoir rencontré un fait à peu
près semblable dans sa pratique. D'autre part, le docteur Hammer
et Bufibn rapportent des exemples bien authentiques de nègres qui
sont devenus blancs. Il s'agit d'un jeune homme et d'une jeune
fille. Tous deux, vers l'âge de quinze ou.seize ans, commencèrent à
blanchir, le premier à la suite d'un lé^er accident, la seconde sans
cause connue. Les phénomènes furent d'ailleurs à peu près iden-
tiques dans les deux cas. Le changement de coloration eut lieu d'une
manière progressive. La teinte générale s'affaiblit d'abord, puis des
taches blanches apparurent, grandirent peu à peu, et envahirent le
corps tout entier. Chez les deux individus, la temte primitive per-
sista sur quelques points peu étendus, et les parties transformées
conservèrent des marques semblables à des grains de beauté ou à
des taches de rousseur. En général, les villosités, les cheveux, parti-
cipèrent à ce changement, et devinrent ou blancs ou blonds là où la
peau avait blanchi. Les deux individus conservèrent une santé par-
faite. Toutes leurs fonctions continuèrent à s'exercer très régulière-
ment. La peau surtout ne présenta jamais de traces de maladies;
elle était rosée et semblable en tout à celle d'un individu de race
blanche. Hammer et Buffon ont insisté avec raison sur ces derniers
détails, qui prouvent qu'il s'agit ici d'une véritable transformation,
et que le changement de couleur ne saurait être attribué à quel-
qu'une de ces affections cutanées observées par plusieurs voyageurs,
et surtout par M. d'Abadie, affections qui ont pour résultat de don-
ner à la peau noire de certaines races une couleur blanche mate et
blafarde.
Ainsi l'individu n'est jamais identique à lui-même dans tout le
cours de sa vie, et de plus il peut subir des changemens très consi-
dérables sans que son existence soit mise en péril. De ces faits gé-
néraux, on peut déjà conclure qu'en acceptant dans toute sa rigueur
la définition de Blainville lui-même, on doit s'attendre à rencon-
trer entre les représentans de chaque espèce des différences plus
ou moins tranchées. L'expérience de tous les instans s'accorde avec
cette conclusion. Chez les végétaux aussi bien que chez les animaux
et chez l'homme, l'identité n'apparaît qu'à titre de fait entièrement
exceptionnel. On sait ce qui arriva aux courtisans d'Alphonse le
Sage à la recherche de deux feuilles exactement semblables; tout
bon berger reconnaît et distingue fort bien chaque brebis de son
troupeau, et la fable des ménechmes, sauf entre jumeaux, ne s'est
peut-être réalisée qu'une seule fois dans la personne de Martin
Guerre et d'Arnaud du Tilh.
Les différences très légères, servant seulement à distinguer les
uns des autres les représentans d'une même espèce, ne sont autre
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HISTOIRE NATURELLE DE l' HOMME. 173
chose que les traits individuels y les nuances ^ comme les appelle
M. Isidore Geoffroy, Dès que ces différences dépassent une certaine
limite, elles donnent naissance à la v/^rtV/^. Celle-ci, presque toujours
individuelle chez l'homme et chez les animaux ou les plantes, qui se
reproduisent seulement par voie de générations successives, peut
comprendre au contraire un nombre indéterminé d'individus quand
il s'agit d'une espèce pouvant se multiplier par un procédé généa-
génétique quelconque; mais, même dans ce dernier cas, les carac-
tères dUrérentiels de la variété ne passent jamais d*une génération à
l'autre. J'emprunte ici à M. Chevreul un exemple bien remarquable
propre à faire comprendre cette distinction. En 1803 ou 1805,
M. Descemet découvrit dans sa pépinière de Saint-Denis, au milieu
d'un semis d'acacias [robihia pseudo- acacia)^ un individu sans
épines qu'il désigna par l'épithète de spectabilis. C'est de cet indi-
vidu, multiplié par marcottes, boutures ou greffes, que proviennent
tous les acacias sans épines qu'on rencontre aujourd'hui dans le
monde entier. Or ces individus produisent des graines, mais ces
graines, mises en terre, n'engendrent que des acacias épineux.
L'acacia spectabilis est resté à l'état de variété.
La variété peut être définie un individu où un ensemble d'indi-
vidus appartenant à la même génération sexuellcy qui se distingue
des autres représentans de la même espèce par un ou plusieurs ca-
ractères exceptionnels. Ces caractères eux-mêmes peuvent être plus
ou moins accusés, et il en résulte que la variété passe insensible-
ment d'un côté aux simples traits individuels dont nous parlions
tout à l'heure, et de l'autre côté aux monstruosités les plus légères,
appelées hémitéries par M. Geoffroy (1). On comprend dès lors com-
bien peuvent être nombreuses et diverses les variétés d'une seule
espèce. Il n'est aucune partie de l'être qui ne puisse s'exagérer,
s'amoindrir, se modifier de mille manières, et toutes les fois que
l'accroissement, la diminution, la modification, dépasseront la li-
mite, indécise il est vrai, mais pratiquement appréciable, des traits
individuels, on aura à constater une variété de plus.
Lorsque les caractères qui distinguent une variété passent aux
descendans du végétal ou de l'animal qui les avait présentés le pre-
mier, lorsqu'ils deviennent héréditaires, il se forme une race. Par
exemple, si un des acacias dont nous venons de parler portait des
graines d'où sortiraient des arbres également sans épines, si ceux-
ci à leur tour jouissaient de la même propriété, si l'acacia specta-
bilis en arrivait ainsi à se reproduire naturellement, il cesserait
d'être une simple variété; il constituerait une race. La race sera
(1) Histoirt générale et particulière des anomalies de Vorganisation,
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17& REVOfi DES DEUX MONDES.
donc l'ensemble des individus semblables appartenant à une même
espèce, ayant reçu et transmettant par voie de génération les rarac-
tares d'une variété primitive. — Au fond, cette définition, tout en
précisant davantage l'idée d'origine, revient à celle de Buffon,
qui disait : « La race est une variété constante et qui se conserve
par génération, » ou à celle du botaniste Richard, qui s'exprime
ainsi : « 11 y a certaines variétés constantes et qui se reproduisent
toujours avec les mèipes caractères par le moyen de la génération;
c'est à ces variétés constantes qu'on a donné le nom de races. » Si
je multipliais ces citations, on verrait que sur ce point de la science
il existe entre les naturalistes de toutes les écoles un accord vrai-
ment remarquable, et que les disciples de Lamarck eux-mêmes se
rencontrent ici avec ceux de Cuvier (1).
Le nombre des races pouvant provenir d'une même espèce est
tout aussi indéfini, il peut être tout aussi considérable que celui des
variétés elles-mêmes, car il n'est aucune de celles-ci dont les carac-
tères ne puissent devenir héréditaires dans des conditions données.
En outre, ces races primaires, sorties immédiatement de l'espèce
commune, sont à leur tour susceptibles d'éprouver des modifications
qui peuvent rester individuelles ou devenir transmissibles par géné-
rations. Chacune d'elles donne ainsi naissance à des variétés, à des,
races secondaires. Le même phénomène peut se répéter indéfini-
ment. Nos végétaux, nos animaux domestiques fournissent une foule
d'exemples de ces faits. On voit combien se trouvent multipliées
par là les modifications du type spécifique primitif. Considérée à ce
point de vue, chaque espèce nous apparaît comme un arbre dont la
tige élevée fournit en tous sens et à diverses hauteurs des branches
maltresses plus ou moins nombreuses, sous-divisées elles-mêmes
en branches secondaires, en rameaux, en ramuscules, tous distincts
et cependant tous issus média tement ou immédiatement du tronc
primitif. Pour pousser la comparaison jusqu'au bout, on peut dire
que, dans cet arbre hypothétique, les variétés sont représentées par
les bourgeons avortés.
Cette image a cela d'utile qu'elle fait sentir plus aisément les re-
lations existantes entre ces trois catégories d'êtres trop souvent con-
fondues dans le langage, — l'espèce, la race, la variété. On voit que
toute race, toute variété se rattache à une espèce, comme toute
branche, tout bourgeon tient à une tige quelconque; on voit que
chaque espèce comprend, avec les individus qui ont conservé le
(1) n ne s*agit que des races proprement dites. Quant aux races hybrides, c'est-ànlire
aux séries zoologiques ou botaniques résultant du croisement de deux espèces distinctes,
nous les examinerons plus tard avec le soin qu'elles méritent, en réduisant à sa Juste va-
leur ce qui a été dit à ce sujet.
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HISTOIRE NATURELLE DE l'hOMME. 175
type primitif, tous les individus plus ou moins éloignés de ce type,
mais qui s'y relient par une filiation ininterrompue, de même que
r arbre est composé de ses branches, de ses rameaux, tous rattachés
au tronc qui les porte et dont ils sont autant de divisions. Enfin
on ne peut toucher au moindre ramuscule sans agir sur Tarbre
dont il fait partie, et cette simple considération justifie une autre
conséquence fort importante pour la question qui nous occupe :
à savoir que toute modification imprimée à une race quelconque
porte en réaHté sur Tespèce d'où cette race est issue immédiate-
ment ou médiatement.
Et maintenant qu'on suppose le tronc de notre arbre réduit à
une courte souche que des alluvions auraient profondément enfouie
et cachée sous terre : comment reconnaître si les maîtresses bran-
ches, qui sortent isolément du sol, sont les produits communs de
cette souche, ou bien les tiges d'autant d'arbres distincts? Les natu-
ralistes se trouvent trop souvent dans un embarras pareil à celui
qu'éprouverait le forestier sommé de décider à première vue. Con-
sidérées à part et abstraction faite de l'origine, la race et l'espèce
se ressemblent beaucoup. Dans les races bien établies, les caractères
sont aussi semblables d'individu à individu, de père à fils, que dans
les espèces les plus pures et les moins modifiées ; la transmission en
est tout aussi régulière. Par suite, les naturalistes se trouvent chaque
jour en présence de groupes animaux ou végétaux semblables à
certains égards, dissemblables sous certains autres, et dont ils
ignorent les relations; ils ont donc à se demander bien souvent si
ces groupes doivent être isolés les uns des autres et former autant
d'espèces distinctes, ou bien s'ils doivent être réunis à titre de races
en une seule et unique espèce. C'est précisément en ces termes que
3e pose la question lorsqu'il s'agit de l'homme. Pour lever ces diflî-
cultés, une étude comparative sérieuse était nécessaire, et nous ne
craignons pas de le dire, cette étude ne pouvait guère être entreprise
que de nos jours. 11 a fallu les efforts réunis de la science et de
l'industrie modernes pour résoudre une foule de ces questions de
détail qui, en histoire naturelle, conduisent seules aux doctrines gé-
nérales. S'il est permis de conclure aujourd'hui, c'est que, grâce à
ce concours, on peut grouper une somme suffisante de résultats et
montrer qu'ils nous conduisent tous au même but en s'appuyant sur
une double série de faits qui eux-mêmes répondent aux deux idées
dominantes dans la définition de l'espèce, — l'idée de ressem-
blance ^t celle de filiation. Ce sont ces résultats qu'il faudra main-
tenant exposer, en faisant d'abord X histoire des races.
' A. DE QOATREFAGES.
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DEUX JOURS
DE SPORT A JAVA
ROGER BELPAIRB A CLAUDE DE MARNE.
(39, me d'Amsterdam, à Paris.)
Calcutta, Spence*s Hôtel, 13 juin 1854.
Sic fada voluerunt ou voluêrey comme dit Lhomond : demain ,
mon vieil ami, sauf obstacle imprévu, je mets le cap sur Java, via
Penang et Singapour. Comme je ne doute pas que tu ne salues
cette nouvelle en me prodiguant les noms de Juif errant, de Robin-
son, Gulliver, et autres touristes distingués, je dois à ma dignité
peu offensée de* te donner très en détail les motifs graves qui m'ont
engagé à pousser cette reconnaissance vers les îles du détroit de la
Sonde. Prêtez à ce récit, seigneur, une oreille attentive. Une de mes
anciennes connaissances de Simlah m'avait invité avant-hier à ve-
nir dîner à la mess du fort William, A sept heures, j'étais installé à
la table du 18* régiment de l'armée royale, où se trouvait réuni en
ce moment un effectif fort respectable de vestes rouges et d'uni-
formes bleus. Les oflBciers de la reine traitaient ce jour-là l'état-ma-
jor de la corvette hollandaise le Ruylery arrivée récemment dans les
eaux de l'Hoogly, et dont, à plusieurs reprises déjà pendant la pro-
menade du soir, j^avais admiré les formes élégantes et la bonne
tenue. Le hasard de l'étiquette me fit placer à table entre mon hôte
et le capitaine de la corvette hollandaise, un homme de trente-cinq
ans environ, à la voix harmonieuse, au regard bienveillant, aux ma-
nières exquises, pour lequel je me sentis pris à première vue d'un
de ces entraînemens sympathiques qui, comme l'amour, naissent
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 177
souvent d'un coup d'œil. Au punch glacé qui, conformément aux
prescriptions des maîtres de la science, suivit le turtle-soupy nous
nous étions dit nos noms, prénoms et qualités. Le jambon et le din-
don, qui figurent invariablement à tout grand dîner de Tlnde, n'a-^
valent pas encore disparu de la table, que j'avais déjà communi-
qué à mon voisin un bon demi-tome de mes impressions de voyage,
et celui-ci, en retour de cette confidence, m'avait initié à ses démê-
lés récens avec un vieil amiral bourru et entêté, en route à ce mo-
ment, Dieu merci, pour les plages de la Hollande. Quand le fromage,
les petits oignons et le Bass's pale aie parurent sur la table, mon
digne Hollandais me parlait avec effusion d'une jeune dame fran-
çaise, institutrice dans la famille de son frère, riche planteur du dis-
trict des Préhangers, Madeleine, si je me souviens bien de ce nom,
prononcé à plus de vingt reprises, et notre intimité ne s'arrêta pas là.
Une heiu*e et demie, après minuit bien entendu, venait de sonner
à l'horloge du fort William , et un groupe de jeunes enseignes sa-
luait l'arrivée des devilled bones (grillades de poulet) en entonnant
à gorge déployée la chanson populaire The Pope must lire an happy
life (où, soit dit en passant, le poète bachique a singulièrement
exagéré les joies de cette couronne d'épines qu'on appelle la tiare),
quand mon nouvel ami et moi quittâmes la table pour continuer loin
des chants d'une jeunesse trop émue, dans le long corridor qui
précède le mess-roomy une discussion approfondie sur les mérites
comparatifs des vins du Rhin et des vins de Bordeaux. Mon inter-
locuteur défendait le drapeau de l'Allemagne avec une opiniâtreté
que je ne lui avais pas encore vu déployer dans la discussion , et
tous mes argumens ne pouvaient parvenir à le convaincre de la su-
périorité du Lafitte 3à même sur un certain Marcobrunner, Lieb-
frauenmilch (lait de vierge) dans toute l'acception du mot, qu'il tenait
sous clé dans sa cave et désirait soumettre sans délai à ma savante
déguatation...
De tout le reste, si je me souviens, je ne me souviens guère : je
sais seulement qu'au matin je me réveillai avec un mal de tête ca-
rabiné, une soif à dessécher un étang, dans une cabine de navire,
et fort étonné de me trouver en pareil logis, sinon à pareille fête.
Je cherchais en vain à ressaisir dans mon cerveau ti-oublé les fils de
cette énigme, lorsque je répondis machinalement par un «entrez» à
trois cpups frappés discrètement à la porte, et vis paraître sur le seuil
de la cabine le visage bienveillant du commandant Hendrik van
Vliet.
— Eh bien ! mon cher hôte, comment avez- vous passé la nuit? me
dit le marin en me tendant la main d'un geste amical.
— Mais à merveille, repris-je intrépidement, et sans me douter
TOME XX\I. 12
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178 BEVUE DES DEUX MONDES.
un seul instant que j'avais échangé ma chambre de Spenee's Hôtel
pour une cabine du Ruyter,
— Vous me pardonnez donc ma folle insistance de cette nuit, je
pourrais dire de ce matin? interrompit Toflicier. Entre nous, je vous
ai presque amené ici de force, et ne vous fussiez-vous pas rendu en
homme sage à mon caprice, je crois bien que nous aurions dû ce
matin nous couper la gorge, poursuivit le marin avec un rire plein
de bonhomie... Mais les vins capiteux de la mess m'avaient porté au
cerveau, et au risque de vous donner une fort mauvaise opinion de
la manière dont nous autres marins hollandais pouvons porter la
toile, je dois vous avouer, pour être franc, que j'étais complètement
gris hier soir.
— Et sous ce rapport je n'avais certes rien à vous envier, repris-
je vivement : assurance dont les titillations qui vibraient incessam-
ment à mes oreilles attestaient la poignante véracité.
— Ce qui ne vous empêchera pas, j'espère, de déjeuner ce matin
avec moi et de bon appétit, dit le commandant. J'ai à cœur de vous
montrer que si mon faible est grand pour les vins de l'Allemagne,
je rends à ceux de la belle France toute la justice qui leur est due.
J'ai encore quelques bouteilles de Larose 48 sur lesquelles je dési-
rerais vivement avoir votre opinion. Si vous le permettez, on ser-
vira le déjeuner à l'heure ordinaire, dix heures et demie, plus tard
si cela vous convient.
Je ne pouvais décliner une invitation faite en termes si courtois ;
aussi répondis-je au commandant que je serais prêt à l'heure indi-
quée, et il se retira en s'inclinant.
Mon madrasseey prévenu à l'hôtel, m'avait apporté mes effets de
toilette, et en moins d'une heure, sous l'influence bienfaisante de
véritables douches, mon cerveau avait été ramené à une tempéra-
ture équitable. A l'heure dite, rasé de frais, vêtu de blanc, j'étais
prêt à m' asseoir à la table de mon nouvel ami. Je m'étais bien promis
de garder pendant tout le repas une abstinence digne de Sparte,...
serment d'ivrogne, comme tu t'en doutes I Le chef du comman-
dant Hendrik était très décidément un grand chef, et son Larose &8
d'une supériorité si incontestable, qu'à midi nous étions encore à
table, en train de discuter une troisième bouteille, digne à tous
égards de ses deux aînées.
— Je ne vous ai pas encore rappelé, me dit le commandant, une
promesse, peut-être imprudente, que vous m'avez faite hier soir.
— Et qui sera tenue, quelque imprudente qu'elle puisse être, re-
pris-je avec cette sotte assurance que donne à l'homme le jus de la
treille.
— Ne vous engagez pas trop vite... Sans doute mon plaisir serait
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 179
grand de vous avoir pour compagnon de voyage; mais pour rien au
monde je ne voudrais abuser d'une parole que vous ne m'avez
d'ailleurs donnée que très à la légère. Voyons, ajouta mon hôte, ne
vous rappelez-vous pas qu'hier,. dans les épanchemens qui ont suivi
nos nombreuses libations, vous m'avez promis de venir avec moi à
Java?
— Pas le moins du monde, repris-je avec un étonnement aussi
sincère que si l'on m'eût annoncé que je m'étais engagé la veille à
faire une visite à la lune.
— Eh bien! qu'il n'en soit plus question! interrompit le comman-
dant; mais cette résignation n'était qu'apparente, et quelques în-
stans après il revenait à la charge et tentait d'émouvoir ma fibre
voyageuse en me dépeignant en termes éloquens les beaux paysages
du paradis de Java, les troupeaux de cerfs et de sangliers dont les
plaines abondent. Présenté par lui au gouveiiieur-général, dont il
avait été l'aide-de-camp, j'aurais reçu de ce potentat l'accueil le
plus empressé : son frère, l'un des plus riches planteurs du district
des Préhangers, aurait été trop heureux de me faire les honneurs
de ses vastes propriétés. Le commandant ne prononça pas, il est
vrai, une seule fois le nom de Madeleine; mais si de cette réticence
je pus conclure que les vins de France ne déliaient pas la langue de
mon nouvel ami au même degré que les vins du Rhin, je ne m'en
sentis pas moins disposé à succomber à la tentation et à profiter de
cette excellente opportunité pour visiter la perle des mers de l'Inde.
Après une faible résistance , je m'engageai à accompagner le com-
mandant du Buyier dans son prochain voyage. — Sauf obstacle im-
prévu, le pilote et moi serons à bord demain, à la marée du matin.
Après tout ce verbiage, c'est sans doute abuser de ta patience
que de reprendre incontinent la litanie de mes impressions de
voyage; mais je te sais toujours disposé à prendre part à une bonne
action, à me rendre service : aussi j'aborde sans crainte d'être indis-
cret, sans autre précaution oratoire, le récit d'un épisode à la fois
triste et singulier de mon voyage de retour à Calcutta.
Le 19 mai, il se faisait dix heures du matin; parti la veille au
coucher du soleil de RumboUiah , il me restait encore à parcourir
une dizaine de milles avant d'arriver au iiawk bungalow de la sta-
tion de Futtehgur,.où je devais trouver un abri contre les ardeurs
de la journée. Les fatigues d'une nuit sans sommeil commençaient à
dominer mes sens, et» le galop convulsif de l'attelage, les cris du co-
cher, l'infernal grincement des roues et des essieux parvenaient à
peine à me tirer d'un engourdissement léthargique. Soudain la voi-
ture s'arrêta, et un monsieur, chapeau à la main, apparut à mes
yeux étonnés à l'ouverture de la portière de droite. La surprise du
premier moment fit place à une surprise plus grande encore lorsque
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180 REVUE DES DEUX MONDES.
j'entendis l'inconnu m'interpeller en fort bon français, puis, en s'ex-
cusant de son indiscrétion, me prier de lui donner une place à côté
de moi jusqu'à la prochaine station, où il trouverait sans doute les
moyens de remplacer sa chaise de poste, culbutée à quelque dis-
tance dans les ornières d'un chemin de traverse. Le pur accent gau-
lois avec lequel ce discours m'était adressé m'indiquait assez que
j'avais devant moi un compatriote; aussi n'eut-il pas besoin de réi-
térer sa demande. Au bout de quelcpies secondes, le voyageur était
installé dans la voiture, et le cheval reprenait sa course interrom-
pue par cette rencontre singulière. Je pus alors examiner avec plus
de loisir mon nouveau, compagnon, et reconnus un homme d'une
trentaine d'années, de taille élancée, aux cheveux blonds et rares,
dont les traits réguliers n'eussent point manqué de charme sans
l'expression étrange de àeui^ grands yeux bleus qui tantôt roulaient
dans leurs orbites d'un mouvement convulsif, tantôt s'arrêtaient sur
moi avec une fixité singulière. J'eus bientôt l'explication de ces re-
gards de maniaque. L'mconnu, dont les formes courtoises ne se dé-
mentaient d'ailleurs pas en me remerciant avec effusion de mon
obligeance, ajouta d'un air fort préoccupé qu'il devait é^e à Pa-
ris le surlendemain pour débuter à l'Opéra dans Robert le Diable ^
rôle de Robert, sous peine d'avoir à payer une amende de cent
mille francs au célèbre directeur, M. V... Puis, pour joindre sans
doute une preuve à l'appui de cette assertion, mon voisin entonna
d'une assez jolie voix de ténor l'air populaire : Oui y Vor est une
chimère... Il n'y avait pas à en douter, j'avais donné asile à un lu-
natique de la plus grosse espèce, car l'inconnu n'interrompit ses
chants que pour m' entretenu* de ses succès récemment obtenus sur
le théâtre de Govent-Garden malgré les intrigues de Rubini, de Ma-
rio et de M"® Pastal Je te fais grâce de toutes les absurdités qui pen-
dant la dernière heure de la route sortu'ent de ce pauvre cerveau
fêlé. A peine arrivé au dawk bungalow de la station de Futtehgur,
je n'avais rien de mieux à faire, je le compris, que de confier mon
compagnon improvisé à la garde des serviteurs de l'établissement,
et d'aller moi-même, malgré l'accablante chaleur du soleil de midi,
réclamer en sa faveur les soins du médecin de la station. Heureuse-
ment je rencontrai dans le docteur James un de ces praticiens dont la
science s'honore, et qui mettent au service de l'humanité, avec des
talens éprouvés, un cœur plein de dévouement. Sans plus tarder,
nous prîmes de compagnie le chemin du bungalow. Lorsque nous en-
trâmes dans la chambre du malade, quoique son état se fût singu-
lièi-ement modifié, le docteur n'eut pas de peine à reconnaître les
symptômes d'une attaque de delirium tremens qu'il attribua immé-
diatement à l'absorption d'une forte dose de laudanum. L'excitation
nerveuse à laquelle le malade était en proie pendant la route avait
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DEUX JOUBS DE SPORT A JAVA. 181
été suivie d'une prostration singulière. Assis au pied du lit, dans
une pose pleine d'abattement, mon pauvre compatriote semblait do-
miné par une idée fixe que ni le docteur ni moi ne pûmes nous ex-
pliquer. A toutes nos questions sur son âge, sa position sociale, ses
projets, comme interpellant un interlocuteur imaginaire , il répon-
dait d'une voix dont je n'oublierai jamais la morne tristesse : a J'ai
fait trop de mal à cette noble femme... Désormais elle est sacrée
pour moi... Pour tous les trésors de la terre, je n'ajouterais pas une
goutte à la coupe d'amertume dont j'ai abreuvé ses lèvres! »
Le prochain départ du bateau à vapeur d' AUahabad pour Calcutta,
bateau sur lequel j'avais à l'avance retenu mon passage, me forçait
à continuer ma route en toute bâte. Ma présence ne pouvait être
d'aucun secours au malade ; je résolus donc de le confier aux soins
du docteur James, en me portant garant de tous les frais que son
traitement pourrait occasionner. Je priai de plus le docteur de ne
rien négliger pour obtenir des renseignemens sur le nom et les re-
lations du malheureux abandonné. Les soins et les investigations de
l'excellent homme n'ont pas été couronnés de succès : une lettre ré-
cente m'apprend que l'état de mon compatriote ne s'est point amé-
lioré. Quant à sa position sociale et son nom, tout ce que le docteur
James a pu découvrir n'a servi qu'à confirmer les renseignemens
incomplets obtenus par moi pendant mon court séjour à Futtehgur.
Mon compatriote avait récemment parcouru les provinces nord-
ouest en donnant des concerts, en compagnie d'un certain signer
Çarabosso, Italien, moitié guitariste, moitié faiseur de tours. Ces
concerts avaient eu une grande vogue à Agra, Dehli, Meerut, sur-
tout à Simlah. Le 17 mai, à la nuit tombante, le patient du docteur
James était arrivé au dawk bungalow de Fyzabad, distant d'environ
vingt-cinq milles de la station de Futtehgur. Il était alors accompa-
gné d'un autre Européen. Ce dernier pouvait avoir de trente-six à
quarante ans, était petit, assez obèse, et remarquable surtout par
un broken noscy comme l'affirma le chef de l'établissement dans son
broken english. A son arrivée, le voyageur français ne trahissait au-
cun symptôme de maladie, et dîna même de bon appétit; mais le
komomnu^k du bungalow eut occasion de remarquer qu'il passa la
plus grande partie de la nuit à écrire. Au matin, lorsqu'un domes-
tique entra dans sa chambre pour le réveiller, l'étranger était étendu
sur son lit tout habillé et en proie au plus horrible délire. Prévenu
immédiatement de l'état alarmant où se trouvait son compagnon,
l'étranger au broken nosCy après lui avoir fait donner les premiers
soins, partit en toute hâte, sous prétexte d'aller quérh* un médecin
à Futtehgur; mais depuis lors il n'avait pas reparu au bungalow.
L'état du malade ne tarda pas à s'améliorer, il passa la journée dans
un calme apparent, et prit même quelque nourriture. A la nuit, un
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182 REYUE DES DEUX SIONDES.
nouvel accès de transport au cerveau le saisit sans doute, car il pro-
fila de l'obscurité pour s'habiller et quitter le bungalow. Quelques
heures après, l'inconnu m'accostait sur la grande route. Le juge de
Futtehgur, qui avait assisté aux représentations données à Meeriit
par les artistes voyageurs, a reconnu le patient du docteur James
pour celui des deux que le programme désignait sous les noms et
qualités de M. Vinet, ex-premier ténor de l'Acadéjnie impériale de
musique. Le juge prétend de plus que le signalement donné par le
konsommah du bungalow s'applique, parfaitement au signor Cara-
bosso, dont les tours de main ne formaient pas, à son avis, la moin-
dre attraction des soirées données par les deux artistes. Ces rensei-
gnemens sont confirmés par un papier trdtivé sur mon compatriote :
les fragmens incomplets d'une lettre adressée à M. Vinet par la mai-
son Hémond de Batavia, lettre qui devait, suivant toute apparence,
accompagner une traite sur la banque du Bengale. Outre ces frag-
mens de lettre, la poche de l'habit du malade renfermait un paquet
cacheté, avec cette suscription : Papiers à ouvrir après ma mort.
Fyzabady 17 mai 1854.
Tu comprends facilement que, quelle que fût notre curiosité, le
docteur James et moi avons dû respecter le cachet qui scelle encore
à l'heure qu'il est le mot de cette douloureuse énigme. Comme tout
est mystère autour du pauvre diable, je te serais bien reconnaissant
si, par l'entremise de notre ami A..., qui cultive depuis plus de vingt
ans le personnel chantant et dansant de l'Opéra, tu peux faire si-
gnaler aux parens ou aux amis du pauvre Vinet l'état lamentable
où il se trouve en ce moment. Inutile d'ajouter qu'en arrivant à Cal-
cutta, mon premier soin a été de m' informer des faits et gestes de
ce signor Carabosso, qui a si lâchement abandonné son camarade à
l'agonie! Sans avoir relevé d'une manière certaine le pied de cet
individu, je suis porté à croire qu'il n'a fait qu'un très court séjour
dans la cité des palais, et s'est embarqué sur un vapeur à destina-
tion de l'Australie, via Singapour.
Il est temps de terminer cette longue lettre , ce que je ne peux
faire cependant sans t' envoyer, comme toujours, l'expression de mj^
tendre et sincère amitié.
MADELEINE DEVtZB A CLAUDE DE MARNE.
Tjikayong, î août 1854.
Cher et excellent ami, les dernières malles d'Europe ne m'ont
point apporté de vos nouvelles, et je me plaindrais de ce silence
inaccoutumé, si je ne connaissais les agitations de la vie parisienne,
si je n'étais surtout bien convaincue que ni le temps ni l'absence ne
peuvent porter atteinte à la tendresse dont vous m'avez donné tant
de preuves.
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 183
Je continue à trouver dans la famille van Vliet des procédés affec-
tueux et délicats qui m'inspirent la plus sincère reconnaissance. De-
puis bientôt deux ans que, pour ne plus vous être à charge, pour
rompre avec des souvenirs abhorrés, je me suis décidée à quitter
l'Europe, je n'ai eu qu'à m' applaudir de ma résolution. M. van Vliet
homme aux instincts élevés sous des dehors un peu brusques, s'est
appli(iué du premier jour, avec une constance qui ne s'est pas dé-
mentie, à me faire oublier ce qu'il y a d'inférieur et de précaire
dans la position d'une gouvernante. Ma pupille Anadjî, hier une en-
fant, aujourd'hui une charmante jeune fille, est devenue pour moi
une amie dont la naïve tendresse paie, et au-delà, les soins que j'ai
donnés à son éducation. Partout ici je rencontre une cordiale sympa-
thie que j'apprécie à sa juate valeur, et qui m'attache plus que je
ne saurais dire à ce lointain pays. Il n'est pas jusqu'au frère de
M. van \liet, brave et digne marin, qui ne saisisse avec empresse-
ment toutes les occasions de me témoigner sa sincère amitié. Dans
le courant de la dernière semaine, ma pupille et moi avons reçu une
boîte pleine de charmantes choses de l'Inde, que l'excellent Hen-
drik nous a adressée de Calcutta, où il a été envoyé, il y a plus de
trois mois, avec la corvette qu'il commande. Gharmans et de grand
prix, comme le sont ces objets, ai-je besoin de vous dire que le
fidèle souvenir dont j'ai trouvé la preuve dans cet envoi m'a fait
mille fois plus de plaisir que les objets mêmes? Nous nous faisons
une fête de revoir bientôt parmi nous le commodore (c'est le petit
nom que nous donnons dans la famille au brave Hendrik). Des
lettres toutes récentes de Singapour, où la corvette a été obligée
de s'arrêter par suite d'un accident de machine, nous annoncent
pour la fin du mois l'arrivée du cher marin, en compagnie d'un
voyageur français avec lequel il s'est lié d'amitié au Bengale, et
dont sa correspondance nous trace le plus aimable portrait. À la
première nouvelle de cette visite inattendue, M. van Vliet s'était
bien promis de ne pas déroger à ses habitudes de cordiale et splen-
dide hospitalité. Vingt projets de promenades, de chasses aux daims
et AUX sangliers avaient été proposés pour célébrer dignement la
présencç du voyageur français dans les plantations de Tjikayong.
Malheureusement une affaire importante obligera peut-être M. van
Vliet à partir sous peu de jours pour Sumatra, et à faire dans
cette île voisine un séjour assez prolongé. Ce départ ne changera
rien cependant au programme des réjouissances, et, en l'absence du
maître du logis, le commodore et moi serons spécialement chargés
de donner à l'étranger une juste idée de ce beau pays et des mœurs
hospitalières de ses habitans. Vous pouvez être sûr que je ferai de
mon mieux pour que les intentions du maître soient scrupuleuse-
ment remplies. Un compatriote a bien des droits à mon bon ac-
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18& RSnJE DES DEUX MONDES.
cueil... Qui sait si un hasard propice n'aura pas conduit près de moi
non pas un de vos amis, cela serait trop beau, mais du moins quel-
qu'un qui vous connaît, et avec qui je pourrai parler de vous? Je
ne saurais vous dire avec quelle obstination je caresse ce rêve fa-
vori, et combien je serais heureuse qu'il pût se réaliser.
La visite d'Hendrik et de son compagnon de voyage n'est pas le
seul plaisir que nous réserve un avenir prochain. Nous avons reçu
dernièrement une invitation pour un bal qui doit avoir lieu à Bui-
tenzorg, dans les premiers jours de septembre, à l'occasion de la fête
de la femme du gouverneur-généraL La perspective de ces distrac-
tions, qui doivent donner une animation inaccoutumée à la vie de
la famille, ne m'empêche pas de faire souvent un triste retour sur
le passé, surtout en ce moment, oii une circonstance, insignifiante
peut-être, me préoccupe plus que je ne saurais dire... Hélas! si de
nouveaux malheurs me menaçaient, si le secret de ma retraite avsdt
été divulgué, je ne devrais m'en prendre qu'à mon indiscrétion...
Sans autre préambule, je vous avoue très franchement le manque
de parole dont je me suis rendue coupable envers vous, envers
moi-même. Vous vous souvenez peut-être que votre lettre du mois
de janvier me donnait les détails les plus précis sur la position pré-
caire de l'homme dont le nom flétri ne doit plus sortir ni de ma
bouche ni de ma plume. Par une faiblesse que je me reproche bien
vivement, mais que vous me pardonnerez sans doute, je ne pus ré- .
sister au désir de venir à son aide. Je connais cette nature faible
jusqu'à l'infamie devant les nécessités d'argent, et pour épargner
au malheureux de nouvelles infortunes, je pourrais dire de nouveaux
crimes, je résolus de venir à son secours et de disposer en sa faveur
de mes économies. Le banquier qui s'était chargé de faire passer la
somme m'avait bien promis le plus profond secret; mais, soit qu'il
ne m'ait pas tenu parole, soit par tout autre motif, j'ai reçu vers le mi-
lieu de juillet, de Singapour, une lettre qui m'annonce en quelques
lignes l'arrivée prochaine d'un vieil ami. Cette lettre, conçue en des
termes assez mystérieux et signée Trufiano, m'a très vivement pré-
occupée aux premiers jours. Depuis lors, je me suis rappelé qu'à bord
du steamer qui m'a conduite de la Pointe-de-Galles à Singapour se
trouvait un gentilhomme italien en route pour la Chine, et des at-
tentions duquel j'avais eu fort à me louer, mais dont il m'est impos-
sible de retrouver le nom exact. C'est bien probablement là le signa-
taire de la lettre, qui, à son retour de la Chine, tient à remplir une
promesse de. visite très sincèrement faite par lui il y a deux ans et très
joyeusement acceptée par moi. S'il en était autrement,... si mes plus
mauvais pressentimens devaient se réaliser!... A cette seule pensée,
mon sang se fige daas mes veines... Un nouvel exil..., la mort me
sembleraient préférables au supplice de voir révéler les malheurs et
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 185
la honte de ma destinée à la vertueuse famille qui m'a accueillie dans
son sein. N'ai-je pas assez souffert déjà, et de nouvelles épreuves me
sont-elles réservées? Je me reproche presque cette exaltation et
veux croire qu'il n'y a dans tout ceci qu'un incident fort naturel que
mon imagination s'est plu à entourer de circonstances romanesques.
Si vous étiez là, près de moi, votre voix amie ne manquerait pas
sans doute de m'encourager à la confiance ; aussi je ne veux pas voua
entretenu* plus longtemps de mes chimériques inquiétudes et vous
quitte en me recommandant à votre tendre souvenir. Adieu, je vous
aime et vous embrasse.
ROGER RELPAIRB A CLAUDE DE MARNE.
Buiienzorg, 9 septembre 1854.
Par OÙ commencer cette longue lettre, mon cher Claude? J'ai tant
de choses à te dire, que je ne sais comment m'y prendre, et qu'en
définitive ce qu'il y a de mieux, je crois, à faire, c'est de commen-
cer tout bêtement par le commencement, en suivant Tordre chro-
nologique des faits, à partir du premier jour où j'ai foulé le sol de
l'eldorado de Java.
Après une navigation contrariée par un accident de machine qui
nous a retenus un long mois, à Singapour, le 21 août au lever du so-
leil, le commandant Hendrik entrait dans ma chambre pour m' an-
noncer que nous allions jeter l'ancre sur la rade de Batavia, et le
même jour, vers midi, après m' être comfortablement installé dans
un des pavillons de l'excellent Hôtel éCAmsterdamy je m'apprêtais à
remplir en conscience les devoirs ardus imposés à tout voyageur qui
ne veut pas courir le monde comme une malle. Les monumens et les
curiosités sont rares. Dieu merci, à Batavia, et en quelques heures
vous avez bientôt visité ce qu'il convient de vou* en fait de choses
publiques. Je donne toutefois une mention spéciale à une galerie de
tableaux composée des portraits de tous les gouverneurs-généraux
de nie depuis la première prise de possession par les Hollandais,
collection qui orne la salle des séances du conseil dans le palais du
gouvernement. Tu ne saurais imaginer une série de figures plus
rébarbatives que celles de tous ces dignes personnages, les uns bar-
dés de fer, les autres en costumes de bourgmestres de Rubens, au
milieu desquels j'ai reconnu, mouton égaré dans cette louverie^ le
visage bienveillant et les nobles traits du baron de R..., un des der-
niers gouverneurs-généraux de l'île, que tu te rappelles sans doute
avoir vu à Paris il y a quelque dix ans. Quant à la ville elle-même,
la nouvelle ville s'entend, rien de plus frais, rien de plus charmant!
Enfouies dans la verdure, peintes deux fois l'an avec une coquette-
rie hollandaise, les maisons de Batavia sont de délicieuses petites
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186 ^EYUE DES DEUX MONDES.
bonbonnières, dont le passant peut le soir, de la rue, admirer tous
les détails : salons illuminés al giorno^ les dames au piano ou à la
table à ouvrage, les hommes au whist; le tout net, coquet, pimpant,
de véritables intérieurs de Gérard Dow.
Le jour même de mon arrivée, il s'agissait de remplir ma bourse
en m'assurant un renfort de Tassez désagréable monnaie de papier
qui seule a cours légal dans Tlle, et je me rendis dans la vieille ville,
au bureau de M. Hémond, banquier, dont le nom figure sur ma lettre
circulaire de crédit. Par un hasard assez singulier, M. Hémond est
précisément le signataire du fragment de lettre trouvé dans la po-
che de r habit de ce malheureux Français que j'ai rencontré en mai
dernier sur le Great-Trunk-Boad, et en faveur duquel j'ai fait appel
à tes bienveillantes recherches. Je m'étais bien promis d'obtenir de
M. Hémond quelques éclaircissemens sur le sort de ce pauvre diable;
mais à peine eus-je prononcé le nom de Vinet que le banquier a pris
un air mystérieux, et tout ce que j'ai pu tirer de lui, c'est qu'il croyait
se rappeler qu'il avait été chargé par un Français venu d'Australie,
et reparti depuis pour l'Europe, de faire passer dans l'Inde une
somme d'argent à un sieur Vinet. Mon interlocuteur n'a pas man-
qué d'ajouter que, si la chose m'intéressait, il aurait soin de prendre
des renseignemens plus précis aussitôt que le commis qui avait traité
cette affaire serait de retour de Nangasaki (Japon), où il se trou-
vait pour le moment. Ces offres faites du bout des lèvres, du ton
d'un homme qui veut écarter poliment un questionneur indiscret,
m'ont confirmé plus que jamais dans l'opinion que la destinée de
l'artiste voyageur cache quelque profond mystère. Au reste, suivant
toute apparence, ce mystère ne sera que trop promptement éclairci.
Une lettre du docteur James, vieille déjà de plus de deux mois, et
qui m'attendait poste restante à Batavia , m'annonce que son ma-
lade va de mal en pis, et qu'avant peu mon correspondant aura
la triste mission d'ouvrir les dernières volontés dont le cachet a été
scrupuleusement respecté jusqu'ici. Je n'ai bas besoin d'ajouter que
je n'ai pas négligé sur ma route de prendre des renseignemens sur
ce prestidigitateur italien qui a si cruellement délaissé son camarade
sur son lit de mort; mais les informations qui m'avaient fait croire au
départ du signer Carabosso pour l'Australie via Singapour étaient
sans doute erronées, car ni à Penang ni à Singapour je n'ai pu dé-
couvrir la trace du passage de ce drôle.
Après cette digression, je retourne à Batavia et à la ville chi-
noise, où j'ai passé de longues heures d'intéressantes flâneries. Ba-
tavia renferme dans son sein une population chinoise active et con-
sidérable qui a conservé fidèlement les mœurs et les costumes de la
mère-patrie. Sur la grande place, sans grands efforts d'imagination,
vous pouvez facilement vous croûte au plus profond du Céleste-Em-
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 187
pire : hommes à longues nattes, palanquins, tavernes d'opium, res-
taurans ambulans qui offrent sur des tréteaux aux regards et à l'ap-
pétit des passans les plats de la cuisine chinoise la plus avancée,
— ailerons de requins, rats en papillote, gelées dç toute sorte, sans
parler de perfides fricassées dont la dépouille mortelle du plus fidèle
ami de l'homme a probablement fait tous les frais. Au milieu de la
place, un théâtre où des acteurs, au son d'une musique plus que
chinoise, célèbrent une pantomime fort intéressante, à en juger par
l'air attentif et les cous tendus des spectateurs! En|in sous des han-
gars de paille s'abritent de véritables maisons de jeu, car, avec la
profonde habileté qu'il apporte dans le maniement des affaires co-
loniales, le gouvernement hollandais a compris qu'il serait impuis-
sant à mettre un frein à la passion du jeu, si énergique chez les
Chinois; il s'est donc résigné à tolérer des maisons de jeu en plein
air, sur lesquelles il peut du moins exercer une active surveillance.
Sans être au niveau des splendeurs de Hombourg et de Bade, l'as-
pect de ces antres ne manque pas d'originalité. Accroupi sur une
large table, le banquier a devant lui un effectif respectable de du-
cats et de billets de banque. Près de lui, le croupier surveille d'un
œil alerte les mises des joueurs. Assis sur des bancs de bois autour
de' la table, une vingtaine de Chinois à longues nattes, uniformé-
ment vêtus de chemises blanches et de pantalons de drap bleu,
suivent avec anxiété les combinaisons de dés et de cartes qui pro-
noncent sans appel sur le sort de leurs enjeux. Quoique ces hommes
appartiennent pour la plupart aux plus basses clauses de la popu-
lation chinoise, et que les mises soient en général assez élevées, le
plus strict décorum règne dans l'assemblée, et les arrêts du sort
sont accueillis par les joueurs avec un sang-froid qui dénote des
pontes éinériles.
Très intéressé par ce spectacle, je ne m'étais pas aperçu qu'un
homme en costume européen était venu prendre place à mes côtés,
lorsque je fus salué de cette apostrophe : Monsieur est Français?
Et sur un signe de tête affirmatif, l'étranger continua : Grande na-
tion que j'ai appris à estimer sur les champs de bataille!... Ettore
Trufiano, dit-il en s' inclinant, général au service de son altesse
le maharajah Nana-Sahib. Ces derniers mots furent prononcés du
ton pompeux dont ce pauvre Odry, dans la glorieuse bouffonnerie
des Sallimbanques, parlait de M. le maire de Meaux et de la gen-
darmerie royale! Mon interlocuteur était de taille moyenne et pou-
vait avoir quarante ans;' il était remarquable surtout par une triste
cicatrice qui avait détruit l'harmonie des lignes d'un nez jadis aqui-
lin. Les énormes moustaches du personnage, un ruban panaché de
toutes les couleurs de l'arc en-ciel qui s'épanouissait sur sa poitrine.
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188 RETUE DES DEUX MONDES.
son costume semi-mîlitaire, ne laissaient pas de donner une idée
très satisfaisante de Tétat-major du maharajah.
Un sort contraire m'avait livré en proie à Tun de ces féroces ba-
vards qui vouent tous ceux qui les approchent au rôle de confident
de tragédie. Après une généalogie détaillée de sa race, digne de
VAlmanach de GothUy il me fallut subir un récit du siège de Rome,
où mon interlocuteur, à la tête d'une compagnie de chemises rouges,
s'était conduit en héros; il Taffirmait du moins 1 Pour corriger ce
qu'un tel récit pouvait avoir de désagréable à des oreilles françaises,
le champion du feu triumvirat passa immédiatement aux services
rendus par lui à la sainte cause des nationalités opprimées, et, dans
une tirade fulgurante d'anglophobie, me déclara qu'avant peu son
maître aurait mis fin à l'exécrable domination de la compagnie des
Indes! // 5i^n<)r' Trufiano termina son monologue en m* annonçant
qu'il devait quitter le lendemain de très grand matin Y Hôtel d'Am-
sterdam pour aller visiter à Tjikayong un planteur de ses amis;
mais il ne manqua pas d'ajouter, avec une bienveillance qui ne me
trouva pas insensible, qu'il était charmé d'avoir fait ma connais-
sance, et espérait bien la dultiver à son retour à Batavia. Amen!
Il est temps de suivre l'exemple de ce mangeur d'Anglais, et de
quitter la capitale de Java pour aller passer quelques jours à Buî-
tenzorg, dans la famille du gouverneur-général, invitation <jue m'a
value l'aimable intervention d'Hendrick. Je pars donc, non sans
éprouver un vif regret d'être obligé de laisser derrière moi à l'hô-
pital mon fidèle madrassee David; mais, bon gré, mal gré, il a fallu
mé résigner à cette séparation. Le lendemain de mon arrivée à Java,
en sortant de ma chambre au matin, je trouvai David étendu sans
connaissance au travers de ma porte, où, suivant son habitude, il
avait élu domicile pour la nuit. Je crus d'abord que mon noir servi-
teur avait fêté trop joyeusement son retour sur le plancher des va-
ches, et je lui fis administrer une forte douche; mais si le froid de
l'eau rendit la connaissance à David, il ne ramena pas la lucidité
dans son cerveau troublé : tout ce que je pus en tirer sur les causes
de son accident se réduisit à une incohérente histoire d'œufs cassés,
de goldmohurs où le diable même devait jouer son rôle, car le nom
du malin sortait à chaque instant de la bouche de mon domestique.
Un médecin appelé incontinent, malgré mes insinuations sur la so-
briété très sujette à caution de David, ne voulut voir dans cette vio-
lenté crise que les suites d'un accès de terreur, d'autant plus inex-
plicable que le général Trufiano et moi avions seuls passé la nuit
dans le pavillon de droite de V Hôtel d'Amsterdam. Tout en m'as-
surant que l'état du malade ne présentait aucun danger, le prati-
cien ne me dissimula point qu'il avait besoin de calme et de repos,
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 189
qu'il était hors d'état d'entreprendre un voyage. Peu de jours après
cette catastrophe, je reçus l'invitation du gouverneur-général, et
n'eus d'autre parti à prendre que de chercher un substitut à David,
et, ce substitut trouvé, de me mettre en route pour Buitenzorg.
Le 4, au lever du soleil, je quittais en poste Y Hôtel d Amsterdam
en compagnie d'un Malais d'une telle laideur que je compte bien
l'offrir à la société d'acclimatation comme un magnifique spécimen
de l'espèce , si je le ramène avec moi à Paris.
La poste ! un pisdsir perdu dans la vieille Europe par ces jours de
locomotion à la vapeur, et qui cependant avait bien ses charmes!
Te souvient-il des bonnes heures que nous avons passées ensemble
sur les grandes routes dans le vieux bri^ka vert, alors que, jeunes
et heureux, la vie ne nous offrait que des roses sans épines? Depuis
lors, hélas! les choses ont bien changé, et je ne peux m' empêcher
de regretter, avec les belles humeurs de nos vingt ans, les cris des
postillons, le clic-clac de leurs fouets, les grelots des bons perche-
rons, tout le joyeux appareil de voyage qu'il faut aller chercher
aujourd'hui dans l'autre hémisphère, à Java, où tous les détails de
service des chevaux de poste sont réglés avec la plus haute perfec-
tion. Sur le siège, un cocher en chapeau pointu, le kris au ventre,
placé là en manière d'ornement, car deux gaillards aux jarrets d'a-
cier voltigent incessamment aux flancs de l'attelage qu'ils allument
par des cris inhumains et le sifflement des redoutables lanières dont
ils sont armés en guise de fouet. C'est au triple galop de six poneys
de Macassar que je parcours l'excellente route de Buitenzorg, au
plus grand ébahissement des naturels, qui s'arrêtent respectueuse-
ment, et, chapeau bas, genou en terre, rendent à la peau blanche
les honneurs qui lui sont dus. A chaque montée, un renfort de bœufs
prend la tête de l'attelage et prête secoiu's aux forces insuffisantes
des poneys. Enfin les relais sont pourvus de hangars dont le toit
protège le voyageur contre les ardeurs du soleil , pendant que les
syces attellent des chevaux frais et inondent d'eau les roues de la
voiture. Et ce n'est pas là une précaution inutile, si rapide est l'al-
lure de la poste sur les routes de Java! Sans quitter le galop un
instant, au train de cent sous de guides, comme l'on disait à nos
beaux jours, j'avais parcouru les cinquante milles qui séparent Ba-
tavia de Buitenzorg, et franchissais l'enceinte de la belle résidence
du gouverneur-général.
L'on m'avait beaucoup vanté Buitenzorg, les admirables jardins
de ce palais d'été du vice-roi néerlandais, l'affable dignité du couple
distingué qui fait aujourd'hui les honneurs de ces beaux lieux : je
dois avouer, pour être vrai, qu'bospitaUté et paysages dépassèrent
de beaucoup mon attente. Le palais se compose d'un corps principal
de bâtiment habité par le gouverneur-général et sa famille , et de
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190 REVUE DES DEUX MONDES.
deux pavillons réservés à Fétat-major et aux étrangers que la bonne
fortune d'une lettre d'introduction conduit sous ce toit hospitalier.
La façade extérieure du palais ouvre sur une vaste pelouse où pais-
sent en liberté d'innombrables daims, sans s'inquiéter des marches
et contre-marches de deux sentinelles européennes apostées aux
abords de^ l'édifice. Sur la gauche, des cages et des palis renferment
une ménagerie composée de singes, de bisons, d'une admirable pan-
thère noire et d'un jeune rhinocéros du plus aimable naturel, avec
lequel, grâce à un faible et quotidien tribut de bananes, j'eus bientôt
établi les relations les plus cordiales. Quant aux jardins, il faudrait
la science d'un Linné pour donner une idée exacte de cet Éden où la
nature tropicale s'épanouit dans sa plus luxuriante beauté. Le pin-
ceau d'un maître habile pourrait seul rendre justice à ce torrent pit-
toresque qui borde l'un des côtés du parc, et à ce charmant bain où
Hendrik voulut me conduire à mon débotté. Imagine une vaste cuve
de marbre blanc remplie d'eau limpide et entourée d'une ceinture de
géans verts et chevelus, dont l'épais feuillage eût bien assurément
dérobé les charmes de la chaste Suzanne aux regards impudiques
des deux vieillards. Il est vrai que des serpens suspendus aux arbres
s'élancent quelquefois, dit-on, sur les épaules des baigneurs; mais
je ne me crois point destiné au trépas de Cléopâtre, et, après avoir
savouré sans arrière-pensée les jouissances du bain, étendu sur une
natte, un fort bon cheeroot à la bouche, l'esprit libre et dispos comme
à vingt ans, je me sentais tout porté à cultiver les rêves les plus
couleur de rose. Il n'en était pas de même d'Hendrik, dont la figure
trahissait les plus sombres préoccupations. — Vous savez que vous
tombez ici en pleines réjouissances, et qu'il y a bal au palais ce soir?
me dit le marin.
— Ce dont je suis loin de me plaindre, repris-je en toute sincé-
rité , car, comme tu le sais, malgré ma trentaine plus que sonnée,
la perspective d'un bal ne m'effraie encore que médiocrement.
Le marin répliqua d'un ton bref qui trahissait les agitations de
son esprit : — Je ne saurais en dire autant, et je me sens tout aussi
disposé à aller danser ce soir qu'à aller me faire pendre. Depuis mon
retour, un sort malin s'est acharné à contrarier tous les projets de
passe-temps que j'avais formés pour vous distraire. Mon frère a été
obligé, vous le savez, de partir pour Sumatra en toute hâte il y a
près d'un mois, et une lettre reçue hier soir m'annonce qu'il ne peut
encore fixer l'époque de son retour. Gela ne m'empêchera pas sans
doute de vous faire les honneurs de Tjikayong et de vous offrir
quelques belles chasses; mais j'aurais été si heiu-eux de vous pré-
senter mon excellent frère, un cœur d'or, dont je suis fier! Vous
verrez au reste ce soir tout le personnel de la plantation : ma belle
et bonne petite nièce, sa charmante institutrice, avec et y compris
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA, 191
\m certain Trufiano, sorte d'original qui se dit général au service du
maharajah Nanah-Sahib, et s'est imposé depuis plus de quinze
jours, avec le plus grand sans-gêne, à notre hospitalité. Avez-vous
entendu parler, dans le cours de vos pérégrinations indiennes, de ce
personnage, dont les manières ne nous plaisent que médiocrement?
— En aucune façon, répliquai-je, et si je connais il signor Tru-
fiano, c'est pour l'avoir rencontré à ma visite aux maisons de jeu
chinoises , où il s'est présenté à moi avec un incroyable aplomb. A
première vue, je dois avouer que je partage entièrement les senti-
mens de défiance que vous inspire ce farouche guerrier.
— Quelques jours après le départ de mon frère pour Sumatra,
interrompit Hendrik , cet étranger est tombé on ne sait d'où à Tji-
kayong, où il a été accueilli cordialement, comme nous accueillons
tous les visiteurs. Depuis lors, soit que la cuisine lui ait paru agréa-
ble, la cave bien choisie, soit qu'il ait trouvé l'air salutaire, il nous
a été impossible de nous débarrasser de cet hôte importun. La chose
tirerait peu à conséquence, si cet Italien, peut-être nnjetlatore^
n'avait mis en déroute la maison où il commande en maître. De
plus, ce malotru affecte envers Madeleine des airs de familiarité pro-
tectrice qui lui font incessamment monter le rouge au visage. Ja-
mais je n'ai vu cette pauvre exilée aussi triste et préoccupée que ces
derniers temps, et avant- hier, en me disant adieu, sa main trem-
blait dans la mienne, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, si
bien que je me suis moi-même senti tout ému , ajouta candidement
lô loup de mer.
Le sourire involontaire avec lequel j'accueillis ce naîf aveu n'é-
chappa point à mon interlocuteur, et il poursuivit vivement après
une pause :
— Je viens de vous livrer le secret de mon cœur; mais vous êtes
Français, «homme du monde : il y a déjà longtemps que vous l'aviez
deviné. Eh bieni oui, mon cher Roger, je suis amoureux... Nous
avons navigué ensemble ; trois mois de mer valent presque une in-
timité de vingt ans, et je n'abuse pas du privilège des vieux amis en
vous prenant pour confident de mes dernières amours. Autrefois, aux
beaux jours de la jeunesse, ce rôle, cette corvée, devrais-je dire,
était réservé au digne Fritz. Fidèle et patient camarade, combien de
fois n'a-t-il pas dû prêter l'oreille à mes confidences amoureuses,
alors que mon cœur de vingt ans nourrissait une folle passion pour
la pauvre Katharina> une modiste d'Amsterdam, qui avait des yeux
semblables à ceux des poissons et des cheveux couleur de toile à
voile !
Mon visage disait sans doute au digne marin combien je me seti-
tais fier d'être le dépositaire des secrets de son cœur, et il poursui-
vit d'une voix profondément émue :
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192 REVUE DBS DEUX KOMDES.
— Depuis deux ans que je connais Madeleine, lui donner mon
nom, l'associer à mon sort, a été le rôve et le but de ma vie. Céli-
bataire obstiné jusque-là, je me suis immédiatement senti au cœur
de profondes aspirations de félicité intime, de bonheur domestique.
Dans nos longues soirées du tillac, si vous m'avez souvent vu pensif
et distrait, c'est que j'étais livré tout entier à des rêves de bon-
heur, au doux souvenir de cette femme qui tient entre ses mains
ma destinée. Depuis longtemps déjà, j'aurais adressé mes vœux à
Madeleine, si je n'avais pas craint qu'un refus vint détruire l'édifice
de bonheur que j'ai si soigneusement élevé... Et puis m'appartient-
il à moi, galant homme comme je me pique de 1 être, de porter le
trouble dans le cœur de cette femme, qui a trouvé auprès des miens,
après de terribles orages, le repos, sinon le bonheur? Si je n'ai pas
sondé tout le mystère qui entoure la destinée de Madeleine, je sais
cependant, à n'en pas douter, que de^ malheurs immenses et im-
mérités ont déjà courbé cette jeune et innocente tète.
Cette tirade passionnée et romanesque commençait à me donner
à craindre que mon candide Hollandais ne se fût énamouré de quel-
que adroite aventurière, comme de raison incomprise, innocente, mal-
heureuse et persécutée^ lorsqu'un aide-de-camp vint me prévenir
que le gouverneur-général était prêt à me recevoir, et, m'habillant
sans plus tarder, je me rendis à l'audience qui m'était accordée.
L'étiquette de Buitenzorg laisse toute indépendance aux visiteurs,
et je ne revis mes aimables hôtes qu'à l'heure du dîner. Mon temps au
reste avait été on ne peut mieux employé. En compagnie d'Hendrik
et d'un aide-de-camp dont je ne saurais sans ingratitude oublier
les prévenances, j'avais fait sur un des poneys du gouverneur-gé-
néral la plus ravissante promenade dans les environs de Buitenzorg*
Vers sept heures, autour d'une table magnifiquement servie, se
trouvait réunie, dans la belle salle à manger du palais, une nom-
breuse compagnie d'Européens, émaillée çà et là de Chinois et de
Malais, car les Malais, moins rétifs que les naturels de l'Inde aux
influences de la civilisation, n'hésitentpas à partager avec leurs maî-
tres le pain et le sel. 11 y avait là le régent de Buitenzorg, homme
d'une cinquantaine d'années, au visage olivâtre, aux traits dépri-
més, veste de velours brodée d'or au collet, madras sur la tête, kris
richement monté à la ceinture, pagne de soie multitolore capri-
cieusement enroulé autour d'un pantalon blanc, bottes vernies.
J'étais placé à table à la droite de madame la régente; quoiqu'elle
eût à peine vingt-cinq ans, ses traits flétris frisaient de bien près la
décrépitude, et deux grands yeux noirs pleins de feu attestaient
seuls les charmes de sa jeunesse évanouie. La dame malaise était
vêtue d'une robe de soie ponceau; ses oreilles, ses cheveux, ses
bras, resplendissaient de pierreries. La pauvre femme semblait fort
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DEDX JOURS DE SPORT A JAVA. 193
mal à Taise au milieu de ces splendeurs, et l'inhabileté qu'elle dé-
ployait dans le maniement de son couvert donnait tout lieu de croire
que dans l'intimité elle se servait exclusivement de la fourchette de
la nature. De plus, quoiqu'il y eût chère-lie, ma voisine, sans doute
peu habituée aux mets de la cuisine européenne, ne mangeait que
du bout des lèvres; lorsqu'à la fin du dîner, sans manquer aux lois
de la civilité, elle put emplir sa bouche de bétel, sa figure rayon-
nait de satisfaction. Il n'en était pas de même de son mari, plus
rompu aux habitudes de l'Europe. Les préceptes du Coran n'empê-
chaient pas ce digne musulman de faire honneur aux vins de choix
qui circulaient autour de la table avec une profusion royale. A ma
gauche était assis le capitaine des Chinois de Buitenzorg, vieillard
à la figure martiale, au nez recourbé en bec d'aigle, aux longues
moustaches blanches. Son costume, de la plus élégante simplicité,
tse composait d'un pantalon du drap bleu le plus fin et d'une sorte
de paletot de même étoffe agrafé sur la poitrine par quati^e magni-
fiques perles, de bas de soie et souliers vernis. Homme très comme
il faut d'ailleurs, et dont je pus apprécier le jeu sage et savant au
whist qui précéda le bal, où le hasard me le donna pour partner.
Une impasse profondément combinée par le fils du Céleste-Empire
venait d'enlever un rubber triple, lorsque Hendrick m'annonça que
sa famille était arrivée , et je quittai la table de jeu pour accomplir
les devoirs de la présentation. Une foule brillante remplissait déjà
les salons, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à rejoindre
mon ami, qui causait en douce intimité avec deux jeunes femmes
assises sur une banquette.
Pour te faire comprendre la vertigineuse émotion dont je fus saisi
en ce moment, il me faut remonter à bien des années en arrière, et
te parler pour la première fois d'un secret de ta vie dont le hasard
m'a fait le dépositaire, et sur lequel je n'ai jamais osé t'interroger.
Il y a de cela environ six ans, je venais de suivre à sa dernière de-
meure l'excellente comtesse R... Les premières pelletées de terre
venaient de tomber sur la bière qui renfermait la dépouille mortelle
de la fidèle amie de ma jeunesse. Le cœur saignant, en proie à
un chagrin que je ne pouvais maîtriser, je pensais à tous les amis
que j'avais déjà conduits au sombre asile du Père-Lachaise, et
parmi les plus chers, à ton bon oncle Anatole, le facile mentor de
nos jeunes années. Par un mouvement machinal, lorsque le cortège
commença à se disperser, je me dirigeai vers le lieu où repose
l'homme le plus bienveillant, le cœur le plus loyal, le plus parfait
gentilhomme qu'il m'ait encore été donné de rencontrer. Je ve-
nais d'arriver en vue du monument, quand un spectacle inattendu
s'offrit à mes yeux, et sans bruit, en toute hâte, je me dérobai
TOMI XXXI. 13
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191 REVUE DES DEUX MONDES.
derrière une tombe voisine. Tu étais là debout, chapeau bas, la
main droite appuyée sur la grille qui entoure la tombe... Près de
toi une jeune fille, agenouillée sur l'entablement de pierre, la tète
dans ses deux mains, dans l'attitude de la plus navrante douleur...
Saisi d'étonnement, je contemplais dans un religieux silence cette
scène de deuil, lorsque ta compagne, relevant la tète, attacha sur toi
un regard dont je n'oublierai jamais l'expression si pleine de pieuse
tendresse et de naïve reconnaissance!... G*était une belle et noble
jeune fille de dix-huit ans , au visage pur et candide , aux grâces
pudiques , et je ne pus retenir mes larnoes en la voyant saisir ta
main, la porter à ses lèvres, puis la presser sur son cœur avec au-
tant de foi naïve que si elle eût payé ce religieux tribut d'bonmiages
à un ange gardien descendu du ciel pour protéger sa destinée. Vous
aviez déjà tous deux quitté la tombe depuis quelques instans, que
je demeurais immobile à la même place, abîmé dans les souvenirs
du passé. Des paroles imprudentes prononcées à portée des oreilles
subtiles d'un enfant me revenaient à la mémoire; les traits de la
jeune fUle portaient l'irrécusable empreinte de traits amis : je ne
pouvais méconnaître un seul instant le sens du témoignage de res-
pect et de tendœsse dont tu venais d'être l'objet. Tout me disait
que tu avais accepté noblement un héritage que tu aurais pu ré-
cuser, que les lois du sang parlaient à ton cœur d'une voix plus
puissante que les lois du monde , qu'en un mot l'orpheline du bon
Anatole avait trouvé en toi le plus tendre des protecteurs. A six
mois de là, lorsque tu eus besoin d'une assez forte somme .d'ar-
gent, quelques mots de notre vieil ami Guérard, qui nous connaît
mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, me donnèrent
lieu de croire que cet argent était destiné à former la dot de ta
cousine; mais je ne voulus pas me faire payer par une confidence
le service que j'étais assez heureux pour te rendre, et m'abstins de
questions indiscrètes auxquelles noti'e ami commun eût peut-être
répondu. Depuis lors, mes longues et lointaines pérégrinations m'ont
empêché de t'interroger sur le secret que tu avais dérobé à mon
amitié. J'ose cependant le faire aujourd'hui; la présence de Made-
leine dans ce lointain pays, la position inférieure qu'elle occupe
dans la famille van Vliet, tout me porte à croh-e que des revers de
fortune t'ont plus sévèrement atteint que je ne l'avais soupçonné
jusqu'ici, et que c'est plus par nécessité que par goût que tu t'es
lancé, comme tu l'as fait, dans le tourbillon des affaires industrielles.
Ne me dissimule rien, je t'en supplie, des difficultés de ta position
dans ta réponse à cette lettre, réponse que je veux claire, détaillée
et prompte, si tu tiens à conserver à nos relations le caractère d'in-
time fraternité qu'elles ont eu jusqu'à ce jour.
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 195
Madeleine était évidemment préoccupée : quelques phrases ba-
nales et 1^ promesse d'une contredanse, c'est tout ce qu'elle daigna
accorder à une série de coraplimens fort bien tournés, comme je
me pique encore de les savoir faire; mais pouvais-je attacher grande
importance à cette apparente indifférence ? Il est fort à présumer
que mon nom n'a jamais été prononcé devant ta jeune parente, et
Teût-il même été, comment exiger qu'à première vue, au milieu
du tumulte d'un bal, par un effort surhumain de mémoire, elle pût
comprendre qu'un hasard bienveillant avait amené près d'elle ton
fidèle Pylade, mon cher Oreste? U n'y avait pas d'ailleurs à se mé-
prendre sur les causes de sa mauvaise humeur, et les attentions
marquées que lui rendait il signer Trufiano, protecteur et loquace
comme à son ordinaire, les petits soins, dis-je, que l'illustre épée
prodiguait à Madeleine avec une galanterie surannée, expliquaient
assez les sombres nuages dont était chargé son noble front. Le bon
Hendrik ne voyait pas la chose d'un meilleur œil, et lorsque le gé-
néral, tous ses ordres à la boutonnière, fit les honneurs du souper
à la reine du bal, j'aperçus mon ami qui, retiré sournoisement dans
l'encoignure d'une fenêtre, lançait au couple mal assorti des regards
dignes d'Othello.
Le bal ne se termina que fort avant dans la nuit, et je ne revis
plus les deux jeunes femmes, qui partirent le lendemain pour re-
gagner la plantation. Gomme il ne faut abuser de rien en ce bas
inonde, même de la plus cordiale hospitalité, Hendrik et moi comp-
tons partir après-demain pour aller faire un séjour de plusieurs se-
maines à Tjikayong. Je ne saurais toutefois me mettre en route sans
te recommander, si jamais un Hollandais te tombe sous la main, de
déployer à son intention toutes les voiles de ton amabilité. Songe
bien que, quelque aimable pour lui que tu puisses être, tu n'acquit-
teras jamais la dette d'hospitalité contractée à Buitenzorg par ton
vieil et fidèle ami.
MADELRDiB DEIlfeZE A CLAUDE DE MABNE.
Tjikayong, 22 septembre 1854.
Mes plus tristes pressentimens sont réalisés; mon lointain exil
n'a pu me protéger contre la fatalité de ma destinée! H y a environ
trois semaines, vers le soir, un domestique vint m'annoncer qu'un
voyageur européen demandait l'hospitalité : Ânadji et moi, nous
nous trouvions à ce moment seules dans la plantation, que M. van
\liet avait quittée quelques jours auparavant pour se rendre à Su-
matra, où l'appelaient des affaires importantes. Ce voyage si plein
de contrariétés pour mon patron, qui se faisait une fête de recevoir
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196 RETUE DES DEUX MONDES.
dignement son frère et son compagnon de voyage, attendus tous
deux à cbaque instant, avait jeté sur Anadji et sur moi une sorte
de tristesse. Ce fut avec un sentiment de mauvaise humeur bien
contraire aux habitudes hospitalières de ce pays que je quittai le
salon pour aller recevoir l'hôte importun dont la visite venait trou-
bler notre solitude. J'étais à peine sous la verandah que mon cœur
battit à rompre ma poitrine J'avais reconnu le perfide ami dont
les conseils et les exemples ont précipité au plus profond de Tablme
de la honte mon faible et malheureux époux t.. . J'eus un instant
l'idée que le hasard seul avait amené près de moi l'homme qui a
fait couler de mes yeux tant de larmes de sang... Hélas! ce n'était là
que le fétu de paille auquel s'attache le noyé au milieu des flots...
La joie qui brillait sur le visage de mon pervers ennemi m'annon-
çait assez les nouvelles douleurs qui m'étaient réservées. Sous pré-
texte de fatigue, Ragozzi s'abstint de paraître au salon pendant la
soirée, et je pus méditer à loisir sur les périls dont me menaçait
cette visite inattendue.
Quelle rançon allait exiger de moi cet impitoyable bourreau?
Pourrais-je obtenir à prix d'argent que cet homme, qui n'a rien res-
pecté de tout ce qui est sacré en ce monde, respectât le secret de
ma destmée?... Chère Anadji, honnête Hendrik, je compris en cet
instant que votre estime, votre affection me sont plus chères que la
vie, et volontiers j'aurais donné le plus pur sang de mes veines pour
vous cacher à tout jamais l'infamie qui pèse sur moi... et dont je
suis innocente. Dieu puissant!... toutes les heures de la nuit furent
pleines pour moi d'incessantes tortures; involontairement ma mé-
moire implacable me rappelait tous les détails de cette soirée funè-
bre du 21 octobre 1850, où dans l'agonie du désespoir nous atten-
dîmes ensemble que la justice humaine eût prononcé sur le sort du
malheureux dont je porte le nom.
Le lendemain au matin, Ragozzi m'attendait dans le salon, et
avec sa verbosité méridionale m'eut bientôt mis au courant de ses
affaires. La fortune (je résume son interminable discours) avait
réalisé le rêve de toute sa vie en lui offrant l'occasion de servir de
son épée la sainte cause des nationalités opprimées. Entré depuis '
deux ans bientôt au service de son altesse le maharajah Nana-
Sahib, ses capacités militaires avaient été appréciées à leur juste
valeur par cet habile souverain, et déjà les plus hautes dignités lui
étaient échues en partage. Bientôt, il l'espérait du moins, allait son-
ner la dernière heure de la domination de l'infâme compagnie des
Indes, et son maître, rentré en possession du légitime héritage de
ses pères, pourrait récompenser généreusement ses services; mais
pour le moment, sur cette terre étrangère où l'avait conduit le soin
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 19^
de sa santé, il se trouvait dans une position d'argent si difficile qu'il
devait faire appel à l'obligeance de ses amis, — ses amis, osa-t-il
dire ! — appel qui serait sans doute entendu ! Ces derniers mots furent
prononcés lentement, comme pour bien me faire comprendre qu'un
sacrifice d'argent considérable pouvait seul m* assurer le bénéfice de
son silence. Ai-je besoin de vous dire avec quelle joie j'accueillis
ces ouvertures et ofiris à mon interlocuteur les quelques milliers de
francs que j'avais tout dernièrement placés chez M. Hémond? Bien
convaincu comme il l'est du fatal pouvoir qu'il exerce sur moi,
Ragozzi ne parut pas surpris de mes ofires généreuses. Ma position
dans la famille van Vlîet, me répondit-il avec un grand sang froid,
lui faisait comprendre que mes finances ne pouvaient être dans
un état bien florissant; il n'acceptait, je devais en être bien con-
vaincue, ce denier de l'exilée que parce qu'il était certain de me
rembourser avant peu mes avances. Il termina en m* annonçant qu'il
était heureux de pouvoir me donner des nouvelles satisfaisantes de
son ami. Ce dernier, après sa fuite, avait trouvé dans l'Inde anglaise
une position modeste, mais honorable, et acceptait avec une rési-
gnation digne d'éloges les épreuves de sa destinée.
Ma joie fut grande après cette entrevue ; une faveur insigne de la
Providence me permettait de conjurer par un léger sacrifice d'argent
les nouveaux orages qui avaient menacé ma tête. Pour me délivrer
au plus vite de l'odieuse présence de Ragozzi, j'écrivis immédiate-
à M. Hémond, et le priai de m'envoyer sans retard les fonds que je
lui avais confiés; mais cet envoi demanda quelques jours. Sur ces
entrefaites, j'eus le bonheur de revoir Hendrik, qui, à peine débar-
qué, avait pris le chemin de Tjikayong. Ses instances, le désir de
ne pas priver ma pupille d'un plaisir cher à son âge, triomphèrent
de mes sombres humeurs, et j'assistai au bal donné à Buitenzorg
pour la fête de la gouvernante. Le bon commodore nous avait pré-
cédées dans cette belle résidence et était parti l' avant-veille du bal
pour aller rejoindre à Buitenzorg son compagnon du Ruyter^ M. Bel-
paire. M. Belpaire!... Ce nom bien certainement ne frappe pas mon
oreille pour la première fois!... Mais au milieu du tumulte du bal où
notre compatriote me fut présenté, je cherchai vainement, comme
je cherche encore aujourd'hui, à rassembler mes souvenirs à son
endroit. Hendrik et son ami vinrent nous rejoindre ici dans le com-
mencement de la dernière semaine. Les environs de Tjikayong sont
si riches en belles promenades que, depuis l'arrivée de M. Belpaire,
tout notre temps pour ainsi dire a été consacré à des excursions pit-
toresques; hier c'était le tour du lac Tjelagabodas. Ragozzi n'avait
pas manqué de se joindre à la partie, quoique les manières hau-
taines d'Hendrik eussent dû lui faire comprendre dès le premier
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198 BEVUE DES DEUX MONDES.
jour que le présent maître du logis appréciait peu sa compagnie et
trouvait son séjour à Tjikayong infiniment trop prolongé.
Hendrik et M. Belpaire, montés sur une barque, s'amusaient à
poursuivre des bandes de canards sauvages sur l'eau sulfureuse et
blanchâtre qui remplit le cratère éteint du volcan. Anadji était allée
cueillir des fleurs dans la forêt dont la verte ceinture garnit les
flancs de la montagne. Assise dans un pavillon au bord du lac, je
contemplais d'un œil distrait les éclatans reflets d'opale dont les
rayons du soleil diapraient la surface de l'eau, quand Anadji, très
émue, revint près de moi et m'annonça qu'elle croyait que notre hôte
italien était devenu complètement fou. Après lui avoir adressé le
discours le plus incohérent, il s'était précipité à ses genoux, posi-
tion où elle l'avait laissé pour venir me raconter les détails de cet
incident odieux et ridicule. Depuis plusieurs jours déjà, j'avais cru
remarquer que Ragozzi s'attachait avec obstination aux pas de ma
pupille; mais, quelque grande que fût l'impudence du misérable, je
n'avais pu croire un seul instant qu'il osât tenter la puissance de
ses séductions sur la fille de M. van Vliet. Les paroles d' Anadji, en
m' éclairant sur ses insolentes prétentions, me dictèrent mon devoir.
Je ne me dissimulai certes pas que la vengeance de ce méchai^t
homme ne reculerait devant aucune perfidie ; mais protéger de mon
^lence d'aussi coupables projets était une action honteuse dont je
ne pouvais un seul instant nourrir l'abominable pensée.
Hasard ou préméditation, pendant tout le reste de la journée je
ne pus me trouver seule avec Ragozzi. Ce matin, avant le départ
des chasseurs pour une battue de sangliers, je rencontrai mon per-
fide ennemi dans le salon. Depuis quelques jours déjà, M. Hémond
m'avait fait passer la somme destinée à payer la rançon de mon
secret, et sans autre préambule que quelques paroles banales je
tendis trois rouleaux d'or à Ragozzi. Ce dernier mit froidement les
rouleaux dans sa poche, puis, sans le moindre embarras, me dit qu'il
m'était infiniment reconnaissant du service que je lui rendais, quoi-
que ses projets fussent complètement modifiés. Cette nouvelle preuve
de ma bienveillance l'engageait à me dévoiler des plans d'avenir qui
ne pouvaient manquer de recevoir mon approbation et mon con-
cours. A son âge, à quarante ans, il s'était cru cuirassé contre ces
passions soudaines qui sont l'heureux apanage de la jeunesse; mais
qui est maître de son cœur et de son destin? Depuis qu'il avait vu
Anadji, ses rêves de gloire s'étaient évanouis, la sainte cause des
nationalités opprimées avait cesâé de faire battre son cœur... Nou-
veau Renaud, il avait trouvé à Tjikayong une Armide et ses jardins.
Son parti était pris, il allait briser son épéel Comment songer un
seul instant à faire partager ses dangers au tendre objet de ses feux?
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DBUX JOURS DE SPORT A JAVA. 199
Déjà vingl attentats, aussi criminels qu'inutiles, soudoyés par Tor
anglais, n'avaient-ils pas été dirigés contre ses jours? Il disait un
éternel adieu à la vie active, à la gloire, et voulait se consacrer ex-
clusivement au bonheur domestique.
— Et vous comptez sur mon concours dans cette œuvre abomi-
nable? repris-je avec une véhémence que je ne pus maîtriser. Vous
me méprisez assez pour croire que je prêterais les mains à cet in-
fâme projet!
— Vous réfléchirez à deux fois avant de pe déclarer la guerre;
elle serait plus dangereuse pour vous que pour moi, ajouta Ragozzi
avec une froide impertinence qui fit tressaillir toutes les fibres de
mon cœur.
L'entrée d'Hendrik termina cette conversation. Après un court re-
pas, les chasseurs prirent le chemin du rendez-vous de chasse, où
nous devions aller les rejoindre vers le milieu de la journée, pour
assister à un combat de bélier et de sanglier, cruel, mais curieux
spectacle dont les Javanais se montrent très avides.
Comme il avait été convenu, Ânadji et moi, nous arrivâmes au
rendez-vous à une heure, un peu avant le cocÉnencement de ce san-
glant intermède, La traque qui venait de finir avait été dirigée vers
une palissade au pied de laquelle s'ouvrait une sorte de chemin
creux, dont l'extrémité aboutissait à une manière de tour construite
en bambous. Pour échapper aux balles, une demi-douzaine de san-
gliers avaient mis à profit cette voie de salut, et se trouvaient en ce
moment prisonniers dans la tour. Cette tour communiquait par une
trappe à une vaste cage qui devait servir d'arène aux combattans.
Quelques dames des environs, les chasseurs, Ânadji et moi primes
place sur une estrade élevée devant la cage; derrière nous, une as-
semblée nombreuse de natifs suivait avec anxiété les préliminaires
du tournoi. Des écuyers et varlets improvisés s'occupaient à revêtir
le bélier de son armure , un fer de lance fortement fixé au milieu
du front de l'animal par des lanières. Ces préparatifs terminés, les
spectateurs natifs vinrent s'assurer à l'envi que le fer était solide-
ment attaché, car la foule protège de ses sympathies le bélier contre
l'animal immonde. Le bélier fut ensuite amené devant la loge, mais*
ses allures n'étaient pas celles d'un galant paladin, et il fallut pres-
que la violence pour l'introduire dans l'arène. Pendant ce temps,
les sangliers inquiets tournaient en rugissant dans la tour, ou se
précipitaient avec fureur contre les bambous, comme s'ils avaient le
pressentiment des jeux sanglans dont ils devaient être victimes. Le
bélier une fois introduit dans la cage, on leva la trappe de la tour,
et un gros sanglier, détourné à coups de lance , fut amené en pré-
sence du bélier. Ce dernier, l'œil clair, le front haut, semblait par-
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200 BEYUE DES DEUX MONDES.
faitement indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. II n'en
était pas de même de son adversaire, qui, inquiet, trépignant sur
ses jambes, jetait de droite et de gauche des regards étincelans. Ce
manège dura quelque temps au milieu du silence solennel de la
foule. Enfin le sanglier, prenant son grand parti, s'élança sur son
adversaire. Celui-ci, baissant instinctivement la tête, reçut le choc
de Tennemi sur le fer de sa lance. Le sanglier, blessé au poitrail,
recula vivement, aux plus grands applaudissemens des spectateurs
natifs; mais le bélier dédaigna de poursuivre sa victoire, et les deux
combattans demeurèrent en présence. Rendu plus prudent par son
premier échec, le sanglier, après avoir rassemblé ses forces, fit mine
de se précipiter une seconde fois sur son adversaire . Au moment où
ce dernier baissait la tête, l'assaillant, par une feinte habile, saisit
le fer aigu entre ses dents, et les deux ennemis demeurèrent pour
ainsi dire collés l'un contre l'autre , — le bélier calme, impassible
comme une statue de pierre, le sanglier, l'œil en feu, se raidissant
de tous ses membres pour arracher du front de son ennemi , par un
effort suprême, l'instrument de mort; mais les forces de la pauvre
bête s'épuisaient dan8|[a lutte, le sang sortait à gros bouillons de
sa poitrine, et son adversaire, remarquant sans doute cette défail-
lance, sortit pour la première fois de son impassibilité. Arracher
d'un mouvement de tète énergique le fer de lance des dents du san-
glier, le plonger à plusieurs reprises dans ses flancs et retourner
prendre place près de la porte extérieure de la cage, ce fut pour
le bélier l'affaire de quelques secondes. Le sanglier vaincu essaya
en vain de se relever et de renouveler l'attaque : ses forces trom-
pèrent son courage; ses entrailles pendaient à terre, et après une
cruelle agonie il expira, sans que son vainqueur eût daigné abréger
ses souffrances en lui donnant le coup mortel.
Fort émue par ce spectacle, je ne m'étais pas aperçue que Ragozzi
avait pris place sur l'estrade à côté de ma pupille. Le combat ter-
miné, les chasseurs nous reconduisirent aux voitures avant de re-
prendre le cours de leurs exploits. Jugez de mon étonnement lors-
que, me trouvant seule avec ma pupille, la chère enfant me remit
en rougissant un billet que Ragozzi avait eu l'impudence de lui
glisser dans la main pendant le combat. Niais et banal comme l'est
ce billet, il m'impose cependant des devoirs que j'ai trop tardé à
remplir. Hésiter plus longtemps serait indigne de mon cœur. Ce
soir, au retour de la chasse, Hendrik, en ce moment le chef de la
famille, connaîtra les manœuvres de l'hôte infâme qui déshonore le
toit hospitalier de son frère. Je ne me fais pas illusion un seul instant
sur la vengeance que le misérable Ragozzi tient en réserve, mais je
ne lui donnerai pas la joie de révéler le premier le secret de mon
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DEUX JOUBS DE SPOBT A JAVA. 201
déshonneur. Moi-même je livrerai à Hendrik le douloureux mystère
qui pèse sur ma destinée. Je ne doute pas de votre noble cœur, Hen-
drik... Votre belle âme, cet amour discret que tous vos efforts n'ont
pu me dissimuler, ne reculeront pas devant la triste mission d'abri-
ter sous l'égide de l'honneur sans tache de votre famille la femme
d'un...; mais mon parti est pris, et je ne vous exposerai pas plus
longtemps, vous et les vôtres, à la contagion de mon infamie...
Dans ma désolation, mes regards se tournent encore vers vous,
ô mon cher Claude!... C'est de vos bontés seules que je veux tenir
le pain que j'ai vainement demandé à mon travail... Et cependant
ni le courage ni la persévérance ne m'ont fait défaut dans mon en-
treprise...
Je voulais vous donner en détail ma conversation avec Hendrik,
mais l'on me prévient à l'instant que le courrier de Batavia, qui n'é-
tait attendu que demain, vient d'arriver et doit repartir dans une
demi-heure. Je termine donc en me recommandant à votre ten-
dresse... A bientôt, mon cher et unique ami!
ROGER BELPAIRE A CLAUDE DE MAIRIE.
Tljikayong, 22 septembre 1854.
Cher Claude, il est dix heures du soir ; je dois partir demain
d'assez bon matin pour aller faire uïie battue dé daims dans la
plaine de Bandong. Éreinté comme je suis par une journée fort ac-
tive , c'est cependant un devoir pour moi de te sacrifier quelques
heures de sommeil, et de t'envoyer sans délai, par le courrier qui
doit partir demain matin, le récit des événemens très extraordinaires
dans lesquels le hasard m'a réservé un rôle actif : événemens si ex-
traordinaires, en vérité, que, tout en ayant sous les yeux les pièces
les plus irrécusables, j'ai peine à me persuader que je ne suis pas le
jouet d'un songe. Sans autre exorde, j'arrive au fait.
En rentrant de la chasse ce soir, j'ai trouvé à la plantation mon
fidèle madrassecy sorti après guérison complète, depuis quelques
jours déjà, de l'hôpital de Batavia, et mon agent en cette ville a
profité de l'opportunité de ce retour pour m'expédier un paquet à
mon adresse arrivé par le dernier vapeur de Singapour. En recon-r
naissant sur l'enveloppe l'écriture du docteur James, je ne pus me
défendre d'une émotion secrète, et prévis instinctivement que l'a-
venture étrange à laquelle j'avsùs été mêlé sur le Great-Trunk-Road
avait trouvé un funèbre dénoûment. Mes pressentimens n'étaient
que trop fondés. L'excellent docteur m'annonçait en effet que Vinet
avait cessé de vivre le 10 août, et qu'après sa mort il s'était cru au-
torisé à prendre connaissance de ses dernières volontés, dont il avait
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202 REYUE DES DEUX MONDES.
scrupuleusement jusque-là respecté le secret. « Ces dernières vo-
lontés, je copie la lettre de mon digne correspondant, contiennent
des révélations qui peuvent raviver si cruellement les blessures à
peine cicatrisées d'une honorable famille, qu'avant de prendre un
parti je n'ai pas hésité à tout révéler au compatriote de mon mal-
heureux client, au seul homme qui lui ait, à ma connaissance, porté
quelque intérêt. En cet état de choses, pour que vous puissiez m' en-
voyer des instructions plus complètes, j'ai pris la liberté de vous
adresser un fac-similé^ tracé de ma main, des divers papiers qui
composent le testament de Vinet. Le trouble évident avec lequel
ces papiers ont été rédigés, l'insuffisance des suscriptions dont ils
sont revêtus, ne laissent pas que d'ajouter grandement à mon em-
barras, et sont un motif de plus pour m'engager à recourir à votre
intervention. » Le docteur James terminait en m'annonçant qu'un
officier de la station, revenu ces derniers temps d'un voyage en
Chine, avait reconnu à Singapour le prestidigitateur italien dont
les soins avaient fait défaut à l'agonie du pauvre Vinet. Dans ses
nouvelles pérégrinations, il signor Carabosso, ce qui m'expliqua
rinutilité des recherQ^es faites par moi à Penang et à Singapour,
il signor Carabosso, dis-je, avait pris, avec un nom d'emprunt, les
plus grands airs, et se faisait passer pour un général au service
d'un des rajahs de l'Inde.
Mystérieuse comme Tétait cette introduction, elle ne me prépa-
rait point cependant à la stupéfaction dont je fus saisi en parcou-
rant les divers papiers qui composaient la communication du docteur
James : deux lettres portant pour seule et unique suscription, l'une
« Monsieur Hémond, » l'autre a Madame Madeleine Demèze.... »
Madeleine Demèze!... A ces deux lettres se trouvait jointe une troi-
sième pièce que j'eus besoin de lire à vingt reprises, si profonde
fut l'émotion qui faisait battre mon cœur en cet instant : c'était la
copie légalisée d'un arrêt de la cour d'assises de la Gironde du
21 octobre 1850 qui frappait d'une peine infamante Émile-Fortuné
de Lanosse, convaincu de faux en écritures privées. Au bas de ce
document, on lisait, en manière de note explicative, la phrase sui-
vante : « Mort à Fyzabad (Indes anglaises) le dix-huit mai mil huit
cent cinquante-quatre. Lanosse. » Mystérieuse volonté de la Provi-
'dence qui, au bout du monde, a remis entre mes mains le dénoû-
ment de ce funeste drame ! Dans sa lettre à M. Hémond, l'infortuné
Lanosse accuse réception de la somme de 50 livres sterling que
M™® Madeleine Demèze lui a fait passer par son entremise, et le
prie de remettre en mains propres une lettre à cette dame, dont
a ignore l'adresse. La lettre destinée à Madeleine ne se compose
que de quelques lignes où éclate un mortel repentir. Après l'avoir
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 203
remerciée de Tintérêt que malgré ses crimes elle n'a pas cessé de
lui témoigner, le malheureux déclare que la nouvelle preuve qu'il
vient de recevoir de son inépuisable bonté le décide à mettre à exé-
cution un projet, médité d'ailleurs depuis longtemps. « Quand vous
aurez reçu cette lettre, ajoute la lugubre épltre, j'aurai cessé d'exis-
ter. Puisse la clémence du ciel récompenser vos vertus et vos mal-^
heurs! Donnez à l'infortuné dont Vinfamie a rejailli sur vous vos
prières, sinon vos larmes 1 »
Tu comprends facilement que, sous le coup de ces étranges révé-
lations, je demeurai comme anéanti. Pouvais-je imaginer il y a trois
ans, lorsqu'au cercle de Rio-Janeiro je lisais le récit des débats ju-
diciaires de ce grand procès qui a passionné la France, le magnifique
plaidoyer de l'illustre Berryer, pouvais-je imaginer que l'une des
victimes de ce triste drame était l'orpheline de notre vieil ami,
cette belle jeune fille dont quelques années auparavant j'avais, par
le plus singulier hasard, admiré à tes côtés les grâces pudiques? Je
n'avais certes pas besoin d'autres détails pour m' expliquer le loin-
tain exil de Madeleine, les apparences de mystère qui entourent sa
destinée. L'accident qui m'a livré le dernier mot de cette doulou-
reuse histoire ne m'en a pas moins placé dans une position pleine
de difficultés. Comment moi, étranger que Madeleine connaît à peine,
irais-je lui annoncer que je suis maître de son secret?... Le rôle si
délicat qui m'est destiné demande à être médité sérieusement, et
comme la nuit, dit-on, porte conseil, avant de partir pour la chassô
j'ajouterai quelques mots à cette lettre pour te donner le plan de
campagne auquel je me serai définitivement arrêté. Je laisse donc
mon protocole ouvert, suivant la formule de la diplomatie, et vais
suivre l'exemple de David, qui, couché dans le corridor en travers
de ma porte, ronfle déjà depuis deux heures. Bonsoir.
30 septembre 1854.
De nouvelles dispositions dans le service de la poste m'ont em-
pêché de faire partir ma lettre par la dernière malle. Je ne regrette
au reste que médiocrement un retard qui me permet de te donner
sous une même enveloppe le très heureux dénoûment du véritable
roman dont je t'ai déjà servi le prologue.
Il y a huit jours, au moment où je sortais du lit pour terminer
ma lettre, Hendrik est entré dans ma chambre. Le marin était pro-
digieusement pâle, ses yeux lançaient des éclairs. — J'ai un service
à vous demander, me dit Hendrik d'une voix brève; mais avant de
le faire, j'exige votre parole d'honneur que, si ma demande vous
semble par trop compromettante, vous me le disiez très franche-
ment.
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20A BEVUE DES DEUX MONDES.
— Vous avez ma parole... Que puis-je faire pour vous être utile
ou agréable? repris-je, assez ému de la solennité de ce début.
— Je compte, en sortant d'ici, aller souffleter le général Trufiano.
Nous nous battrons sans doute avant une heure ; voulez-vous me
servir de témoin?
— Doutez- vous de ma réponse? tepris-je en lui tendant une main
qu'il serra cordialement. Vous ne me trouverez pas sans doute in-
discret, poursuivis-je après une pause, de vous demander les causes
de ce duel imminent?
Pour toute réponse, Hendrik me tendit d'un geste dramatique une
petite feuille de vélin, parfumée d'une forte odeur de verveine, sur
laquelle je pus lire une de ces banales déclarations d'amour, telle
qu'il s'en trouve par centaines dans tous les manuels épistolaires, et
signée avec une candeur baptismale : « ton Ettore! » Je crus d'abord
que la malencontreuse épître avait été destinée à Madeleine, mais
Hendrik prit soin de m' éclairer à cet endroit en ajoutant que l'im-
pudent étranger avait osé remettre la veille ce scandaleux billet doux
à sa nièce.
— Et si M"* Anadji n'a pas ri au nez fantastique de son Ettore,
repris-je avec un accent de bonne humeur que je fus incapable de
maîtriser, sa prose n'a pas été récompensée suivant ses mérites.
— Vous autres Français, vous riez de tout, me dit mon ami d'un
ton de reproche ; mais ma résolution est invincible, et cet homme,
je le tuerai! poursuivit le marin avec une énergie farouche digne
du descendant des opiniâtres ennemis de Louis XIV.
— Permettez-moi, mon cher Hendrik, de vous contredire, et de
persister à croire que ce n'est pas à coups de pistolet, mais bien à
coups de trique, que l'on punit de pareilles impertinences. Si vous
n'avez pas d'autres motifs pour provoquer en duel le galant Ita-
lien...
— Et si j'avais d'autres motifs, inteiTompit mon ami d'une voix
frémissante... Puis il s'arrêta soudain, comme s*il eût craint, sous le
coup de l'émotion profonde qui dominait son esprit, de ne pouvoir
maîtriser ses paroles... Il ajouta après un court silence : Ne m'in-
terrogez pas, je vous en prie, sur un secret qui n'est pas le mien...
Il faut que cet homme meure ou qu'il me tue... Vous m'entendez?
— Parfaitement... Et si je suis disposé de tout cœur à vous ren-
dre le triste service que vous me demandez, vous n'hésiterez pas
sans doute à m' accorder une légère faveur. La colère est mauvaise
conseillère, et demain peut-être regretteriez-vous le scandale de ce
duel à mort que vous appelez de tous vos vœux en cet instant. En
tout état de cause, vingt-quatre heures de réflexion sont toujours
bonnes à prendre. Je n'ajoute pas qu'un duel à* mort gâterait inlini-
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DEUX JOURS DE 1 >ORT A JATA. 205
ment la fête cynégétique à laquella, \o\xs sommes conviés a^jour-
d*hui. Demain, si vous y tenez toujy ts> vous souffletterez mons
Trufiano, et lui planterez ensuite un^ N^lle dans la tête, j'en fais
d'avance mon sacriGcel Est-ce dit et ev tidu?
— Dit et entendu, répéta le marin; ^ ^attendais pas moins de
votre amitié... Et il me prit affectueusem ' la main, puis sortit de
ma chambre. Tout bouleversé par cette c dence, je demeurai je
ne sais combien de temps assis dans mon 1 >uil, la tête dans mes
mains, à réfléchir sur les événemens mystét \dont la Providence
prenait à tâche d'animer mon séjour dans l \e île de Java. La
pendule, qui sonna sept heures, vint m'avei W le moment du
départ pour la chasse approchait, et j'appelai i \à trois reprises
sans qu'il répondit à ma voix. J'eus beau réitév çs ordres dans
les idiomes les plus variés, anglais, français, hii \ni : personne
ne se rendit à mon appel, et en désespoir .de ca^v \ me décidai
à aller moi-même chercher mon serviteur. \
J'avais à peine franchi le seuil de ma porte, qu'un\ ctacle des
plus lamentables s'offrit à ma vue. Adossé contre un pv Vu de la
verandah, les yeux écarquillés à sortir de la tête, passé v \^oir au
vert, le madrassecy les lèvres écumantes, tremblait de tous t ynem-
bres comme s'il eût été sous le coup de décharges électriquv
santés et réitérées. Je crus immédiatement à un nouvel accès t \nal
dont David avait été frappé à \ Hôtel d Amsterdam ^ et ne tarda
à être conGrmé dans cette pensée par les mots : the devily...
hiby... the devily... qui à ma vue sortirent instinctivement de
bouche de mon possédé.
— Le diable a décidément mis sa griffe dans mes affaires, me
dis-je en manière de réflexion intime, en pensant à tous les inci-
dens bizarres auxquels j'avais été mêlé en moins de douze heures.
— The devilj... sahiby... the devily répéta David avec un redou-
blement de terreur en étendant une main tremblante dans la direc-
tion du jardin. Assez curieux de faire connaissance avec la satanique
majesté, je portai les regards vers le lieu indiqué, et aperçus au mi-
lieu du parterre de roses de M"* Anadji un personnage court et re-
plet, en pantalon de molleton et en jaquette de flanelle, pantoufles
de tapisserie, calotte grecque sur la tête, cheeroot à la bouche,...
un type complet de félicité bourgeoise ! J'eus bientôt reconnu le trop
galant Ettore, qui, sans se douter des orages amoncelés sur sa tête,
savourait à pleins poumons la brise du matin.
De plus en plus intrigué par cette aventure, moitié de gré, moi-
tié de force, j'amenai David dans ma chambre, où, après mille et un
efforts, ma sagacité parvint à réunir les fils du récit suivant. — Il
y a environ dix-huit mois, David, en sortant au matin du grand
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206 REVUE DES DEUX MONDES.
bazar de Calcutta, suivit machinalement un Européen qui, un gros
panier d'œofs sous le bras, se dirigeait vers la colonne dédiée au
général Ochterlony. Arrivé au pied du monument» cet étranger s'in-
stalla comfortablement sur le gazon, déposa le panier entre ses
jambes, puis, prenant un œuf, il le cassa. Au milieu du jaune, les
yeux éblouis de David virent luire un magnifique goldmôhur que
l'Européen empocha gravement après avoir rejeté loin de lui les
coquilles. Cn second, puis un troisième œuf cassés successivement
apportèrent même tribut à l'heureux possesseur du panier. Ce spec-
tacle enflamma la cupidité de mon serviteur, qui crut avoir découvert
le nid authentique de la poule de la fable, et offrit à l'Européen tout
ce qu'il possédait en échange de son trésor, en se réservant toutefois
prudemment le droit de tenter lui-même la fortune d'un œuf avant
de donner parole. Un quatrième œuf cassé par David n'ayant pas été
moins bien fourni de métal précieux que ses prédécesseurs, le mar-
ché fut conclu au prix de deux cents roupies et une montre d'or,
tout ce que mon serviteur possédait en ce monde!... Inutile d'ajou-
ter que l'idiot avait été victime d'un adroit mystificateur, et qu'au
bout d'une heure tous les œufs du panier, cassés les uns après les
autres, n'avaient fourni au nouveau propriétaire rien autre chose
que les élémens d'une homérique omelette. Depuis lors David, dont
le catholicisme ne laisse pas que d'être fortement panaché de su-
perstitions hmdoues, est resté poursuivi de l'idée qu'il avait eu
affaire au démon en personne, et sa terreur approcha du délire lors-
qu'il crut à deux reprises retrouver son ennemi intime sous les es-
pèces du général Trufiano.
Comment admettre qu'une illustre épée eût pu jamais jouer à son
bénéfice cette scène de trop haute comédie? Il n'y avait pas à s'ar-
rêter un seul instant à une pareille supposition ! . .. Aussi, après avoir
fait vertement justice de l'erreur de cette ressemblance, je m'ha-
billai en toute hâte, car l'heure du départ pour la chasse allait son-
ner. Ma toilette achevée, nous montâmes immédiatement en voi-
ture, et courûmes au galop vers le théâtre du sport.
Le rendez-vous avait été donné au pied d'un monticule situé au
milieu de la belle plaine de Bandong. Au sommet de cette éminence,
sous une baraque de bois, une collation composée de fruits et de
pâtisseries attendait l'arrivée des chasseurs; mais quelques esto-
macs énergiques firent seuls honneur au festin matinal préparé par
les soins du régent de Bandong, qui avait assumé la direction de
tous les détails de la journée. Les traqueurs commençaient à se
réunir en bandes nombreuses, car pour cette chasse vraiment royale
Ton avait mis en réquisition une véritable population, et sept ou
huit cents natifs montés sur des bœufs devaient battre la jungle et
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 207
pousser le gibier devant eux. Le personnel des chasseurs se compo-
sait de cent cinquante cavaliers environ, montés à poils sur de pe-
tits chevaux pleins de feu. Les vêtemens aux couleurs tranchantes
de ces Nemrods armés uniformément de redoutables kri& donnaient
au rendez-vous de chasse un aspect plein de gaieté et de fantaisie.
Parmi les chasseurs se distinguaient le régent de Bandong et son
père. Ce dernier, vieillard de soixante-dix ans, fort vert pour son
âge, montait avec une remarquable aisance un cheval arabe d'un
gris bleu, magnifique animal qui lui avait été récemment envoyé
par Hunter de Calcutta, et dont il se montrait très vain. Le vaillant
patriarche portait une veste de drap vert brodée d'or au collet, un
pantalon blanc et des bottes effilées par le bout en manière de pou-
laine. Un magnifique kris pendait à son côté, et une cravache riche-
ment montée, plantée dans sa ceinture, s'élevait entre ses deux
épaules. — Visage fin, froid, énergique, manières parfaites, véri-
table type de sportsman dans toute la portée de l'expression an-
glaise! Peu habitué à monter à cheval sans selle et sans étriers,
comme il faut bien s'y résoudre si l'on veut traverser au galop les
grandes herbes de la plaine, qui à chaque instant vous lient les
jambes et menacent de vous désarçonner, inhabile de plus à ma-
nier le kris javanais, je préférai le plaisir de la chasse à tir à celui
de la chasse à courre, opinion à laquelle se rallièrent le général Tru-
fiano et plusieurs planteurs de la bande.
Les tireurs avaient été placés aux limites des hautes herbes dans
d'élégans pavillons de bambous. J'avais pour voisin de gauche mon
Ettore, et un planteur des environs pour voisin de droite. David,
mon second fusil en main, avait pris place derrière moi dans le pa-
villon ; mais je ne tardai'pas à me repentir de lui avoir octroyé cette
marque de confiance. En proie à une agitation nerveuse extraordi-
nake, le madrassee agitait, dans la direction du pavillon où le gé-
néral avait pris place, mon fusil chargé et armé comme il aurait pu
le faire d'un bâton inoflfensif. Mes réprimandes parvinrent, il est
vrai, à imposer une immobilité relative à mon serviteur ; mais toute
mon éloquence ne put obtenir qu'il détournât les regards eflarés
qu'il attachait sur le pavillon de gauche, comme s'il se fût attendu
chaque instant à en voir sortir, au milieu de l'appareil sacramentel
de flammes de Bengale et de vapeurs sulfurées, l'intime ami du
docteur Faust.
La battue s'avançait dans le lomtain, et bientôt tout entier au
plaisir de la chasse, je n'attachai plus qu'une importance secondaire
aux faits et gestes de David. La plaine était sillonnée à perte de vue
par des nuées de cavaliers; devant eux, des légions de cerfs fuyaient
au grand galop une mort certaine. L'on entendait au loin les cris
féroces des assaillans, les hennissemens des chevaux, les brame-
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208 BEVUE DES DEUX MONDES. •
mens des cerfs à Tagonie. Les chapeaux pointus des cavaliers, les
kris étincelant au soleil, le frémissement des hautes. herbes, qui,
agitées en tout sens, moutonnaient comme une mer houleuse, à
l'horizon la longue ligne de buffles aux poils fauves, composaient
un spectacle plein d'originalité et de poésie dont je pouvais à peine
détourner mes regards. Soudain un magnifique cerf dont le bois dé-
passait les hautes herbes s'avança au galop dans ma direction. L'œil
aux aguets, le cœur haletant, le fusil bien équilibré dans les deux
mains, je guettais l'instant où la pauvre bête me passerait à belle
portée, lorsqu'un coup de feu partit à mes côtés, et en me retour-
nant je m'aperçus qu*un nuage de fumée enveloppait la figure de
David. Je crus d'abord que cet animal venait d'attenter à ses jours
.pour échapper aux maléfices du malin esprit; msds une interpella-
tion qui partit au même instant à ma gauche m'apprit dans quelle
direction le coup avait porté. — Corpo di Bacco! l'on veut donc me
massacrer ici? criait le général d'une voix rutilante. Tu comprends
ma joie en découvrant que la maladresse de mon serviteur n'avait
eu d'autre résultat que d'enlever quelques éclats de bois à la cabane
voisine, et de me prouver jusqu'à l'évidence que le Trufiano avait
le plomb rageur. Inutile d'ajouter que le coup de feu échappé à
David avait mis le beau cerf en piste. Par un caprice inexplicable
du sort, tout le reste de la journée il ne me passa pas un seul ani-
mal à belle portée, tandis que mes voisins plus heureux voyaient le
gibier défiler devant eux en abondance. A bout de patience , je
commençais à maugréer contre ma déveine... The devil... sahib...
the devil! répéta soudain d'une voix sentencieuse, en manière de
consolation, mon domestique, en élevant sa main droite dans la di-
rection du pavillon où le général se livrait à un incessant feu de file.
Si je n'attachai pas grand prix à ces paroles bien intentionnées,
elles me prouvèrent du moins que toute ma faconde n'avait pas
réussi, comme je m'en étais flatté, à exorciser le possédé.
Vers deux heures, la chaleur était devenue accablante, le besoin
de quelques rafratchissemens se faisait vivement sentir, et les chas-
seurs, d'un commun accord, quittèrent leurs postes d'observation
pour se diriger vers le pavillon du monticule. Les produits de la
chasse avaient déjà été réunis, et je pus compter de mes yeux qua-
rante-cinq beaux animaux qui portaient pour la plupart sur l'épine
dorsale d'affreuses balafres, car les tireurs, le général Trufiano com-
pris, avaient eu fort peu de succès. Un déjeuner fort appétissant,
où la cuisine européenne avait fsdt d'heureux emprunts à la cuisme
native, nous attendait sous le pavillon. Un pâté, une galantine, les
curries les plus variés étaient flanqués de bananes, d'ananas, de
pamplemousses, de pâtisseries de toute sorte. En manière de sur-
totttf au milieu de la tsd)le, s'élevait une pyramide de mangoustans.
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• DEUX JOURS DE SPORT A JkYk. 209
ces délicieux fruits des tropiques, qui arrivent à Java à leur plus
haute perfection. Un nouveau méfait de David vint exciter ma con-
fusion et l'hilarité de l'assemblée. En proie à de secrètes terreurs,
le malheureux n'approchait du général qu'avec des sautillemens,
des gambades grotesques, et finit par déverser sur le chef d'Et-
tore un magnifique fromage bavarois sur lequel j'avais jeté mon dé-
volu depuis le commencement du repas. Cet accident ne devait pas
clore la série des maladresses de David, et au moment du départ je
le vis déposer un de mes fusils dans un étui dont je n'avais jamais été
propriétaire. Je venais de retirer l'arme de ce fourreau d'emprunt,
lorsque sous la poche mes yeux rencontrèrent involontairement deux
mots tracés à l'encre noire, d'une belle écriture ronde, qui ne pro-
duisirent pas moins d'effet sur mon esprit troublé que les trois mots
fatidiques sur l^sprit de Balthazar et de ses convives. Ces deux mots
étaient : Signor Carabosso!... Je n'étais pas encore remis de la
stupeur dont j'avais été saisi à cette révélation mattendue, que le
général m'avait assez brusquement pris l'étui des mains en me ren-
dant le mien en échange.
Nous eûmes à opérer une retraite de plus de deux heures, et ce-
pendant je ne me rendis aucun compte de la longueur du voyage,
tant j'étais absorbé par les événemens énigmatiques dont le hasard
venait de me donner le dernier mot. Les renseignemens de la lettre
du docteur James sur la nouvelle incarnation du compagnon de l'in-
fortuné Vinet, le témoignage si affirmatif de David, le nom écrit sur
la gaine du fusil, contribuaient également à établir à mes yeux im
caractère irrécusable d'identité entre le trop galant Ettore et il si-
gnor Carabosso. Ce fait acquis, je m'expliquais très facilement les
projets meurtriers d'Hendrik et les terreurs de Madeleine. Maître
des secrets de la jeune femme, le drôle avait sans doute tenté quel-
que ignoble spéculation que mon honnête ami voulait punir par le
fer ou par le plomb. Une série d'heureuses découvertes avait mis en-
tre mes mains toutes les courroies nécessaires pour museler cet intri-
gant de bas étage ; aussi, franchement ravi de pouvoir servir la cause
du bon droit et de l'amitié, je terminais ma toilette dans les plus
heureuses dispositions d'esprit lorsqu'un coup discret retentit à la
porte de ma chambre, et David, ayant sur mon ordre tourné le bou-
ton de la serrure, se trouva face à face avec le général Trufiano.
Éperdu de terreur à cette vue et croyant sa dernière heure bien dé-
finitivement arrivée, l'imbécile sonda d'un regard désespéré les pro-
fondeurs du dessous de mon lit, puis, sans doute peu satisfait de
la sécurité de cet asile, d'un bond prodigieux s'élança hors de la
chambre.
Le personn^^ qui me faisait l'honneur inespéré d'une visite
TOWB XXXI. 14
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210 REYUE DES DEUX MONDES.
avait la mine sévère, la moustache retroussée, la main droite passée
dans l'ouverture de son habiU boutonné militairement sur la poitrine.
— Monsieur, me dit-il d'une voix rogue, j'espérais que vous
m'apporteriez vos excuses pour les insignes maladresses dont votre
domestique s'est rendu coupable envers moi. Je suis vraiment peiné
d'être obligé de venir les chercher moi-même, et de vous avertir
que, si je peux fermer les yeux sur les deux accidens de cette jour-
née, un troisième m'obligerait à vous demander une éclatante répa-
ration.
La solennité de ce début, l'air provocateur de ce général de co-
médie, m'agacèrent prodigieusement le système nerveux, et il me
passa par la tête une idée bouffonne que je résolus instantanément
de mettre en action. Je repris de ma voix la plUs humble : — Géné-
ral, je suis d'autant plus heureux des ouvertures (Jue vous voulez
bien me faire, que si elles me donnent l'occasion de vous présenter
l'expression de mes regrets, elles me permettent aussi de vous éclai-
rer sur les graves dangers qui vous menacent.
— Les graves dangers qui me menacent! répéta Ettore d'un ton
de méprisante surprise digne du héros troyen, son homonyme.
* — Permettez-moi de vous donner la clé de ces paroles ambiguës.
Et sans m' arrêter, tout d'une haleine, j'achevai le récit du vol à
l'œuf, de l'escroquerie, pour rendre à la chose son véritable nom,
dont David avait été victime au pied de la colonne Ochterlony.
— Et en quoi peut me concerner cette mystification? interrompit
mon visiteur avec un imperturbable aplomb.
— Les yeux égarés de mon serviteur ont retrouvé je ne sais quelle
absurde ressemblance entre vous-même et le héros de cette aven-
ture, un certain signor Garabosso.
— Signor Garabosso!.... répéta Ettore avec l'hésitation d'un
homme qui cherche à rassembler ses souvenirs confus. Un presti-
digitateur, je crois, qui a fait, non sans succès, le tour de l'Inde il
y a deux...
— Et qui avait pour compagnon de voyage, interrompis-je, un
de mes compatriotes, le malheureux Yinet, dont Y Engliskman ar-
rivé par le dernier vapeur annonce la mort.
Et, pour joindre une preuve à l'appui de mon assertion, je dési-
gnai du doigt la feuille étendue sur ma table où se trouvait l'article
nécrologique.
;^^,^^ Quelle que fût l'impudence du personnage, la nouvelle de cette
mort, qui bouleversait l'échafaudage de ses perfidies, rabattit sen-
âblement son audace.
— Je ne me savais pas une ressemblance si flatteuse, reprit-il
avec ime affectation de bonne humeur. Je ne crois pas toutefois
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DEUX JOURS DE SPORT A JAVA. 211
abuser de votre obligeance en vous priant de bien faire comprendre
à votre domestique qu'il n'y a rien absolument de commun entre
M. Carabosso et moi.
— Vous connaissez comme moi les natifs de l'Inde ; mieux que
moi, vous savez sans doute combien il est diiBcile de les faire renon-
cer à une idée qui s'est une fois nichée dans leur cervelle. Le pire
de la situation, c'est que mon serviteur croit avoir eu affaire, au pied
de la colonne Ochterlony, non pas au signor Gar2d}osso, mais au
diable en personne I — Je poursuivis à demi-voix en accentuant mes
paroles de la façon la plus dramatique : J'avais pu croire qu'un fatal
hasard avait fait partir ce matin le coup de feu dans votre direction;
hélas! le doute même ne m'est plus permis. Ce soir, en rentrant
de la chasse,..^ j'ai surpris David qui, dans le plus profond mys-
tère, façonnait avec des roupies, à cette même place où vous êtes,
un lingot d'argent!... Puis-je douter un seul instant que ce lingot
ne vous soit destiné?
— Ah çà! mais c'est un affreux guet-apens, un sanguinaire com-
plot!... Je vais de ce pas dénoncer cet enragé à la police et me
mettre sous la protection des lois, poursuivit Ettore, qui à cette
révélation inattendue perdit bien décidément la tête.
Je ne me fis aucun scrupule de profiter de mes avantages, et
continuai: — Votre perplexité n'est pas plus grande que la mienne»
et depuis que j'ai découvert les projets sanguinaires de mon servi-
teur, je cherche en vain à protéger vos jours.
— Vous êtes bien bon ! reprit le soi-disant homme de guerre avec
attendrissement.
— Renvoyer David de mon service, c'est mettre à vos trousses
un loup enragé, un tigre dévorant! Le dénoncer à l'autorité? Où
sont les preuves de l'attentat dirigé contre vos jours? Si j'avais un
avis à donner dans cette grave affaire, je vous conseillerais de
quitter le pays sans délai pour retourner auprès de votre auguste
maître. Je n'ai pas besoin d'ajouter que je prends d'honneur l'en-
gagement de tenter tous mes efforts pour emmener David avec moi
en Europe, où des affaires importantes m'appelleront avant peu.
— Excellente idée, que je mettrais immédiatement à exécution si
la chose était possible!... Le flibustier, dont les instincts de fourbe-
rie ne se démentirent pas, ajouta après une pause : — J'attends à
chaque instant une lettre de change de l'Inde, et dois vous avouer
en toute humilité que mes finances sont en ce moment au plus bas.
A ces paroles, ime inspiration soudaine traversa mon cerveau; je
compris d'instinct toute l'importance qu'il y avait pour mes amis à
tenir pieds et poings liés entre mes mains un pareil adversaire, et
pour arriver à ce résultat je n'hésitai pas à sacrifier quelque argent.
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212 BEYCE DES DEUX MONDES.
— Que ne le dîsiez-vous plus tôt, mon cher général 1 repris-je d'une
voix pleine de bonhomie... Ne suis-je pas trop heureux de pouvoir
mettre ma bourse à votre service?... Que vous faut-il?
— Cinq cents florins assureront mes frais de passage jusqu'à
Calcutta, où je trouverai d'amples ressources, répondit Ettore avec
plus de discrétion que je n'en attendais de sa part.
Je tirai immédiatement une liasse de billets de mon tiroir, et pen-
dant que d'une main je comptais la somme demandée, de l'autre
j'indiquai à mon visiteur une table où se trouvaient tous les objets
nécessaires pour écrire. Le flibustier saisit le geste au vol, et eut
bientôt rédigé et signé un reçu des plus en règle.
Ce document une fois entre mes mains, la victoire était assurée,
et je repris d'un ton qui ne souffrait pas de répliqjie : — Mon cher
monsieur, vous étiez connu dans l'Inde anglaise sous le nom de Ga-
rabosso, et en Europe sous un autre nom qu'il est inutile de recher-
cher. La pièce que vous venez de me remettre est un faux dans
toute l'acception du mot, dont cependant vous n'entendrez jamds
parler tant que ni mes amis ni moi n'aurons à nous plaindre de
vous. Tenez pour certain toutefois que du jour où vous voudriez
abuser des secrets d'une malheureuse femme, cet écrit serait immé-
diatement remis à la justice, et que je n'épargnerais ni soins ni dé-
penses pour vous faire récompenser suivant vos mérites... A bon
entendeur salut... Dans une heure soyez parti.
Ce brusque dénoûment tomba comme une pluie glacée sur la tête
du drôle, qui, stupéfait et confus, quitta la chambre d'un pas chan-
celant... Une heure après, au moment où Ton allait se mettre à
table, le roulement d'une voiture m'apprit que Garabosso-Trufiano,
docile à mes avis, prenait la route de Batavia.
Je viens de t' entretenir si longuement du passé et du présent que
je dois laisser à une autre plume le soin de te parler de l'avenir. Je
ne crois pas toutefois être indiscret en te disant que depuis le jour où
j'ai communiqué à Madeleine la correspondance du docteur James,
sa figure rayonne de bonheur. De plus, puis- je omettre qu'hier,
dans notre promenade du soir, Hendrik , faisant allusion aux pro-
jets homicides qu'il a nourris contre il signor Carabosso, ajoutsdt
qu'avant peu il ferait de nouveau appel à mon amitié et me deman-
derait encore de lui servir de témoin, sinon de second?
A toi. ROGBR.
M^*^ Fridolin.
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DE
NOS DERNIERS BUDGETS
DE L'AUGMENTATION DES DÉPENSES
i. — Rapport an nom de la commission da corps législatif sur le budget de 1860. ~ n. Rapport
au nom de la commission du corps législatif sur le budget de 1861.
Il y a déjà plus de trente ans, lorsque le budget de la France
atteignit pour la première fois le chiffre d'un milliard, on raconte
qu'un jeune député, devenu depuis ministre, et ministre célèbre,
répondit aux membres de l'opposition, qui trouvaient ce chiffre exor-
bitant : (( Vous vous étonnez que nous soyons arrivés à un budget
d'un milliard; eh bien! saluez-le, ce milliard! Vous ne le reverrez
plus! » Depuis ce jour en effet, notre budget ne fit que s'accroître
d'année en année; il atteignit bientôt 1 milliard 200 millions, puis
1 milliard 500 millions, et le voilà aujourd'hui à 2 milliards (1).
Faudra-t-il encore saluer ce deuxième milliard, comme on a salué
le premier, pour ne plus le revoir? On serait tenté de le croire;
chaque année, les dépenses augmentent. On répond, il est vrai, à
(1) Le budget de 1857, évalué en dépenses à 1 milliard 699 millions, chiffres ronds,
ayant été réglé à 1 milliard 872 millions, et celui de 1858, évalué à 1 milliard 716 mil-
lions, paraissant devoir Têtre à 1 milliard 858 millions (nous ne parlons pas de celui de
i85^, qui a été un budget de guerre), il est probable que celui de 1860, évalué, comme
budget de paix, en dépenses à 1 milliard 825 millions, ne se soldera guère au-dessous de
â milliards. Le budget de 1861 dépasse encore de 19 millions celui de 1860.
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21i REVUE DES DEUX MONDES.
ceux qui se récrient contre Ténormité de nos budgets que cette
augmentation incessante est une conséquence forcée du progrès de
la richesse publique. Qu'importe, dit-oi), que le budget soit aujour-
d'hui de 2 milliards, si le fonds de la richesse sociale s'est accru en
proportion, si la France paie aujourd'hui ce budget de 2 milliards
plus facilement qu'elle ne payait 1 milliard il y a trente ans et
1 milliard 500 millions il y a dix ans? Rien n'est absolu dans le
chiffre d'un budget, tout y est relatif aux facultés des contribuables.
L'Autriche est plus gênée avec un budget de 315 millions de florins
(budget de 1858) que la France, que l'Angleterre surtout, avec un
budget de 2 milliards. — C'est ainsi qu'on prétend justifier les aug-
mentations incessantes du budget et prouver que nous ne payons
pas plus que nous ne devons payer. A cela nous avons deux réponses
à faire : la première, c'est qu'en bonne justice il n'est pas vrai qu'un
pays doive payer plus d'impôts à mesure qu'il est plus riche ; la
seconde, qu'on peut se faire illusion sur le caractère de' cette ri-
chesse et sur les ressources qui en dérivent.
Montesquieu a dit : « Il n'y a rien que la sagesse et la prudence
doivent plus régler que cette partie (en parlant de la richesse) qu'on
ôte aux sujets. Ce n'est pas à ce que le peuple peut donner qu'il
faut mesurer les impôts, mais à ce qu'il doit donner. Il ne faut point
prendre au peuple sur ses besoins réels pour des besoins de l'état
imaginaires. » Cette pensée est une de celles qu'on devrait mettre
le plus souvent sous les yeux de l'administration, toujours disposée
à considérer la richesse publique comme la sienne, u L'état, c'est
moi, » disait Louis XIY; cette maxime règne toujours. On voit plus
d'un gouvernement qui, sans se croire propriétaire absolu, dans le
sens que l'entendait Louis XIV, des biens de ses sujets, croit au
moins avoir sur ces biens un droit assez étendu pour justifier toutes
les augmentations d'impôts qu'il lui plaît d'établir. S'il ne se consi-
dère pas comme propriétaire, il se considère au moins comme asso-
cié : à ce titre, non -seulement il prend sans le moindre scrupule
le surplus des revenus produits par l'augmentation naturelle de la
richesse, mais il établit encore de nouveaux impôts, et il se croit
suflisamment justifié, s'il prouve que les nouveaux impôts ne dé-
passent pas la mesure de cette augmentation, comme si la richesse
publique lui devait une prime en raison de son développement. On
semble trouver tout simple que la France paie davantage lorsqu'elle
est plus riche, et personne ne réfléchit à ce qu'est l'impôt pour ce-
lui qui le reçoit comme pour celui qui le paie.
Pour celui qui le reçoit, c'est-à-dire pour l'état, l'impôt est uni-
quement le prix des services qu'il rend à la société. L'état n'est
point un être abstrait qui sût des droits en dehors de ceux qu'il
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DERIXIERS BUDGETS DE LA FRANCE. 215
tient de là société. Autrefois, sous une monarchie légitime, où la
souveraineté était en dehors de la nation une espèce de droit pré-
éminent et supérieur, on pouvait soutenir que la nation était tenue
envers cette souveraineté à certains hommages, qu'elle lui devait
notamment une partie de sa fortune, comme elle devait la dlme au
clergé. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui, il n'y a plus de souverai-
neté en dehors de la nation; il n'y a plus qu'un gouvernement qui
est son mandataire pour l'administrer le plus économiquement pos-
sible, et auquel on ne doit d'impôts que dans la mesure exacte des
services qu'il rend. Par conséquent, pour apprécier la légitimité des
sommes qu'on paie à l'état, ce n'est point à la richesse des con-
tribuables qu'il faut les mesurer, mais au droit qu'a l'état de les
demander. Autrement ce serait prétendre que celui qui achète un
objet doit le payer en raison de sa fortune, non en raison de la va-
leur de l'objet lui-même. Toute la question est donc de savoir si les
services à rendre par l'état augmentent en raison des progrès de la
richesse publique.
II ne faut pas ranger assurément parmi les causes d'augmentation
de dépenses l'intervention financière de l'état dans les grands tra^
vaux d'utilité publique. Dans une société qui n'est pas riche, toute
entreprise d'intérêt général s'exécute aux frais de l'état. C'est lui
qui fait les routes, creuse les canaux, ouvre les ports, embellit les
villes. Nul ne peut le suppléer dans cette action, parce que nul
n'en a les moyenà; mais à mesure que la richesse publique se dé^
veloppe, l'intervention de l'état devient moins nécessaire : il trouve
des compagnies qui, moyennant une certaine redevance, se chargent
de la plupart de ces travaux. En Angleterre et aux États-Unis, les
deux pays où la richesse se développe le plus vite, il n'y a point de
budget des travaux publics.
Nous sommes loin en France de cet idéal de l'abstention gouver-
nementale; mais on peut constater que l'intervention de l'état dans
les grands travaux d'utilité publique y devient de jour en jour moins
importante. L'état par exemple a contribué pour des sommes consi-
dérables à l'établissement de nos chemins de fer; c'est lui qui, en
vertu de ce qu'on a nommé le système de la loi de 1842, a fait les
terrassemens, les travaux d'art de la plus grande partie des chemins
qui constituent aujourd'hui le réseau principal. Neuf cents millions
ont été dépensés par lui, tant sous cette forme que sous celle de
subvention. A mesure que la richesse publique s'est accrue, l'état
n'a plus eu besoin de faire les mêmes sacrifices; de puissantes asso-
ciations financières se sont chargées, à peu près à leurs risques et
périls, de continuer le réseau, et aujourd'hui on n'accorde pas pour
les embranchemens les moins fructueux qui traversent les contrées
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216 BEVUE DQS DEUX MONDES.
les plus stériles, pour ce qui constitue ce qu'on appelle le troisième
réseau, ce qu'on accordait autrefois pour le réseau principal, pour
la ligne de Paris à Strasbourg, pour celle de Paris à Bordeaux (!)•
Il a été dépensé, en travaux de ce genre, de 1855 à la fin de 185S,
la somme de 1 milliard 898 miUions, dont lâO par Vétat, et le reste,
soit 1 milliard 768 millions, par des compagnies particulières, sauf
quelques millions de subvention accordés par les communes. —
Pourquoi l'état intervient-il moins aujourd'hui? Précisément parce
que la richesse publique s'est développée.
Il n'est qu'une dépense' qui soit réellement susceptible d'augmen-
ter en raison même du progrès de la richesse publique : c'est le trai-
tement des employés; mais on peut tout au plus évaluer à 12 oa
15 millions le supplément de dépense affecté à cet emploi. Encore
est-il permis de dire qu'on pourrait peut-être regagner par la di-
minution du nombre des employés ce que l'on perd par l'élévation
des traitemens. Il est certain que nous avons en France une admi-
nistration très coûteuse, plus coûteuse que partout ailleurs. Serait-îl
donc impossible de réduire le nombre des employés en obéissant à
la loi du progrès, qui cherche à simplifier le travail et arrive aa
même résultat avec moins de frais? Cependant, si le travail se sim-
plifie, dira-t-on, la besogne augmente; par conséquent le résultat
est le même. Ceci peut être vrai pour une administration particu-
lière, dont les profits s'élèvent en raison du développement des af-
faires, et où les employés sont les instrumens de ce développement.
Il n'en est pas de même de l'état. L*état n'a aucun intérêt à don-
ner de l'extension à ses affaires, puisqu'il n'en tire aucun profit.
D'ailleurs pourquoi s'étendraient-elles? Serait-ce que l'état aurait
besoin d'intervenir davantage? Il nous semble que c'est plutôt le
contraire qui doit avoir lieu, car, nous le répétons, plus la société
est riche , plus elle est en mesure de faire ses propres affaires et de
se passer de l'intervention de l'état. Et -puis serait- il donc impos-
sible que l'état fit comme tout le monde, qu'il eût moins d'em-
ployés pour fsdre plus de besogne? Supposons pour un moment que
radministration publique de la France ait été donnée à ferme à une
compagnie particulière : croit-on que cette compagnie aurait aug-
menté le nombre de ses employés en raison de l'accroissement des
affaires? Ce qui est certain au contraire, c'est que le nombre des
employés de cette compagnie serait bien inférieur à celui des em-
ployés de l'état. On ne peut exiger que l'état administre aussi éco-
(1) On peut se rendre compte par un chiffre de cette différence de Tintervention de
rétat dans les grands trayaux d*utilité publique. En iS4G, les travaux extraordinaires
figuraient au budget pour 160 millions, en 1847 pour 177 millions i/2; ils ne figurent plu»
que pour 31,600,000 fir. au budget de 1860 et pour 31,000,000 fr. à celui de 1861.
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DERNIEBS BUDGETS DE Lk FBANGE. 217
Bomiquement que le ferait une compagnie, mais oh peut demander
qu'il n'augmente pas ses frais d'administration dans une propor-
tion aussi considérable qu'il l'a fait depuis plusieurs années. Si l'on
compare, à onze ans d'intervalle, de 1847 à 1858, les dépenses or-
dinaires exigées par le service général des ministères, on trouve que
SUT ce simple service il y a une augmentation de 152 millions (1).
De 1854 à 1859, tant pour la guerre de Grimée que pour celle
d'Italie, l'état a emprunté 2 milliards, imposant au pays, avec l'a-
mortissement, une charge annuelle de plus de 100 millions. La
dette publique a encore augmenté parce qu'on a voulu combler les
déficits ordinaires du budget, et si l'on n'a point fait en ce sens
d'emprunt direct, on a du moins profité des emprunts faits en vue
de la guerre pour en appliquer une partie à mettre nos budgets en .
équilibre. C'est ainsi notamment qu'ont été équilibrés les budgets
de 1857 et de 1858, avec les excédans des emprunts contractés pour
la guerre de Crimée, et si le budget actuel se solde en équilibre, il
le devra certainement à une partie des ressources disponibles de
l'emprunt pour la guerre d'Italie. Certes on nous accordera que ces
deux causes d'augmentation de la dette publique, — la guerre et
les déficits du budget, — sont des causes exceptionnelles, et qui ne
sont pas liées fatalement au progrès de la richesse. Et si le pays doit
payer plus d'impôts à raison de ces charges, il les paie à titre oné-
reux, et nullement comme le prix d'un service.
Maintenant qu'est-ce donc que l'impôt pour celui qui le paie?
Ce n'est pas seulement un prélèvement sur la richesse du contri-
(i) En voici le tableau emprunté pour le budget de 4847 à la loi du 8 mars 1850, et
pour le budget de 1858 au projet de règlement qui 'est en ce moment soumis au corps
législatif:
1847. 1858.
Ministère de la justice 27,393,000 fr. 26,450,000 fr.
— des cultes 38,813,000 46,852,000
— des affaires étrangères 10,120,000 10,953,000
— de l'instruction publique 18,275,000 20,523,000
^ de rintérieur 1 33,330,000 186,595,000
. — de Tagriculture et du commerce... 14,015,000 j
— des travaux publics 69,474,000 } ^'^''^^^^
— des finances 20,449,000 > 21,828,000
— delaguerre. .-.. 340,316,000 365,748,000
— de la marine 109,356,000 133,426,000
— d'état. » 9,863,000
— de TAlgérie et des colonies. » 38,067,000
Totaux 790,541,000 fr. 942,881,000 fr.
Et Tannée 1847, que nous prenons pour point de comparaison, a été une année excep-
tionnelle, traversée par la disette, et où par conséquent les dépenses ont été plus fortes
qu*à l'ordinaire.
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218 BETUE DES DEUX MONDES.
buable, une diminution de jouissance : c'est le plus souvent un
prélëyement opéré sur le strict nécessaire. Cette considération n'est
pas la seule d'ailleurs qui ait son importance., « Il est certain, dit
Vauban, que plus on tire des peuples, plus on ôte de l'argent
au commerce, et celui du royaume le mieux employé est celui qui
demeure entré ses mains, où il n'est jamais ni inutile, ni oisif. » A
l'époque où parlait ce grand homme, l'on ne connaissait pas bien
encore l'utilité de l'argent et sa puissance productive. Aujourd'hui
il n'y a plus guère de capitaux oisifs; tout ce qu'on paie au fisc
sous forine d'impôts est enlevé au conunerce et à l'industrie, et di-
minue non-seulement la richesse présente, mais la richesse future.
Prenons un exemple, supposons que l'état, à force d'économie et
sans porter atteinte à aucun service essentiel, opère une réduction
de 200 millions sur un budget de 2 milliards : voilà 200 millions de
plus ajoutés à l'épargne annuelle du pays; par conséquent, si elle
est aujourd'hui de 6 à 700 millions, comme gn l'admet, elle arrive
immédiatement à 8 ou 900 millions. Supposons maintenant que ces
200 millions, appliqués à des travaux utiles, n'augmentent le revenu
annuel que de 10 pour 100 : au bout de sept ou huit ans, avec les in-
térêts composés, la somme est doublée, et l'épargne du pays atteint
près de 1 milliard 100 millions au lieu de 6 ou 700 millions qu'elle
comprend aujourd'hui. Appliquez ce calcul à un laps de temps plus
considérable et faites la réduction plus forte; supposons par exemple
qu'on ait pu s'en tenir à ce milliard qui, il y a trente ans, scandali-
sait si fort l'opposition, et l'on pourra calcider quel eût été le déve-
loppement de la richesse publique sans cette augmentation progres-
sive des dépenses du budget. Il est bien entendu qu'en parlant
des dépenses improductives de l'état, nous ne faisons allusion qu'à
celles qu'on pourrait épargner sans porter atteinte aux services es-
sentiels; il y a dans les dépenses de l'état des dépenses qui sont pro-
ductives au plus haut degré, celles par exemple qui ont fapport au
maintien de l'ordre, à l'administration de la justice et à la sécurité
du territoire.
Non-seulement un pays ne doit pas payer plus d'impôts par cela
seul qu'il est plus riche, mais on peut encore se faire illusion sur
la nature de sa richesse et sur les ressources qu'elle peut fournir
en tout temps. Pour que la France paie aujourd'hui un budget de
2 milliards aussi facilement qu'elle payait il j a trente ans un bud-
get d'un milliard, il faut que la fortune publique ait doublé depuis
cette époque. Est-il bien sûr qu'il en soit ainsi? S'il est vrai que la
fortune mobilière ait considérablement augmenté, qu'il y ait aujour-
d'hui une masse de valeurs industrielles et autres dont la moitié
n'existait point autrefois, s'il est vrai encore que notre conunerce
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DERNIEBS B13DGETS DE LA FRANCE. 219
extérieur ait triplé depuis trente ans, il n'est pas moins vrai que la
fortune immobilière n'a pas suivi le même progrès» et que les pro^
priétaires d'immeubles sont loin d'avoir doublé leurs revenus; on
pourrait même dire que depuis quelques années, et par suite des
efforts portés presque exclusivement vers l'industrie et le com-
merce, les revenus du sol demeurent à peu près stationnaires. Ad-
mettons cependant que le progrès de la fortune mobilière forme
une compensation suffisante, et qu'on soit en effet' assez riche pour
payer aujourd'hui un budget de 2 milliards aussi facilement qu'on
payait un milliard il y a plus de trente ans : faut-il en conclure qu'il
en sera toujours ainsi? La fortune mobilière est celle qui jette le
plus d'éclat sur un pays et qui répand le plus de bien-être, mais
c'est aussi celle qui est le plus facilement atteinte. Qu'une crise un
peu sérieuse se déclare, et immédiatement la situation de cette for-
tune est complètement changée : elle n'est pas détruite assurément,
les usines continuent à exister, les marchandises sont en magasin,
et les chemins de fer restent debout avec tout leur matériel ; mais
comme les usines ne fonctionnent plus qu'à grand' peine, que les
marchandises ne se vendent pas, et que les chemins de fer ont beau-
coup moins de trafic, les revenus qu'on en tire sont considérable-
ment diminués; cependant c'est sur la continuité, sur l'augmenta-
tion même de ces revenus, qu'est établi le budget de 2 milliards.
Un budget qui a besoin pour se tenir en équilibre de tous les re-
venus que donne l'extrême développement de la fortune mobilière
est- il établi sur des bases bien solides? Les revenus qui augmentent
surtout avec le progrès de la fortune mobilière, avec la consomma-
tion, sont les revenus indirects : eh bien ! sait-on ce que deviennent
ces revenus en temps de crise? M. le rapporteur du budget de 1861
au corps législatif nous dit que de 1847 à 1848 ces revenus ont
baissé de 824 millions à 683 millions, c'est-à-dire diminué de
141 millions. Aujourd'hui ces revenus atteignent 1,100 millions; ils
ont été de 1,094 millions en 1859. Sait-on ce qu'ils deviendraient
au lendemain d'une crise un peu sérieuse? Le moindre ralentisse-
ment dans les affaires suffit pour en arrêter le progrès; ainsi l'aug-
mentation, qui avait encore été de 36 millions en 1858 sur 1857, n'a
plus été que de 3 millions en 1859 sur 1858, et cela tout simple-^
ment parce que la guerre d'Italie avait jeté quelques inquiétudes
dans les esprits.
On voit combien cette partie de la fortune publique est précaire
et combien les calculs qui en dérivent peuvent être facilement dé-
rangés. Supposons qu'au moment d'une guerre générale ou d'une
révolution le chiffre des revenus indirects diminue de 200 millions :
cette supposition n'a rien d'exagéré, comparée au chiffre auquel ces
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220 BEYUE DES DEUX MONDES.
revenus sont aujourd'hui arrivés; évaluons au même chiffre la dé-
pense supplémentaire qui naîtrait d'une telle crise, car si les reve-
nus diminuent, il n'en est pas de même des dépenses (1). Alors
en effet surgissent des besoins extraordinaires auxquels il faut
pourvoir à tout prix : ce sont les grands travaux d'utâité publique
que les compagnies abandonnent et que l'état est obligé d'exécu-
ter, sous peine de voir les ateliers déserts et les ouvriers sur le
pavé; ce sont des aides de toute nature qu'il est obligé de prêter
au commerce et à l'industrie, alors que le plus souvent ses soin»
sont réclamés par des complications extérieures. Par conséquent,
avec 200 millions de moins dans les revenus ordinaires et 200 mil-
lions de plus dans les dépenses, on est immédiatement en pré-
sence d'un déficit de âOO millions. En 1848, la différence entre
les ressources et les dépenses a été de 560 millions, qu'il fallut
se procurer par des moyens extraordinaires, notamment l'impôt des
A5 centimes sur la propriété foncière, la consolidation en rentes
des fonds de caisses d'épargne et des bons du trésor, l'emprunt
à la Banque de France, etc. Si nous avions de nouveau les mêmes
diiBcultés à traverser, il est douteux que notre situation fût meil-
leure. La dette flottante, liquidée en 1848, se trouve revenue à
759 millions (2) contre 630, qu'elle atteignait en 1848 (3) ; la dette
publique est augmentée de 3 milliards 275 millions (de 5 milliards
838 millions à 9 milliards 113 millions), et le budget en prévi-
sion est de 1 milliard 844 millions pour 1861 contre 1 milliard
446 millions pour 1848. Le trésor avait alors quelques ressources ex-
traordinaires; il se trouvait notamment créancier de sommes assez
considérables qu'il avait avancées aux compagnies de chemins de
fer. Aujourd'hui les ressources extraordinaires du trésor sont à peu
près nulles; on n'aurait, tant pour liquider la dette flottante que
pour faire face aux besoins extraordinaires qui naîtraient de la crise,
que le recours à l'emprunt ou à des impôts nouveaux. On a beau-
coup blâmé la république de son impôt extraordinaire des 45 cen-
times. Certes rien ne contribua davantage à la discréditer; il^luî
fallait cependant recourir à l'impôt direct ou à l'emprunt. Elle ne
pouvait pas s'adresser aux impôts indirects : les impôts indirects,
avec leur augmentation progressive , sont une ressource excellente
en temps ordinaire; mais en temps de crise, loin d'augmenter, ils
diminuent, sans que cette dimmution puisse être compensée par
(1) En 1848, le budget, évalué d'abord à 1 milliard 446 millions, a été réglé définitive-
ment à 1 milliard 746 millions, dépassant ainsi de 300 millions les charges prévues.
(2) Rapport de la commission du budget pour i86i, page 8.
(3) Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1849, l'étude qui a pour titre : de V Équilibre
des budgets sous la monarchie de 1830, par BL S. Dumon, ancien ministre des finances.
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DERNIERS BUDGETS DE LA FRANGE. 221
aucune surtaxe. Gomme le paiement de cette surtaxe est en général
subordonné à la consommation, le contribuable a toujours le moyen
d'y échapper. Restait l'emprunt. Il est vrai que la république aurait
pu en user plus largement qu'elle ne l'a fait et trouver là tous les mil-
lions dont elle avait besoin. Au lieu de chercher à faire des emprunts
patriotiques au pair lorsque la rente était à 75 francs, il suffisait peut-
être d'attendre et de réduire le taux d'émission au-dessous du cours
de la Bourse, en donnant un bénéfice à réaliser aux préteurs, et la
république aurait réussi comme on a réussi depuis. Elle a préféré
braver l'impopularité d'une surtaxe extraordinaire sur la seule ma-
tière imposable qui existât alors afin de ne pas emprunter à des condi-
tions onéreuses et léguer au pays une charge perpétuelle. L'histoire,
plus impartiale que les contemporains, lui saura gré de cette con-
duite, et dira que, s'il y a eu un acte honnête dans l'administration
de la république de 1848, ce fut cet impôt des 45 centimes, si sévère-
ment jugé. Les emprunts sont légitimes lorsqu'on les contracte pour
des entreprises d'un effet durable, comme les grands travaux d'utilité
publique : il est naturel que les générations à venir, qui profiteront
de ces travaux, en supportent les charges; mais de quel droit faire
peser sur elles des charges créées pour des dépenses qui ne leur pro-
fitent pas; qui sont le résultat d'un trouble momentané, d'un intérêt
transitoire? On peut faire le même raisonnement sur ce qui concerne
les dépenses de la guerre. En 1855 et 1856, les Anglais n'ont pas
craint de défrayer en grande partie leur expédition de Crimée avec
des taxes extraordinaires, de doubler pour ainsi dire à cet effet
Yincome-taxy et d'emprunter le surplus sous forme d'annuités rem-
boursables en trente ans, de façon à ce que l'avenir ne fût pas grevé
indéfiniment des charges provenant de cette guerre. Nous avons agi
autrement : nous avons cru devoir demander à l'emprunt, et à l'em-
prunt seul, toutes les ressources extraordinaires dont nous avions
besoin. Qu'en est -il résulté? Nous avons augmenté le chiffre de
notre dette publique de l'intérêt de 1 milliard 500 millions em-
pruntés, soit de 75 millions, et légué à nos descendans, et à per-
pétuité, une charge considérable pour un résultat qu'ils n'apprécie-
ront peut-être pas bien. En Angleterre, au bout de trente ans, il n'y
aura plus trace des charges de la guerre de Grimée.
Une autre considération rend les impositions extraordinaires pré-
férables aux emprunts, lorsqu'il ne s'agit pas de dépenses produc-
tives: c'est l'impression différente qu'elles éveillent dans les popu-
lations. Lorsqu'il s'agit d'un emprunt, tout est facile, on n'a qu'à
baisser le taux de l'émission au-dessous du cours de la Bourse, et
aussitôt les souscriptions £d)ondent; la charge indéfinie que l'on
crée disparaît devant le bénéfice immédiat que l'on réalise. Aussi ce
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222 RETUE DES DEUX MOia>£S.
ne sera jamais la perspective d'un empi^t qui empêchera une
mauvaise entreprise ou une guerre injuste de s'engager; exalté par
cette perspective, le public pousserait plutôt à une tentative dont il
cesse de voir les périls, préoccupé de l'avantage prochain qui lui
semble assuré. Avec les impositions extraordinaires, la situation
change d'aspect. Lorsqu'on demande à un pays de s'imposer extra-
ordinairement, et en une seule année, pour 300 millions, comme
l'ont fait les Anglais pendant la guerre de Grimée, il y regarde à
deux fois; il examine avec soin la nécessité pour laquelle on lui
demande ce sacrifice, et il ne s'y résigne que si la cause lui en pa-
rait parfaitement justifiée. Avec les impôts extraordin^res, il y a
peu de guerres injustes à redouter. Si en 1859 on avait eu à de-
mander à ces impositions extraordinaires la moitié seulement de la
somme qu'on a empruntée de nouveau pour la guerre d'Italie, soit
250 millions, croit-on que le pays les eût donnés aussi facilement
qu'il a souscrit à l'emprunt, et que par suite il eût acclamé cette
guerre avec le même enthousiasme? En ceci, la pratique anglaise
est plus morale, plus conforme aux véritables intérêts de la civilisa-
tion, car tout ce qui peut rendre la guerre difficile doit être consi-
déré comme un progrès et accueilli comme un bienfait. Néanmoins
reflet produit par l'impôt des A5 centimes en 18&8 a été tel que, si
nous avions à traverser une crise semblable à^celle de cette époque,
on préférerait recourir à l'emprunt plutôt qu'à une taxe extraordi-
naire. Or l'emprunt, pour le trouver à des conditions convenables
eq temps de crise, il faut l'avoir ménagé en temps ordinaire, et l'on
peut douter qu'avec une dette inscrite de plus de 9 milliards, une
dette flottante de 759 millions, un budget de 2 milliards, la France
pût emprunter en 1861 aux mômes conditions qu'elle eût trouvées
en 18&8, avec une dette inscrite de moins de 6 milliards, une dette
flottante de 630 millions, et un budget de 1 milliard 500 millions.
Les prêteurs de l'état sont comme les prêteurs ordinaires : leurs
conditions deviennent plus dures à mesure que la situation de l'em-
prunteur se montre plus mauvaise.
L'Autriche en fait depuis dix ans la douloureuse expérience, et
c'est une leçon qui peut profiter même à ceux qui ont en apparence
les finances les plus prospères, car lorsqu'on fait reposer cette pros-
périté sur le crédit, c'est-à-dire sur la facilité qu'on possède à cer-
tains momens de combler par l'emprunt les excédans de danses
ordinaires, on s'appuie sur la plus fragile de toutes les ressources.
On prétend que si depuis quatre années la rente française n'a pas
dépassé en moyenne 70 firancs, alors qu'en 18&5 et 18&6 elle attei-
gnait 81 francs, cette situation tient au grand nombre de valeurs
mobilières qui couvrent le marché. On compte aujourd'hui en eflet
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DEBNIEBS BUDGETS DE LÀ FBANCE. 22S
pour plus de 9 milliards de rentes, lorsqu'il y en avait moins de 6 en
18i6, sans parler de 7 ou 8 milliards de valeurs de chemins de fer
qui n'existaient pas à cette époque. Les obligations surtout, qui pré-
sentent quelque analogie avec la rente, lui font une concurrence
d'autant plus sérieuse que l'émission s'en renouvelle chaque année
jusqu'à concurrence de 250 à 300 millions. Tout cela est vrai; mais
s'il y a plus de valeurs, il y a aussi plus de capitaux disponibles.
La France est beaucoup plus riche qu'en 1846, elle fait plus d'épar-
gnes, par conséquent elle a plus de moyens d'absorber toutes ces
valeurs. Pour avoir une idée de l'augmentation des ressources dis-
ponibles, on n'a qu'à considérer le nombre d'établissemens fman-
ciers qui se sont formés depuis cette époque et la masse de capitaux
dont ils disposent. En 1846, la moyenne des comptes courans à la
Banque de France n'était que de 76 millions, et on aurait pu évaluer
à peu près à la même sommé ce qui était, en dehors d'elle, dans les
mains de quelques m^dsons de banque. Aujourd'hui la Banque de
France a en comptes courans 210 millions (1), et les autres établis-
semens, tels que le Crédit foncier, le Comptoir d'escompte et le Cré-
dit mobilier, ont au moins une somme égale, sinon supérieure, ce
qui fait à Paris seulement, et dans les grands réservoirs financiers,
420 millions disponibles en 1860 contre 152 au plus en 1846.
On peut donc s'étonner qu'ayec des capitaux aussi nombreux et
des bases aussi larges, la rentetue puisse pas franchir le taux de 70 et
qu'elle soit à 23 et 24 francs d'écart avec les consolidés anglais, lors-
que cet écart ne dépassait pas 14 francs en 1846. Serait-ce que la
richesse publique a fait plus de progrès en Angleterre qu'en France,
que la dette de ce pays est moins élevée, qu'on y trouve moins
d'occasions de placement pour les capitaux disponibles? C'est tout
simplement parce qu'en Angleterre on est persuadé qu'à moins des
circonstances les plus graves le chiffre de la dette publique a atteint
son maximum, et qu'au lieu de l'augmenter, il faut s'appliquer à le
réduire; ce qui a été fait déjà jusqu'à concurrence de 2 milliards,
car la dette publique anglaise, qui était de 20 milliards (chiffres
ronds) après les guerres de l'empire, n'est plus que de 18 milliards
aujourd'hui. En France prévaut le sentiment contraire : le livre de
la dette publique s'est ouvert quatre fois depuis 1854 pour des em-
prunts s' élevant ensemble à plus de 2 milliards, sans compter les
100 millions empruntés à la Banque de France. On craint qu'à cha-
que incident grave de notre politique ce livre ne s'ouvre encore,
même pour couvrir les besoins ordinaires de notre budget, puisque
les ressources ordinaires n'ont pas suflB jusqu'à présent pour le sol-
(1) BUan du 8 noTembre 1860,
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22A BETUE DES DEUX M0£fDE8.
der. C'est ce sentiment qui pèse sur le cours de la rente et qui, mal-
gré la richesse du pays, malgré les facilités avec lesquelles on paie
l'impôt, malgré les augmentations des revenus indirects, l'empêche
de s'élever au-dessus de 70 fr. M. le rapporteur du dernier budget
se félicitait que, depuis 1852, l'accroissement naturel des revenus
indirects, en dehors des impôts nouveaux, eût été de 263 millions.
Il y aurait lieu de se féliciter bien davantage de cette augmentation,
si elle sui&saît pour défrayer les supplémens de dépenses et mettre
le budget en équilibre.
Que dirait-on d'une administration qui augmenterait ses frais dans
une proportion plus forte que l'accroissement de ses revenus? C'est
ce que fait l'état; non-seulement il ne se contente pas de l'augmen-
tation des revenus indirects, mais il y ajoute de nouveaux impôts,
supprime l'amortissement, et pourtant il n'obtient pas encore l'équi-
libre, car, nous le répétons, ce n'est point équilibrer les budgets
que de ne les solder qu'avec les excédans des derniers emprunts.
Tant que la richesse publique ne subit pas d'entraves et se main-
tient en voie de progrès, nous payons tout ce qu'on nous demande «
et si le produit des impôts ne suiïit pas, reste encore le crédit pour
subvenir aux différences; mais à l'approche de la moindre crise,
les ressources diminuant et les besoins augmentant, on se trouve en
présence d*un déficit plus ou moins considérable, qu'on ne peut plus
combler que par des taxes extraordinaires , comme l'impôt des 45
centimes, ou par des emprunts contractés à des conditions plus ou
moins onéreuses, en faisant supporter aux générations futures tout
le poids de notre imprévoyance. C'est là une situation des plus fâ-
cheuses, et le public prouve bien qu'il en a la conscience quand il
laisse la rente à 70.
Veut-on que la rente prenne toute l'élasticité qu'elle devrait avoir
en présence du progrès de la richesse publique, veut-on qu'elle at-
teigne les cours qu'elle a connus autrefois, ceux même qu'elle a eus
encore en 1853 : il faut absolument que les budgets cessent de gros-
sir, comme ils le font d'année en année. Nous avons aujourd'hui
d'autant plus besoin de ménager nos ressources que nous sommes
en face d*une réforme importante, qui ne peut s'accomplir que dans
de bonnes conditions financières, c'est-à-dire la réforme douanière
et les dégrèvemens qu'on se propose d'apporter successivement
aux matières premières et à certains objets de grande consomma-
tion. Déjà en 1860, pour opérer quelques-uns de ces dégrèvemens,
on a dû supprimer l'amortissement, maintenir les taxes de guerre,
établir même des impôts nouveaux. Si l'on doit continuer ainsi, si
l'on ne peut retrancher d'un côté qu'à la condition d'ajouter de l'au-
tre, on compromettra beaucoup le mérite d'une telle réforme, sans
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DERNIERS BUDGETS DE LA FRANCE. 22&
être certain d'ailleurs que les taxes nouvelles vaudront les taxes
supprimées. Le mérite des dégrèvemens de cette nature, c'est de
. s'opérer gratuitement sans donner au trésor d'autres compensations
que la plus-value qui résulte du développement de la consomma-
tion. C'est ainsi que la réforme s'est opérée en grande partie en
Angleterre, et c'est ce qui l'a rendue si féconde. Cette réforme ne
peut donc être menée à bonne fin que si notre budget rentre dans
des conditions plus normales, que si nous avons des excédans de
recette pour parer aux déficits provenant des dégrèvemens; mais il
faudrait pour cela ne pas escompter d'avance au profit des dépenses
ordinaires tout ce que peut donner le développement de la richesse
publique et éviter que chaque progrès fût marqué par un impôt nou-
veau.
Jusqu'à présent, il faut en convenir, le corps législatif s'est mon-
tré assez accommodant pour voter tous les crédits qui lui ont été
demandés, non pas qu'il n'ait eu le désir sincère de les contrôler
et qu'il n'ait cherché à le faire autant que cela lui était possible;
mais sa situation était plus forte que sa volonté. C'est toujours pour
une assemblée législative une tâche difficile que de résister aux de-
mandes d'un gouvernement et de l'obliger à modérer ses dépenses;
il faut y être poussé par l'aiguillon incessant de la publicité, par
le sentiment qu'on est placé sous le contrôle immédiat de l' opinion
publique, et que, si on se laisse aller à voter des dépenses qui ne
sont point parfaitement justifiées, on sera obligé d'en rendre compte.
Si cette publicité fait défaut, si on peut croire qu'on échappera à
une responsabilité immédiate vis-à-vis de l'opinion, alors le zèle
pour l'intérêt des contribuables se refroidit, et les budgets gros-
sissent avec une rapidité effrayante, comme nous l'avons vu depuis
quelques années. En sept ans, du commencement de 1852 à la fin
de 1858, l'augmentation des dépenses a été de près de 400 millions
(de 1 milliard &61 millions à 1 milliard 858 millions); c'est une
augmentation supérieure à celle qui avait eu lieu dans les vingt
et une années qui avaient précédé, car le budget, de 1 milliard
95 millions en 1830, n'était que de 1 milliard &61 millions en 1851.
Nous ne connaissons pas encore le projet du budget pour 1862 et
nous ne savons pas si, comme les précédons, il accusera une nou-
velle augmentation de dépenses ; mais nous aimons à croire que le
corps législatif profitera de la liberté plus grande qui lui est accor-
dée par le décret du 2ik novembre pour exercer un contrôle plus
sévère, et que s'il ne peut réduire les dépenses, il les empêchera au
moins de s'élever au-dessus du chiffre déjà fort respectable auquel
elles sont arrivées. Ce sera d'ailleurs pour lui le moyen le plus effi-
cace d'agir sur la politique. On disait autrefois qu'il fallait faire de
uu. 15
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226 BETUE DES 0EUX MONDES.
la bonne politique pour faire de bonnes finances : on pourrait peut-
être aujourd'hui renverser la proposition et dire au corps législatif
qu en cherchant à faire de bonnes finances, il obligera le gouver-
nement à faire de la bonne politique. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il
est temps d'aviser et de s'arrêter dans une voie où l'on se berce des
illusions les plus dangereuses. On a beau déclarer que la prospérité
publique est grande et qu elle peut satisfaire à tous les besoins; cela,
est possible aujourd'hui, mais ce ne sera peut-être plus possible de-
main. D'ailleurs il n'y a pas de prospérité publique qui puisse tenir
à une augmentation incessante de dépenses dont le résultat est tou-
jours une augmentation d'impôts. En 1852, lorsqu'on établit le voté
du budget par ministère au lieu du vote par chapitre, qui existait
précédemment , on prétendit que cette mesure devait faciliter les
viremens de compte, et qu'on mettrait ainsi fin aux crédits supplé-
mentaires, en les compensant avec les crédits annulés. Il existe no-
tamment une note officielle, du 11 mars 1853, où l'on déclarait que,
grâce à cette division par ministère, \ équilibi-e du budget serait enfin
une réalité. Qu'est- il advenu de ces promesses? A-t-on profité en
effet de cette faculté de viremens pour éteindre les crédits supplé-
mentaires? Loin de là: jamais ils n'ont été plus considérables. Si
nous prenons, depuis 1852, les années qui n'ont pas été traversées
par la guerre, nous voyons qu'en 1853 les excédans de crédits
supplémentaires sur les crédits annulés ont été de 59 millions , de
140 millions en 1857, d'une somme à peu près égale en 1858, et si
nous avons évalué à 2 milliards la dépense probable du budget de^
1860, c'est que nous avons pensé qu'il en serait encore de même
cette année. Rien n'est venu en effet nous donner à croire qu'il e0
serait autrement.
Cet abus des crédits supplémentaires, qu'on a vu persister et gran-
dir malgré l'innovation du vote par ministère, a été tellement senti,
qu'il a donné lieu de la part de la commission du budget pour l'an-
née 1859 à des observations qu'il est bon de rappeler : « Sous l'an-
cienne législation, disait le rapporteur de cette commission (1), l'u-
sage des crédits supplémentaires était limité à un certain nombre de
chapitres, qui tous appartenaient à des services votés, et qui étaient
désignés dans une nomenclature anexée à la loi annuelle dés finances..
En dehors de ces chapitres, il était formellement interdit d'ouvrir un
crédit supplémentaire par ordonnance ou par décret. Dès lors l'usage
de ces crédits ne pouvait donner lieu à aucun abus, car un chapitre
n'était admis dans la nomenclature que s'il se rapportait à une nature
de dépenses dont l'augmentation dépendait, non de la volonté da
(1) M. Devinck.
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DERNIERS BUDGETS DE LA FRANCE. 227
ministère ordonnateur, mais de circonstances purement fortuites.
Tels étaient les chapitres des primes à l'exportation ou de la pêche,
des vivres, des fourrages, des frais de justice, des frais de trésore-
rie, etc., qui constituent des services fixes dans leur nature, et va-
riables seulement dans leur quotité, en raison des circonstances qui
se produisent. Les crédits supplémentaires ne sont plus maintenant
soumis à aucune restriction, ils sont complètement indéfinis; ils
peuvent être indifféremment ouverts pour tous les chapitres du
budget, quelle que soit la nature de la dépense, aussi bien pour le
personnel que pour le matériel, sans aucune distinction du caractère
^es dépenses; il suffit que le crédit inscrit dans l'un des chapitres
du budget d'un ministère soit épuisé pour qu'un crédit supplémen-
taire puisse être ouvert, et suivant les termes et la loi de finance
cle 1865, la ratification du crédit, par conséquent l'appréciation de
la dépense, n'est soumise au corps législatif que durant la session
qui suit la clôture de l'exercice, c'est-à-dire lorsque le fait est con-
sommé depuis deux années. »
Nous ne savons pas si le remède est dans le retour à l'ancien
ordre de choses, c'est-à-dire au système du vote par chapitre, comme
le demandait la commission du corps législatif de 1859; mais ce que
nous savons parfaitement, c'est qu'il est nécessaire de limiter les
«rédits supplémentaires au moins à l'augmentation des revenus que
donne chaque année la plus-value de la richesse publique. Autre-
ment il n'est point d'équilibre du budget possible, et quand chaque
année, après avoir épuisé toutes les ressources ordinaires et extra-
ordinaires, telles que celles qui proviennent des réserves de l'amor-
tissement, etc., on vient présenter au corps législatif un budget en
équilibre, on est la dupe d'une illusion qui ne tarde point à dispa-
raître devant les faits.
Nous avons d'autant plus de raison d'attendre aujourd'hui ua
budget en équilibre réel, que le budget pour 1861 atteint en pré-
vision un chiffre fort élevé : il dépasse de plus de 400 millions celui
de 1851, bien que l'état soit dégrevé en partie de la principale de
ses charges, qui est celle des travaux extraordinaires, charge fort
lourde pour les budgets du. passé, et qui est très faible aujour-
d'hui. Si au contraire nous persistons dans la voie oii nous sommes,
si chaque année nous courons après un budget en équilibre qui ne
se réalise jamais, parce que la porte reste trop largement ouverte
aux crédits supplémentaires, nous sommes lancés plus que de raison
dans la voie des expédiens, obligés chaque année de mettre un dé-
couvert plus ou moins considérable à la charge de la dette flottante,
ou de le consolider par une émission de rentes. Ces deux cas sont
également fâcheux. Il ne faut pas oublier, en ce qui touche la dette
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228 BETUE DES DEUX MONDES.
flottante, que le chiffre de 759 millioDS, qui était celui du mois
d'avril de FanDée 1860 (d'après le rapport de la commission du
budget), est un chiffre fort élevé, qu'il serait imprudent de dépas-
ser, sous peine de s'exposer à tous les dangers qui résultent d'une
liquidation forcée en temps de crise. Au lieu d'augmenter cette
dette, les efforts doivent tendre à la diminuer. Maintenant, si on
consolide le découvert par une émission de rentes, c'est une charge
nouvelle qu'on crée à perpétuité pour des besoins ordinaires, et l'é-
quilibre du budget dans l'avenir n'en est que plus compromis; on
ne peut plus l'établir qu'à force d'impôts. Or sait-on ce qui arrive
lorsqu'on abuse des impôts? Il arrive ce qui est arrivé à la Hol-
lande. Cette puissance a perdu à une certaine époque sa grande po-
sition industrielle et commerciale, précisément parce qu'elle avait
eu le tort d'exagérer les impôts : le capital s'en est éloigné. C'est
ce que nous avons déjà éprouvé nous-mêmes dans une certaine
mesm*e depuis que nous avons cru devoir frapper d'im impôt les
valeurs mobilières: une grande psurtie des capitaux étrangers qui
venaient sur notre marché n'y arrivent plus. Cette leçon doit nous
suffire; elle nous montre qu'en fait de charges nouvelles il faut être
très circonspect, et ne pas compter sur des augmentations d'im-
pôts pour équilibrer les budgets, car les impôts coûtent quelquefois
plus qu'ils ne rapportent. Qui oserait soutenir par exemple que de-
puis l'année 1857, où on a établi l'impôt sur les valeurs mobilières,
impôt qui rapporte, dit-on, environ 6 millions par an, on n'a pas
fait tort chaque année à la richesse publique d'une somme beau-
coup plus forte en éloignant les capitaux étrangers? — Il pourrait
en être de même de tout autre impôt qu'on chercherait à établir.
Le meilleur moyen pour équilibrer le budget, c'est de ne rien faire
qui puisse entraver le développement de la richesse publique. Avec
un budget probable de 2 milliards, lorsque les voies et moyens ne
sont établis que pour 1 milliard 8i5 millions, nous sommes aujour-
d'hui dans une situation très tendue. Yeut-on la détendre, on n'a,
si on ne peut mieux faire, qu'à s'arrêter à ce chiffre, déjà fort élevé,
et bientôt, si la prospérité continue, grâce au développement nor-
mal des revenus indirects, nous pourrons aisément supporter ce
budget de 2 milliards, qui en ce moment dépasse nos forces.
Victor Bonnet.
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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre 1860.
L'ombre que les questions extérieures ^projettent sur la politique inté-
rieure de la France est trop épaisse pour qu'il nous soit encore facile de
rendre aux questions intérieures proprement dites le rang qui leur appar-
tient, c'est-à-dire le premier. A cette fin d'année (la fatalité veut depuis
quelque temps que les années s'éteignent dans une brume morose), la vive
attente de chacun se porte bien plus sur le dehors que sur le dedans. C'est
en vain qu'une apparence de retour vers une politique libérale s'est naguère
montrée, et que le droit nous est acquis de compter sur une prochaine re-
naissance de vie parlementaire. On est curieux sans doute de voir ce que
deviendra à l'exécution le programme du 2U novembre ; mais l'on s'inquiète
bien davantage des incidens européens que nous promettent les premiers
mois dé 1861. C'est la question de paix ou de guerre qui reprend la pre-
mière place dans les esprits. C'est surtout de l'influence que les commotions
extérieures peuvent exercer sur la France que l'on se préoccupe. L'Italie,
l'Autriche, la Turquie peut-être, sont dans un état violent, qui peut à tout
moment entraîner des perturbations profondes. Ces perturbations éclateront-
elles à l'époque depuis si longtemps prédite, c'est-à-dire au printemps pro-
chain? Quelles en seront les conséquences pour le reste de l'Europe? Telles
sont les interrogations que l'opinion s'adresse avec une anxiété qui va crois-
sant à mesure que l'on avance vers l'échéance commune qu'ont ûxée les es-
pérances des uns et les craintes des autres.
A notre avis, la grande importance des événemens européens auxquels
nous touchons, au lieu de détourner l'opinion des discussions intérieures
dont le mécanisme de notre gouvernement peut être l'objet, devrait au
contraire l'y ramener avec plus de force. Nous sommes à la veille d'une
grave crise européenne, soit; mais alors de quoi s'agit-il pour la France?
Évidemment de deux choses : d'abord de bien connaître la nature des pro-
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230 BEYCJE DES DECX MONDES.
blêmes européens qui vont s^agiter, la portée des eDgagemens de notre poli-
tique extérieure , et ensuite de prendre en connaissance de cause des réso-
lutions décisives. ITest-il pas vrai que Topinion chez nous est insuffisamment
éclairée sur les engagemens de notre politioue extérieure, que, sur des in-
dices probablement incomplets, elle s'en donne à elle-même des interpré-
tations contradictoires, que son ignorance même est la principale cause
des inquiétudes qui Tassiégent? N'est-il pas vrai (et la leçon de la guerre
d'Italie n'est-elle pas là pour nous en avertir?) qu'il y aurait non-seulement
une violente injustice, mais une témérité cruelle, à ne pas laisser au pays
la participation la plus large dans le choix du système auquel la France de-
vra lier son action future? Que l'on peigne donc sous les couleurs les plus
sombres la situation de certains pays de l'Europe , que l'on étende le cercle
des responsabilités de la France dans les événemens prévus : — Ton n'aura
démontré qu'avec plus de force qu'il ne fut jamais plus nécessaire que le
pays prit une entière connaissance de ses affaires, et influât par tous ses
organes naturels sur la conduite du pouvoir. Nous sommes bien dans un de
ces momens où il faut que le gouvernement du pays par le pays soit une vé-
rité, où le self-govemmenl est l'intérêt vital autant que le droit imprescrip-
tible d'un peuple. Nous pouvons être mis en demeure de faire de grands
actes de volonté; il faut que nous sachions les motifs de ces actes et les
conséquences auxquelles ils nous enchaîneront. Savoir et vouloir! un peuple
ne peut résoudre ce problème que par l'ordonnance et la mise en œuvre de
ses institutions.
Nous ne sommes donc point de ceux qui croiraient faire injure au gou-
vernement en supposant que, dans sa pensée, le programme du 2/i novem-
bre, malgré ses lacunes, répondait au moins en partie à cette nécessité de
situation que l'état de l'Europe suscite à la France, Ce programme est à nos
yeux un signal : il est d'une extrême importance que ce signal soit compris.
Le programme ne s'occupe guère que du parlement; nous ne méconnaissons
point ce qu'il fait pour les chambres en leur donnant la publicité des débats,
le droit d'adresse et la participation de quelques ministres aux délibérations
du corps législatif. A ne parler que de la question extérieure, de là nous
viendront infailliblement de précieuses lumières. Il est impossible que, dans
la discussion de l'adresse au corps législatif et au sénat, le gouvernement
ne soit pas sérieusement et profondément interrogé sur la question exté-
rieure. Nous ne serions même pas surpris si, pour donner aux débats une
base substantielle et solide, le gouvemetnent , par une sage imitation du
gouvernement anglais, communiquait aux chambres les principaux docu-
mens de ses négociations diplomatiques. Trois ministres pourront porter la
parole au corps législatif; mais, douze membres du cabinet sur treize étant
sénateurs, à peu près tous les ministres pourront donner des explications au
sénat. Il dépendra donc des membres du sénat ou du corps législatif d'ob-
tenir Don-seulement des éclaircissemens partiels sur quelques détails de la
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BE7UE. — CHRONIQUE. 231
politique extérieure du gouvernement, mais l'exposé des grandes lignes,
des tendances générales, du système de cette politique. Le grand jour, se
faisant ainsi sur la politique étrangère, apportera au public quelque chose
de plus que des informations utiles et sûres : les confidences du gouverne-
ment sur le passé prendront aussitôt le caractère d'engagemens pour l'ave-
nir, car des principes posés, des antécédens révélés, il sera facile à Topinioiv
de déduire les conséquences logiques. La nécessité que le gouvernement a
volontairement acceptée d'exprimer et d'expliquer publiquement, à un mo- .
ment donné, la pensée et les actes de sa politique étrangère lui sera utile
h lui-môme dans la conduite de cette politique, car elle l'obligera à porter
avec une attention plus vigilante dans la conception et l'exécution de ses
actes ce souci, ce scrupule, ce point d'honneur de la consistance dont sont
possédés ceux qui savent qu'ils auront à rendre un compte public de ce
qu'ils font. Voilà, notamment pour ce qui concerne la politique étrangère,
le bien qui peut sortir, les sénateurs et les députés remplissant leur de-
voir, du programme du 2U novembre; mais la publicité des débats des
chambres, si elle fournit les informations les plus élevées à l'opinion, ne
suffit point à satisfaire le besoin constant et universel d'informations que
ressentent de nos jours les sociétés civilisées. La constance et l'univer-
salité des informations, ces sociétés ne peuvent les trouver que dans une
presse stimulée par la concurrence, vivifiée par la liberté. Chez un peuple
où tous les citoyens sont appelés par Tuniversalité du suffrage à participer
au gouvernement, les devoirs politiques ne sont point circonscrits dans
Texercice dei fonctions législatives et ne sont point exclusivement imposés
aux membres des assemblées. Les électeurs ont à remplir vis-à-vis du par-
lement, dans l'élection des députés et dans leurs rapports avec eux, des
devoirs analogues à ceux.que les députés eux-mêmes ont à remplir vis-à-vis
du gouvernement. Or, après et avec le programme du ^li novembre, la presse
a encore à reconquérir la liberté, et il reste aux citoyens à trouver dans la
pratique la conciliation du suffrage universel avec la liberté. Le peuple et la
presse, dans nos vastes sociétés, où les individus sont séparés par l'immensité
du territoire, mais providentiellement rapprochés par ces conquêtes du génie
humain, l'imprimerie, la vapeur, l'électricité, — le peuple et la presse, pour
se mettre au niveau de la nouvelle vie parlementaire, ont donc de nouveaux
droits à faire reconnaître et à exercer. Gomment le citoyen aux élections,
comment le journal dans les controverses politiques ne verraient-ils pas
s'agrandir le cercle de leur activité dans la même proportion où s'étendent
les prérogatives de la discussion parlementaire, et par suite la responsabi-
lité des représentans du peuple vis-à-vis de celui de qui ils tiennent leur
mandat? Pousser l'enquête et la discussion qui doivent émanciper la presse
du régime administratif et la ramener au régime légal, élucider la théorie de
la constitution de 1852, se préparer par une étude attentive et, toutes les
fois que l'occasion s'en offrira, par des essais sérieux à la pratique libérale
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232 REVUE DES DECX MONDES.
du suffrage universel, c'est donc travailler à mettre le pays en état de se
prononcer avec discernement, avec sûreté, sur les graves problèmes que les
événemens européens peuvent lui proposer, et c'est en môme temps répon-
dre sérieusement au signal donné par le programme du 2li novembre.
Pour qui, sans être ni ministre, ni sénateur, ni député, ne veut pas cepen-
dant demeurer étranger aux affaires de son pays, voilà la taèhe plus nette*
ment tracée aujourd'hui que jamais. Ce n'est point ici le lieu d'essayer de
la remplir; depuis longtemps, et lorsque l'espoir du succès était moins per-
mis que maintenant, nous y avons consacré plus d'un effort. La considéra-
tion des affaires extérieures nous attire en ce ihoment comme tout le monde.
Pourtant nous ne pouvons nous empêcher de signaler à cette heure des
efforts distingués ou utiles qui ont été tentés naguère dans la voie que nous
indiquons. Une récente et piquante brochure de M. d'Haussonville vient,
suivant nous, de faire faire un pas important à la question de la presse; un
très spirituel volontaire, qui a eu aux dernières élections générales le mé-
rite d'essayer la lutte avec ses seules ressources, et de réunir autour de sa
candidature indépendante une très respectable minorité, M. Bosselet, vient
de publier sous le titre de Lettres de M, Journal, une critique très fine et
très juste du système d'où, nous l'espérons, nous sommes en train de sor-
tir, et une protestation saine et sensée en faveur des principes libéraux. Un
homme dont nos lecteurs connaissent et goûtent l'esprit net et juste et le rare
talent d'exposition, M. Léonce de Lavergne, vient d'analyser le mécanisme
de notre constitution et de montrer le parti qu'on en peut tirer dans l'inté-
rêt de la liberté. Enfin le parti libéral vient de faire, dans les élections mu-
nicipales de Marseille, une honnête et instructive expérience du suffrage
universel. Dans ces publications et ces faits d'un intérêt tout actuel, deux
points nous paraissent mériter d'être notés : c'est d'une part le curieux do-
cument que la polémique excitée par la Lettre au sénat de M. d'Haussonville
a mis au jour, document qui occupera désormais une bonne place au dossier
de la question de la presse; c'est d'un autre côté le caractère significatif des
élections municipales de Marseille.
Que ceux qui ont à souffrir des vives épigrammes de M. d'Haussonville
fassent entendre des plaintes, c'est leur droit. Les rieurs ne sont point pour
eux, et il faut convenir qu'à ce métier de tirailleur qu'il a galamment entre-
pris, M. d'Haussonville fait souvent chasse heureuse. Le noble écrivain est
de ceux qui pensent qu'il n'est point mauvais, pour s'assurer de la sensibi-
lité du malade, de s'exposer à le faire crier. Il faut citer aujourd'hui un bon
trait à l'appui de sa méthode : un homme de talent qui a eu la rare bonne
fortune, sous le régime de la loi de 1852, d'obtenir l'autorisation de créer un
journal a cru voir un doute élevé sur son indépendance dans un passage
de la Lettre au sénat. Le doute n'était point justifié assurément, et d'ailleurs
la susceptibilité de l'écrivain s'était irritée à tort; mais personne, si ce
n'est les partisans de la loi de 1852 et ceux qui en ont le difficile manie-
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REirOE. — CHRONIQUE. 23S
ment, n'est fondé à regretter le résultat de cette double méprise. Nous ne
connaissons point de témoignage plus concluant contre le système des au-
torisations en matière de journaux que le récit des péripéties qu'a dû tra-
verser M. Guéroult pour obtenir Tautorisation de créer l'Opinion natio-
nale. La sincérité de M. Guéroult ne ménage personne. Oubliant sans doute
que le Moniteur en décembre 1858 avait frappé de blâme la polémique sou-
tenue alors dans un autre journal par M. Guéroult à propos de la question
italienne, le rédacteur de VOpinion nationale attribue au contraire sans
hésitation la faveur dont il a été Tobjet à l'approbation que Tempereur au-
rait donnée à cette polémique. L'intervention réitérée du prince Jérôme fut
nécessaire pour pousser l'affaire dans les bureaux du ministère de l'inté-
rieur. L'indépendance de l'écrivain fut exposée à une rude épreuve dans le
cabinet même du ministre. Celui-ci mit une condition à l'autorisation : c'est
que M. Guéroult lui remettrait sa démission en blanc. Cette condition fut
refusée, et il ne fallut rien moins que le retour de l'empereur, après la
campagne d'Italie, pour rendre efficaces les hautes et exceptionnelles pro-
tections qui ont présidé à la naissance de VOpinion^ nationale. Aucune des
assertions de M. Guéroult n'a été démentie ; nous le répétons, l'indépen-
dance de cet écrivain est incontestable et ne pouvait être mieux démontrée
que par la franchise de son récit ; mais l'on voudra bien reconnaître que cette
révélation est la critique la plus forte qu'ait encore soulevée le régime au-
quel la presse est soumise depuis 1852. Tous les écrivains indépendans ne
peuvent certes avoir la présomption d'espérer qu'ils mériteront la haute et
particulière approbation de l'empereur; tous les écrivains indépendans ne
peuvent compter parmi leurs titres l'amicale faveur d'un prince de la famille
impériale. Enfin quels inconvéniens n'a pas pour le pouvoir lui-même un
système qui a pu inspirer à un ministre aussi honnête homme que M. le duc
de Padoue la pensée de l'expédient d'une contre-lettre I Le libéralisme de
M. de Persigny nous autorise sans doute à espérer la prompte réforme d'une
telle législation ; mais, si les argumens pratiques eussent encore été insuf-
fisans à démontrer les fâcheux effets de l'exception au principe d'égalité
consacrée par le décret de 1852, l'argument le plus décisif aurait été fourni
par cette révélation qu'une inoffensive raillerie de M. d'Haussonville a ob-
tenue de l'un des favorisés de ce régime exceptionnel.
Les élections municipales de Marseille sont d'un bon exemple et d'un
heureux augure pour le réveil de la vie politique. Il est des esprits froids
qui, à force de se mettre en garde contre les illusions, s'exposent à penser
trop défavorablement de l'efficacité de leurs efforts au moment même où ils
les tentent. Peut-être notre ami M. Léonce de Lavergne, tout en nous don-
nant son excellent catéchisme de la constitution, ne s'est-il point assez dé-
fendu contre cette inclination pessimiste. Des faits conmie les élections
marseillaises prouvent que lorsque ceux qui ont des devoirs politiques n'hé-
sitent point à les remplir, le corps électoral montre plus d'intelligence et
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23& BETUE DES DEUX tfONDES.
d'élan que quelques-uns ne le supposent. Les élections marseillaises sont
intéressantes à plusieurs points de vue : elles font voir le parti que Ton
peut tirer de Taction légale dans l'intérêt d'élections libérales; elles don-
nent une idée des obstacles que les candidatures indépendantes doivent
s'attendre à rencontrer dans l'influence considérable que le suffrage uni-
versel assure à l'administration; elles fournissent un curieux échantillcm
des combinaisons que comporte dans le camp de l'opposition et dans le
camp de l'administration l'état présent des opinions politiques dans notre
pays.
Les élections municipales du mois d'août à Marseille avaient été annulées
par un arrêt du conseil de préfecture. Ces élections avaient été entachées
en effet de nombreuses irrégularités, de fraudes, de violations des lois.
Quoique les élections du mois d'août n'eussent point donné lieu à une lutte
très animée, les manœuvres répréhensibles qui y avaient été commises
avaient appelé l'attention de quelques citoyens intelligens. Ceux-ci avaient
fait acte d'initiative; ils avaient dénoncé les vices flagrans de l'élection, et
avaient mis, par l'action légale, le conseil de préfecture en demeure d'invar
lider le résultat faussé du vote. C'était une première victoire pour le libéra-
lisme légal. Elle obligeait et encourageait ceux qui l'avaient obtenue à entrer
plus résolument dans la lutte. Ils s'y sont présentés au nom de l'indépen-
dance du suffrage universel. « La condition vitale du suffrage universel, di-
saient-ils dans leur adresse, c'est l'indépendance des électeurs... En nous
présentant sans désignation administrative , nous avons voulu que le choix
des mandataires de la cité ne dépendit d'aucune autre initiative que celle du
corps électeral. » Le nom d'un des membres les plus distingués du barreau
marseillais, celui de M. Clapier, était en tête de la liste indépendante. M. Cla-
pier, qui a été député dans la dernière chambre du règne de Louis-Philippe
et président du conseil-général des Bouches-du-Rhône sous la république,
a conduit cette campagne avec un grand zèle et une sagacité vraiment po-
litique. Il s'agissait bien plus pour le parti libéral de faire une expérience
vigoureuse du suffrage universel que de remporter la victoire du scrutin.
L'arrêté du sénateur-administrateur des Bouches-du-Rh6ne, qui convoquait
les électeurs pour le, 15 et le 16 décembre, n'a été publié que le soir
du 9, en sorte qu'il ne restait que cinq jours pour se préparer à l'élection,
et il fallait composer une liste de trente-six candidats. A la difficulté du
temps, le maire en avait gratuitement ajouté une autre. Par un arrêté du
10 décembre, il avait établi une division électorale de la commune toute
nouvelle, sans faire connaître le principe de ce remaniement. La consé-
quence était que, pour savoir où ils devraient voter, les électeurs étaient
forcés d'attendre qu'on leur envoyât leurs cartes. C'était aider singulière-
ment cette disposition indifférente dont le suffrage universel est depuis neuf
ans accusé parmi nous. Toutes les cartes étaient loin d'arriver aux desti-
nataires; un grand nombre d'électeurs furent forcés 4e les réclamer par
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BEVUE. — CHBONIQUE. 235
exploits d'huissiers. L'afficliage et la distribution de la profession de foi et
de la liste des candidats indépendans étaient interdits par les commissaires
de police, mais Tinterdiction ne frappait en réalité que les affiches de Top-
position: celles de la mairie, malgré un arrêté préfectoral qui prohibait
toute manifestation de ce genre, furent au contraire partout placardées*
A cet arrêté du sénateur-administrateur, les électeurs indépendans oppo-
sèrent un acte extra-judiciaire, et obtinrent, mais seulement à la fin de la
journée, la levée de la prohibition relativement à la distribution de la pro-
fession de foi des candidats. Disposant d'un temps si court, entravés par
des obstacles arbitraires que Ton ne renversait tardivement qu'à coups de
papier timbré, les, partisans de la liste libérale de Marseille ont pu pour-
tant réunir 9,000 voix; la liste de la mairie n'a eu que 6,000 suffrages de
plus; une portion même de cette liste n'a pas obtenu le nombre de voix
- nécessaire à la validité de l'élection. L'opposition reproche d'ailleurs à l'é-
lection des vices semblables à ceux qui ont motivé l'annulation des scrutins
du mois d'août; elle ne se décourage ni ne se lasse : elle a dénoncé les
fraudes commises dans une protestation adressée au sénateur-administra-
teur et au conseil de préfecture et dans une plainte déposée au parquet du
procureur impérial. Cest ainsi que les causes politiques doivent agir : il faut
chercher infatigablement dans la loi la dépense de ses droits. Cette per-
sévérance dans l'action légale est un salutaire exemple donné au pays par
une des plus grandes et des plus importantes villes de l'empire.
Un autre fait instructif qui ressort des élections marseillaises, c'est la
combinaison d'élémens divers qu'a présentée la liste de l'administration.
Nous ne parlons point ici des recrues, pour ainsi dire obligées, que le suf-
frage universel fournit à l'influence administrative. On trouve jusqu'à pré-
sent naturel que ceux qui vivent du patronage de l'administration, ou qui
ont eu à redouter le contrôle, se croient tenus d'obéir à ses mots d'ordre,
que les douaniers, les employés de l'octroi, les cabaretiers, votent comme
veut M. le maire. Il y a là pourtant un fort appoint du suffrage universel, et
lorsqu'on sera entré plus avant dans la sérieuse concurrence des opinions,
il y aura lieu de surveiller de près ce contrôle à rebours que l'administra-
tion, qui est mandataire du suffhige universel, est portée à s'arroger sur
l'initiative de l'électeur, de qui elle tient son mandat et à qui appartient vé-
ritablement au contraire le droit de la contrôler. Cette question est encore
trop en avant. L'influence administrative a procuré sans doute plusieurs mil-
liers de voix à la liste du maire de Marseille ; mais d'autres influences, dont
la réunion paraît singulière, ont contribué à la grossir. L'administration a
eu le talent de grouper autour d'elle les voix de l'extrême démocratie et les
voix cléricales, exhortées, dit-on, par les jésuites et publiquement par l'é-
vêque. Un comité démocratique invoquant les services rendus pendant de
longues années à la démocratie, les traditions de la démocratie, etc., a prêté
ses acclamations à la liste administrative. Ce comité a organisé dans une
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236 REVUE DE8 DEUX MONDES.
brasserie de la viQe des réunions où un ancien membre de la montagne de
notre dernière assemblée républicaine, M. Thourel, aujourd'hui avocat du
barreau d'Aix, est venu plaider la cause de l'autorité municipale. Mais l'in-
tervention la plus surprenante dans cette lutte électorale est celle de l'évê-
que de Marseille. Le 10 décembre, le vénérable prélat envoyait à ses curés
une circulaire où il est dit : « M. le maire de Marseille croit avec moi que
ses bonnes dispositions toujours persévérantes en faveur de nos églises sont
assez comprises pour qu'il puisse avoir toute confiance dans votre concours*
Vous lui prouverez que cette confiance est bien fondée. » Certes nous ne
prétendons point contester au clergé et à l'épiscopat l'usage de leur in-
fluence politique dans les situations et à propos des questions où sont en
jeu les grands intérêts du pays et les grands principes de la société et de
la religion ; mais nous ne saurions nous expliquer ni approuver que dans
les controverses auxquelles l'église n'est mêlée ni par ses intérêts, ni par
ses doctrines, l'autorité épîscopale renonce à l'impartialité qu'elle doit à
tous ceux qu'elle est chargée de conduire. Nous ne craindrons pas de dire
que la neutralité en matière politique est prescrite au clergé dès qu'elle
est permise à sa conscience. Nous avons donc peine à comprendre que
l'évêque de Marseille se soit laissé distraire des prières que lui demande le
pape en détresse, pour écrire des circulaires en faveur d'une administra-
tion municipale.
Nous ne nous dissimulons pas que l'exposé et l'appréciation d'un fait se-
condaire en soi, comme l'est l'élection d'une municipalité départementale,
sortent un peu de notre compétence et appartiendraient plutôt à la presse
quotidienne : ce soYit les journaux qui devraient porter la lumière sur la
pratique du suffrage universel, recueillir tous les élémens d'information qui
sont de nature à perfectionner l'éducation du public en matière électorale;
mais nos journaux n'ont pas l'air de vouloir secouer encore l'indolence où
les entretient depuis si longtemps le monopole. Si l'on trouve que nous
avons prêté trop d'attention aux élections marseillaises, nous avons une
autre excuse, et nous l'avons présentée d'avance. De si grandes décisions
peuvent être avant peu demandées à la France, et par conséquent au suf-
ft*age universel, que rien ne nous paraît trop petit et indigne d'étude dans
ce qui peut nous apprendre quelque chose sur les mœurs du suffrage uni-
versel et sur la conduite d'un instrument à la fois si puissant et si difficile
à manier.
Ce qui nous donne à réfléchir dans la situation extérieure, ce n'est point
le détail des questions, les faits qui se déroulent au jour le jour; c'est un
ensemble de circonstances dont nous allons essayer d'exprimer le caractère
général.
La crise qui travaille quelques-unes des grandes contrées de l'Europe est
une crise d'instabilité et d'affaiblissement. Il y a dans certaines parties du
continent ou une débilitation ou une incertitude extrême. En vérité, quand
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REVUE, — CHKONIQUE. 237
on détourne son regard de TAngleterre ou lorsqu^on sort de France, on ne
voit plus partout qu'une désolante faiblesse : faiblesse en Italie, car si les
populations de la péninsule ont éprouvé des transformations qui peuvent
leur promettre dans Tavenir une nouvelle et forte vie, dans le présent rien
n'est encore assuré ; les tronçons réunis de l'Italie ne se sont point encore
assimilés dans une véritable unité : ceux qui augurent le mieux de la révo-
lution sentent que, pour triompher, elle a encore bien des obstacles à
vaincre, bien des hasards à traverser, et qu'un seul échec remettrait en
question tout ce qui a été merveilleusement conquis jusqu'à ce jour. Fai-
blesse en Autriche, dont la misère financière éclate plus tristement à chaque
instant, où la lutte des nationalités prend un caractère de plus en plus ré-
volutionnaire, où le pouvoir dirigeant aflSche de bonnes intentions frappées
d'impuissance, cède et perd le bénéfice de ses concessions en les faisant
trop tard, où le ministère a l'air de briguer par ses promesses libérales le
suffrage des opinions généreuses de l'Europe et blesse ces opinions par des
maladresses aussi impardonnables que l'extradition du comte Téléki. Fai-
blesse, quoique à un moindre degré, dans l'Allemagne, tiraillée par des ten-
dances contraires, dont les gouvernemens ont tant de peine et sont si lents
à s'entendre. Faiblesse en Russie, où l'incertitude de la solution de la ques-
tion du servage paralyse tout, où l'armée n'est plus recrutée depuis plu-
sieurs années, où l'incapacité du gouvernement laisse durer et s'aggraver
une situation financière déplorable. Faiblesse en Turquie, la partie la plus
malade du continent , et quUl suffit de nommer pour exprimer l'excès du
délabrement et de la décomposition.
Devant cet ensemble, le détail des événemens et des questions perd pres-
que tout intérêt. La plus grande partie du continent est visiblement en proie
à un vaste travail de dissolution, à quelque chose qui est au moins le symp-
tôme d'une révolution générale, s'il n'est déjà cette révolution môme. Pour
se convaincre combien le détail des faits quotidiens a peu de valeur sur ce
fond de tableau, il n'y a qu'à les passer rapidement en revue.
En Italie, l'annexion des dernières conquêtes du Piémont est ofliciellement
promulguée à Turin, tandis que le roi de Naples poursuit à Gaête son hono*
rable, quoique tardive résistance, et qu'une dernière lamentation irritée du
pontife s'échappe du Vatican. Est-il besoin d'attacher un grand poids à la
question de savoir si l'escadre française sera retirée huit jours plus tôt ou
plus tard de la rade de Gaête? Y a-t-il un intérêt bien sérieux à savoir jus-
qu'où vont les instances de l'Angleterre revendiquant pour l'Italie le prin-
cipe de non-intervention, les sollicitations émues des puissances du Nord
recommandant à notre protection un souverain malheureux traqué dans sa
dernière forteresse? Et n'est-ce point une curiosité frivole que de vouloir
connaître exactement la cote mal taillée par laquelle le gouvernement fran-
çais s'efforce de concilier ces deux exigences? Cette conspiration savante et
admirablement disciplinée des manifestations par lesquelles les Italiens ont
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238 BEVUE DES DEUX MONDES.
partout préludé aux actes de révolution ou d'annexion opère maintenant §
Rome sous le regard de nos soldats, et va même prendre pour théâtre la ba-
silique de Saint-Pierre. Irons-nous là-dessus adresser aux Italiens des leçons^
de prudence? Leur conseillerons-nous la réserve? Leur précherons-nous le
ménagement de la position de la France, le respect des intérêts généraux de
l'Europe, et autres formules bonnes en saison de congrès et de protocoles?'
Mous prendrions bien notre temps ! Le dernier parlement piémontais est dis-
sous; le premier parlement uni va être convoqué^ et se réunira en février
pour représenter 22 millions d'Italiens. Irons-nous, nous autres étrangers,
pronostiquer à l'infini sur la composition, les difficultés, les tendances de ce
parlement? Irons -nous supputer les querelles que les députés napolitains
pourront chercher aux députés du nord, les luttes possibles du piémontisme,
du mazzinisme, du garibaldisme? Féconde préoccupation! comme si le par-
lement, quel qu'il soit, n'était pomt destiné à subir fatalement les nécessités
de la situation de l'Italie. Or cette situation n'd, que deux issues, la guerre
ou la paix, la guerre avec ses hasards funestes, la paix avec ces émotions
inquiètes, impatientes, dissolvantes, qui rendent non moins funeste que la
guerre toute paix qui n'est qu'une trêve. Puis les choses oht pris un tel tour
en Europe, que les Italiens n'ont peut-être plus leur libre arbitre dans l'op-
tion entre la paix et la guerre, et que c'est la force des choses qui fera le
choix.
Entrons dans le fouillis autrichien. Nous sommes de ceux qui plaignent
le» gouvernemens et les peuples qui perdent ces occasions uniques où par
des concessions mutuelles ils pourraient encore s'entendre et s'accorder. Le
diplôme promulgué le 20 octobre par l'empereur d'Autriche nous paraissait
être une de ces occasions de réconciliation, et l'avenir dira s'il n'est pas à
regretter que la Hongrie, dans son irritation, l'ait repoussée. Ici encore les
événemens partiels ne présentent d'intérêt que comme traits de la situation
générale. Un nouveau ministre libéral, M. de Schmerling, prend la direc-
tion de la politique intérieui-e de l'empire. Ses promesses sont irréprocha-
bles : il veut constituer les diverses nationalités qui composent l'Autriche
sur les bases de l'autonomie la plus large; il se propose de fonder l'unité de
l'Autriche sur le principe moral d'une fédération libre qui associera les in-
térêts de tous, et transigera sur les intérêts particuliers de chacun dans le
conseil de l'empire, devenu une sorte de congrès général.
Des concessions importantes ont accompagné ou suivi le programme de
M. de Schmerling. La loi électorale de 1848 réclamée dès les premiers jours
par les comitats hongrois pour l'élection de la diète est accordée, la( réu—
nion de la Voïvodie à la Hongrie est décidée; mais il semble que les Hon-
grois irréconciliablcment ulcérés aient pris dès le premier jour le parti de
répondre à tout : C'est trop tard. 1868 parait être la date irrévocable de
leurs aspirations et de^ leurs colères. Les comitats redemandent les lois de
1848. Le préfet de Pesth, le comte Karolyi, se présente avec ce mot d'ordre
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EEYUE. — CHEONIQUE. 2S9
^xx comitat, et termine un discours applaudi avec entliousiasme en disant
qu'il vient renouveler le serment prêté par lui à la même place il y a douze
ans. On est obligé de rendre aux villes les maires de 18/t8. Gomme candi-
dats aux comités départementaux, on propose aux acclamations de tous les
noms de ministres ou de personnages qui ont joué les rôles les plus pronon-
cés en 1868. Si par contre Ton vient proposer le nom d'un homme qui de-
puis douze ans ait occupé une place dans Tadministration, un cri unanime
part de l'assemblée : « il est mort! » Les Hongrois raient ainsi du livre des
vivans ceux qui ont pactisé avec rAutrichc. Si l'on détourne son attention
de la Hongrie pour la porter sur les autres parties de l'empire, on ne peut
se dissimuler les profonds ravages que la désaffection a produits partout.
A ta désaffection se mêle un sentiment non moins fatal au pouvoir, le dé-
couragement de populations qui ne croient point à la capacité des hommes
placés à leur tête, et qui ne veulent plus voir autour du trône la main qui
pourra les sauver. Certes, en prenant en main le gouvernement à une pa-
reille heure, M. de Schmerling fait un acte remarquable de courage et d'ab-
négation, et mérite d'être soutenu par les encouragemens du libéralisme
européen. On lui prête ce mot patriotique : « Je défendrai l'empire à l'inté-
rieur comme le général Benedek saura le défendre au dehors l » Hélas!
dans de telles circonstances, les bonnes volontés ne sont que trop souvent
impuissantes. L'Autriche est engagée dans un dilemme semblable à celui qui
est posé en Italie : la révolution sera-t-elle contenue ou fera-t-elle explosion
en Hongrie? L'alternative est plus douloureuse encore pour l'Autriche, car
dans l'un de ces cas ce n'est plus seulement du sort de la Vénétie qu'il s'a-
gît pour elle, mais de l'existence même. On attribue au général Benedek
ce mot fler et résigné, qui peint bien cette situation menaçante : « L'enjeu
de la partie qui va se jouer est la question de savoir s'il y aura encore une
grande Autriche, ou si l'Autriche deviendra un état du rang de la Bavière. »
Ici encore la partie sera engagée par la force des choses bien plus que par
les volontés humaines. Litalie et la Hongrie, représentées par leurs assem-
blées, exerceront l'une sur l'autre une attraction inévitable. Qui peut dire
4]u^un tel état de choses ne prépare pas un nouveau théâtre aux glorieuses
folies du solitaire de Gaprera 7
Il y a dans les faits qui s'agitent en Italie et en Autriche une puissance
d'excitation pour les populations voisines que personne ne saurait mécon-
naître. Nous ne voulons point en calculer ici les effets sur l'Allemagne et
sur la Turquie. Nous dirons seulement que l'on se tromperait, si l'on attri-
buait à la majorité du peuple allemand une indifférence réelle sur les périls
que courrait l'Autriche, ne fût-ce que du côté de l'Italie. On peut juger au
contraire de la sympathie sérieuse que la cause de l'Autriche inspire même
en Prusse par un amer et véhément article publié récemment dans la Feuille
hebdomadaire prussienne à propos de la brochure française sur le rachat
de la Vénétie dont nous parlions il y a quelques jours. Nous avons eu plu-
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2&0 BEVUE DES DEUX MONDES.
sieurs fois à faire allusion à ce journal important, fondé et rédigé par les
hommes qui sont aujourd'hui au pouvoir à Berlin. Son opinion sur la ques-
tion de la Vénétie mérite donc d'être sérieusement pesée. L'article dont
nous parlons porte un titre méprisant, qui annonce dès l'abord la pensée de
l'auteur sur le projet du rachat de la Vénétie : « la spéculation sur les fonds et
sur la politique. » Le patronage donné par un de nos joumaux^officieux à la
brochure sur la Vénétie a d'ailleurs en Allemagne produit la plus mauvaise
impression, même parmi les adversaires habituels de l'Autriche. Le comité
militaire de la diète de Francfort s'occupe, aussi activement que les mœurs
fédérales le permettent, de pourvoir l'armée de la confédération de canons
rayés du système prussien. On dit aussi que l'interminable question du com-
mandement de l'armée fédérale avance dans les négociations directes enta-
mées à ce sujet à Berlin entre la Prusse et l'Autriche , et recevra une solu-
tion prochaine.
Revenons à ce caractère général de la situation extérieure qui donne lieu
de craindre toute sorte de complications prochaines. Dans les idées de l'an-
cienne politique, qui ne comprenait point la grandeur des intérêts écono-
miques, la France, satisfaite de sa force matérielle qui présente en effet un
aspect plus rassurant que son état moral, la France eût pu assister avec un
secret plaisir à l'affaiblissement de ses voisins et à la décomposition des
puissances sous la coalition desquelles elle succombait il y a cinquante ans.
Dans cet ordre de considérations où l'on tient surtout compte de la force
des états, il y aurait même lieu de dresser aujourd'hui un bilan instructif
des résultats qu'ont eus les arrangemens de Vienne pour la France et pour
les puissances qui ont vaincu Napoléon on 1814 et 1815. A la lumière de
cette grandiose expérience, que l'on peut regarder comme terminée aujour-
d'hui après les ébranlemens qu'a reçus le système créé par le congrès de
Vienne, il est permis de réviser bien des jugemens passionnés et rétro-
grade^ portés par l'ancienne école politique. Cette école prétendait que la
France avait été outrageusement affaiblie par l'arrangement du congrès de
Vienne, et il se trouve qu'au bout d'environ un demi-siècle, c'est la force
du vaincu seul qui s'est relevée et prodigieusement accrue, tandis que les^
vainqueurs, malgré les frontières qu'ils nous ont enlevées, sont allés en s'af-
faiblissant et en déclinant. C'est qu'entre les vainqueurs et les glorieux vain-
cus il y a eu depuis ce temps une différence profonde. Le vaincu a mené
pendant trente-sept ans la vie orageuse, mais saine et virile de la liberté,
tandis que les vainqueurs se sont étiolés dans les routines débilitantes du
despotisme. Certes la leçon est grande, et l'enseignement opportun. S'il y^
a encore en France une école de politiques qui mettent en balance la vertu
de l'agrandissement des frontières et la vertu du principe vital des institu-
tions libres, conçoitron une condamnation plus écrasante de ce matérialisme
que celle que les faits prononcent sous nos yeux?
Mais une solidarité morale et économique unit les peuples, et les sociétés
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REVUE. — CHK0NIQT3E. 241
contemporaines la ressentent trop pour tirer joie et vanité des perturba-
tions qu'éprouvent des nations voisines. Le mal de celles qui souffrent re-
jaillit promptement sur les autres; les plus saines n'échappent point à cette
loi. L'Europe ne pourrait pas supporter longtemps, sans être atteinte tout
entière d'une douloureuse langueur, la prolongation du désordre auquel
l'Italie, l'Autriche et la Turquie sont en proie, lors même que ce désordre
n'enfanterait point la guerre. Les intérêts sont trop mêlés dans notre civi-
lisation moderne pour ne point être atteints partout, lorsqu'ils sont blessés
quelque part. Ne voit-on pas en ce moment même les besoins financiers de
la Turquie et un empruj[it mal conçu compromettre des places françaises et
soulever chez nous de difficiles questions morales et politiques? L'attitude
passive, Finertie, ne mettent point les peuples et les gouvememens à l'abri
de cette contagion, et si l'on prend le parti de l'action, si l'on veut inter-
venir dans les luttes engagées, à quelles fausses mesures ne risque-t-on point
de recourir I à quels périls ne s'expose-t-on pasi Le moment présent est donc
grave, et c'est sur l'extrême gravité de la situation, considérée dans l'en-
semble, que nous avons voulu appeler aujourd'hui l'attention. A cet en-
semble de nécessités politiques, il faut faire face, non par de petits expé-
dions qui suivent maladroitement les faits et ne les gouvernent point, mais
par une forte compréhension des choses et un large système.
Le romanesque succès de notre expédition de Chine fait une diversion
heureuse aux préoccupations inquiètes qu'inspire l'état de l'Europe. Un épi-
sode des découvertes et des conquêtes fabuleuses accomplies au-delà des
mers par les héroïques aventuriers du xvi* siècle se trouve ainsi transplanté
dans le xix", dans le siècle des guerres savantes et correctes. Cette entre-
prise si hardiment conduite met enfin la civilisation en contact avec le der-
nier et le plus vaste boulevard de la barbarie, s'il est permis de ranger en
effet parmi les barbares un peuple qui n'avait de barbare que son entête-
ment à demeurer fermé aux autres nations. Grâce aux habiles négociateurs
de France et d'Angleterre, grâce à nos infatigables soldats, on peut croire
qu'enfin la Chine est ouverte. La Chine ouverte, autant dire qu'il n'y a plus
de Chine. Plût à Dieu que nous eussions le droit de pousser la même excla-
mation triomphante à propos de toutes les Chines intellectuelles, morales et
politiques que l'ignorance, l'égoïsme et la mauvaise foi conservent parmi
nous! Cest notre souhait de bonne année. i. forcadb.
ESSAIS ET NOTICES.
LE COMTE LADISLAS T^LÉKL
Au mois d'octobre 1856, une diète extraordinaire était convoquée dans la
capitale de la Saxe pour discuter, entre autres projets de lois, la réforme du
TOME XXXI. IG
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(
2&2 BEVUE DES DEUX MONDES.
rode pénal et du code de procédure criminelle. A la suite de ces débats et
comme appendice aux mesures qui venaient d'être votées, le gouvernement
saxon conclut avec plusieurs cabinets de FAllemagne des conventions rela-
tives à l'extradition des accusés. Par une de ces conventions, en date du
28 novembre, la Saxe et l'Autriche s'engageaient réciproquement à se livrer
les criminels réfugiés sur leur territoire. Il s'agissait de criminels, il s'agis-
sait de crimes tels que les définissent les lois chez tous les peuples chrétiens;
dans l'esprit des chambres et, nous en sommes convaincus, dans l'esprit du
ministère saxon, ce n'étaient pas des opinions politiques, ce n'étaient pas des
regrets et des espérances que l'on voulait frapper. Non, sous le règne du
prince qui a commenté la Divine Comédie et consacré de si nobles pages à
Fexilé de Florence, ce n'était pas contre les exilés qu'on inscrivait sur les
frontières de la Saxe les sinistres paroles : voi ch'entrate.,. Vous qui entrez
dans ce pays, si vous êtes Italien et que vous ayez fait des vœux pour Tin-
dépendanoe de l'Italie, si vous êtes de race slave et que vous ayez réclamé
des institutions nationales pour la Galicie et la Bohême, si vous êtes Hon-
grois et que vous ayez défendu votre patrie aux heures décisives où il est
impossible de rester neutre, sachez-le bien, nous vous livrerons à l'Autriche.
Le ministère saxon vient d'agir comme si cet écriteau honteux était planté
en effet aux portes de Dresde et de Leipzig. M. le comte Ladislas Télékî, ré-
fugié hongrois voyageant avec un faux passe-port, où il était désigné comme
sujet de l'Angleterre, a été arrêté par la police de Dresde. Dan§ tout autre
pays, il eût été simplement reconduit à la frontière; le gouvernement saxon
Fa livré au gouvernement autrichien, et le noble patriote hongrois est au-
jourd'hui dans ces prisons qui rappellent tant de tristes souvenirs.
Qu'est-ce donc que le comte Ladislas Téléki? Un des plus dignes repré-
«entans de la noblesse magyare. Héritier d'un grand nom, disciple et suc-
cesseur des hommes qui, vers 1820, ont commencé la régénération du pays
par la régénération des hautes classes, M. le comte Téléki a consacré sa vie
à l'étude des lois de son pays et des besoins nouveaux qui s'y produisent.
Un célèbre écrivain hongrois, M. Moritz Jokay, dans un dramatique tableau
de mœurs, a vivement peint, et l'une en face de l'autre, deux familles ou
plutôt deux périodes de la noblesse de son pays : d'un côté l'ancienne aris-
tocratie, façonnée aux usages de la cour dé Vienne, n'ayant d'autre ambi-
tion que de montrer ses uniformes dans les salons, pleine de mépris pour la
langue et les mœurs nationales, incapable d'une pensée sérieuse, d'un tra-
vail utile, dégradée enfin par l'inaction autant que par la bassesse des sen-
timens, et quand elle revenait séjourner quelque temps dans ses domaines,
se livrant pour se désennuyer aux plus puériles extravagances; de l'autre
au contraire, la jeune noblesse, active, laborieuse, passionnée pour le pays
natal, étudiant les ressources du sol et le travail des esprits, étudiant aussi
l'Europe, s'initiant aux lumières nouvelles, s'efforçant de les répandre parmi
le peuple, en un mot préparant par tous les moyens la renaissance intellec-
tuelle et morale de la patrie, condition première et gage assuré de sa ré-
novation politique. Le comte Ladislas Téléki tenait dignement sa place dans
cette jeune phalange quand les événemens de 18/i8 vinrent le mettre plus
particulièrement en évidence; c'est lui qui fut chargé de représenter le
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BEVUE. — CHKONIQUE. 2fl$
nouveau gouvernement de la Hongrie auprès de la république française.
Sous la présidence du général Cavaignac, dans les premiers mois de la pré-
sidence du prince Louis-Napoléon, M. le comte Téléki, envoyé du gouver-
nement national de son pays, eUt maintes fois Poccasion de défendre sa
cause auprès de nos hommes d'état, et s'il ne réussit pas à leur faire parta-
ger ses vues, il leur inspira du respect par Télévation de son caractère et
la modération de son esprit. C'est le témoignage que lui a rendu ici même
un fonctionnaire distingué du ministère des suaires étrangères, M. Hippo-
lyte Desprez, dans une étude où il combat certaines idées politiques du parti
auquel se rattachait le généreux Magyar. Depuis la défaite de la Hongrie en
i8/i9, M. le comte Téléki vivait soit à Paris, soit à Genève, toujours occupé
d'études sérieuses, les yeux tournés vers sa chère patrie, et ceux qui ont
eu l'honneur de le connaître se demandent par quel enchaînement de so-
phismes, par quelle étrange interprétation des lois saxonnes, une âme si
pure, si noble, un cœur si loyal et si désintéressé, a pu être assimilé aux
criminels.
Ge n'est pas pour le comte Ladislas qu'une pareille assimilation est infa-
mante. Certes nous avons le droit d'élever la voix dans cette affaire, et il y
a même là un devoir sacré cour nous, car il est bien évident qu'un des
principaux mobiles du ministère saxon a été l'espèce de haine qu'il porte à
la France et qu'il affiche en toute rencontre. M. le baron de Beust, qui sans
présider au ministère, en çst l'âme depuis bien des années, ne dissimule
guère ses sentimens à notre égard; on l'a vu en deux occasions solenneUes,
pendant l'expédition de Crimée comme pendant la guerre d'Italie, nous
chercher des ennemis par toute l'Allemagne. En 1856 9 il a été sur le point
de brouiller la Saxe avec l'Autriche parce que l'Autriche refusait de faire
cause commune avec la Russie; en 1859, il a fait acte de vassalité envers la
monarchie des Habsbourg dès le moment où les Habsbourg se sont trouvés
en face de nous sur les champs de bataille d'Italie. L'extradition du comte
Ladislas Téléki est un pas de plus dans cette voie, c'est un hommage obsé-
quieux du vassal au suzerain ; et comment ne pas y reconnaître l'intention
de jeter un défi, défi indirect il est vrai, et médiocrement courageux, aux
principes de notre politique internationale? Encore une fois, à part même
toute question générale d'humanité, d'honneur, de civilisation , nous avons
le droit de protester contre la conduite du cabinet de Dresde, et la presse
française n'a pas manqué à sa tâche; mais il y a un peuple, j'en suis sûr,
qui ressentira plus vivement encore cette violation de tous les principes,
car son honneur y est expressément et directement engagé : c'est le généreux
peuple du royaume de Saxe. Et non-seulement la Saxe, mais la Bavière,
le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, le grand-duché de Saxe-Wei-
mar-Ootha, la Hesse-Électorale, toute cette Allemagne, divisée sur la carte,
mais unie de cœur et de pensée, tous ces états secondaires qui gardent leur
originalité germanique en face des prétentions prussiennes et autrichiennes
ont dû éprouver au même titre cette commune impression de honte et de
douleur. Il y a en effet une solidarité particulière qui les relie au sein de
la confédération générale, et puisque M. de Beust a eu plus d'une fois l'hon-
neur de porter la parole au nom de ce groupe d'états, il est bien naturel
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2A& BETUE DES DEUX MONDES.
que sur tous les points de cette Allemagne vraiment allemande tous les
honnêtes gens, tous les cœurs libéraux se sentent également engagés, c'est-
à-dire humiliés, par la décision du cabinet de Dresde.
Nous la connaissons, cette Allemagne loyale et généreuse; nous savons ce
qu'elle a souflfert en maintes circonstances, sous des gouvememens presque
tous dévoués à TAutriche; nous savons qu'au moment où elle se vante de
représenter dans le monde le principe de la liberté morale , le respect de
l'individu, si indifférent, disent-ils, aux races romanes, ils reçoivent sans
cesse de leur police les plus douloureux démentis; nous savons quelle scis-
sion profonde s'établit de plus en plus entre les cabinets et l'opinion pu-
blique ; nous n'ignorons pas non plus la tendre et reconnaissante affection
de ces peuples pour leurs princes, lorsque le prince porte un cœur alle-
mand, et qu'il tient à honneur, comme le duc de Saxe-Weimar par exemple,
d'être le premier défenseur de l'esprit germanique. A coup sûr, un acte
comme celui qui nous arrache ces paroles est une humiliation , et la plus
cruelle de toutes, pour ces âmes éprises du juste et de l'honnête. Nous es-
pérons que les publicistes saxons n'auront pas attendu notre appel pour
protester avec nous au nom de la justice , et avec leurs frères d'Allemagne
au nom de l'honneur national.
Quant à l'Autriche, voilà une belle occasion pour le ministère Schmer-
ling de confirmer immédiatement les espérances que son avènement a fait
concevoir à l'Europe libérale. En renonçant à cet otage que lui a livré d'une
façon inique l'obséquiosité du cabinet saxon, elle rejettera la responsabilité
d'une mesure qui a soulevé la conscience publique, et qui peut lui faire de
nouveaux ennemis en Allemagne et en Europe. Est-ce aii moment où la
Hongrie s'agite, où tous les cœurs frémissent, où chacun se demande si
l'on peut se fier aux concessions et aux promesses de Vienne, qu'on aurait
la folie de réveiller les souvenirs irritans? Que le ministère nouveau, res-
pectant un loyal adversaire, s'empresse de rendre au comte Ladislas Télékî
la liberté de l'exil : un tel acte, dans les conjonctures présentes, sera le
plus éloquent des programmes. sAiNT-REné tailiandier.
REVUE DRAMATIQUE.
L*Onete MUUim^ comédie en cinq actes et en vers, par U. Louis Booilbet.
La destinée de la nouvelle pièce que M. Louis Bouilhet vient de donner à
l'Odéon contient toute une leçon de haute philosophie pratique très propre
à faire réfléchir, et qui, je l'espère, profitera aux poètes en général et à
M. Bouilhet en particulier. La pièce a été froidement accueillie. Est-elle
donc inférieure aux productions précédentes de l'auteur? Non, elle est leur
égale, et à plusieurs égards, autant que mes faibles lumières me permettent
d'en juger, elle est leur supérieure; mais elle paie le prix des applaudisse-
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BETUE. — CHRONIQUE. 245
mens exagérés et des complaisances trop empressées qui avaient salué l'en-
trée du poète dans la carrière dramatique. Quand je vois les poètes et les
écrivains trop ardens à forcer la renommée, je m'étonne toujours qu'ils ne
réfléchissent pas davantage à la profondeur de cet axiome qui est aussi vrai
en morale qu'en physique : la réaction est toujours égale à l'action. Plus le
mouvement agressif sera violent et exagéré, plus, à un jour voulu, la réac-
tion sera douloureuse et imméritée. Il y a une souveraine imprudence à
vouloir recueillir dès le début le plus gros prix possible de ses eflbrts, c'est
le moyen le plus infaillible de se ruiner dans l'avenir. Si vous demandez
beaucoup au public, et qu'il vous accorde, pour votre malheur, tout ce que
vous lui demandez, il exigera beaucoup en revanche, il exigera trop peut-
être ; ainsi le veut l'impitoyable loi des compensations. Et que pourrez-vous
dire pour votre défense, lorsqu'il répondra à vos réclamations : «Je ne vous
dois plus rien, je vous ai payé dès le premier jour, alors que je ne vous de-
vais rien encore? Vous m'avez demandé dès votre début le prix de toute
une vie de travail, je vous l'ai donné sans autre garantie qu'une hypothèque
très incertaine sur votre avenir et sur les chances de votre inspiration.
Cest à vous de me rendre en efforts mes encouragemens et en enthousiasme
poétique ma sympathie. Applaudissemens, couronnes, ovations, je vous ai
tout donné et je ne m'en repens pas, mais je regrette que vous ayez mal
interprété mes intentions et que vous ayez vu dans ma prodigalité le salaire
légitime du travail que vous aviez accompli plutôt que le salaire anticipé
du travail futur. » Sans doute le poète ne pourrait rien répondre, et ce-
pendant ce discours bien souvent n'est pas irréfutable et soulève plus d'une
objection. Si le poète ne peut pas s'adresser au public, la critique alors
doit parler à sa place. « Qui donc vous forçait, peut-elle répondre, d'être
si docile aux vœux du poète, et pourquoi le prendre au mot avec tant d'em-
pressement? Est-ce par malice? est-ce par caprice? Si c'est par malice, le
jeu est cruel; si c'est par caprice, il est presque immoral. Le poète vous
demandait votre enthousiasme, vous étiez libre de ne pas l'accorder : il ne
fallait lui donner que votre attention ; il vous demandait vos applaudisse-
mens, il fallait vous borner à l'encourager. Vous avez cru devoir faire plus :
est-il juste qu'il en porte la peine? Parce que vous lui avez trop donné autre-
fois, est-il juste que, pour rétablir l'équilibre, vous ne lui donniez pas assez
aujourd'hui ? Ses productions précédentes ne valaient pas tout le bruit que
vous avez fait autour d'elles, et vous l'en punissez sur son œuvre nouvelle,
qui mérite mieux que la froideur avec laquelle vous l'avez accueillie. Pour-
quoi avez-vous fait des promesses que vous n'étiez pas sûr de pouvoir te-
nir? pourquoi avez-vous fait contracter au poète une dette trop forte, si
c'était pour la réclamer à une échéance trop courte et refuser l'à-compte
très raisonnable qu'il vous offre aujourd'hui? Il y a quelque chose de cruel
et presque d'inique dans cette générosité capricieuse doublée . d'une exi-
gence tyrannique. Puisque vous avez cru devoir lui donner ce qu'il vous
demandait, il faut maintenant attendre avec une patience sympathique qu'il
ait eu le temps de s'acquitter envers vous. »
La conclusion de cet exorde , c'est que nous devons nous défier de cet
axiome^ très controversable, qui prétend qu'il faut obtenir trop pour avoir
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2A6 BETUB DES DEUX Mœn)BS.
assez, et que nous devons moins désirer le succès que la justice. Ne deman-
dons jamais que ce qui nous est strictement» étroitement dû, en sorte que
notre récompense puisse toujours se confondre avec notre salaire, et nous
n'aurons jamais à payer trop cher le prix de la renommée. La plupart des
poètes et des écrivains sont heureux des louanges, même lorsqu'elles sont
exagérées; sMls étaient plus sages, ces louanges les feraient trembler. Te-
nons-nous-en donc à la justice : rien n'est vrai, bon et durable que ce qu'elle
donne.
La nouvelle pièce de M. Bouilhet a causé un désappointement général,
qu'il nous est impossible de partager. Nous avons éprouvé une certaine sur-
prise, mais nul désappointement. Nous nous attendions à un drame bour-
geois, écrit en vers romantiques, avec l'exubérance de métaphores et d'i-
mages à laquelle le poète semblait vouloir nous faire prendre goût, et nous
avions fait notre siège en conséquence. L'Oncle Million nous force à son
honneur non d'abandonner le plan de ce siège, mais de le modifier légè-
rement. Nous nous proposions, les œuvres de M. Bouilhet en main, de lui
démontrer qu'il se trompait de route, et que la nature de son talent le por-
tait peut-être vers de tout autres genres que le drame et la comédie. Notre
opinion, même aujourd'hui, après l'Oncle Million, est encore que M. Bouilhet
ne connaît pas sa véritable originalité, ou que, par suite d'une fausse honte
de poète romantique , il n'ose pas avouer le genre poétique dans lequel il
pourrait exceller s'il le voulait. J'ose à peine nommer moi-même ce genre,
un peu discrédité. aujourd'hui, quoiqu'il ait produit plusieurs impérissables
chefs-d'œuvre, par crainte que M. Bouilhet ne voie dans mes paroles une
plaisanterie perfide qui est bien loin de ma pensée, et n'aille s'imaginer que
je veux l'assimiler à des poètes qui paraissent surannés à notre génération,
quoiqu'elle ne les ait jamais lus. Armons-nous de courage cependant, et pro-
nonçons le terrible nom : le genre pour lequel M. Bouilhet semble né, c'est
le poème descriptif; j'en atteste la remarquable pièce les Fossiles et quel-
ques beaux passages de Melcenis.
Je sais que le poème descriptif est tombé en désuétude par suite de l'a-
bus qui en a été fait, et que le nom de Delille se présente immédiatement
à la mémoire; mais c'est un genre qui en vaut un autre, et les plus grands
poètes n'ont pas dédaigné de l'employer. Écartez, s'il vous déplaît, le nom
beaucoup trop ridiculisé de Delille, et songez que le grand poète Lucrèce
a écrit le De Nalurâ rerum, et que les Géergiques sont l'œuvre de Vir-
gile. C'est un genre injustement discrédité, et regardé à tort comme artifi-
ciel; il n'est pas artificiel, car il a sa raison d'être dans la nature du génie
humain : il répond à une des catégories de l'imagination, et peut seul ser-
vir d'expression à certaines conceptions de l'esprit poétique. Il serait donc
digne d'être ressuscité et renouvelé, et le beau poème des Fossiles montre
que M. Louis Bouilhet pourrait tenter l'entreprise à son honneur. Par-
tout ailleurs, dans la poésie lyrique pure, dans la fantaisie, dans le drame,
M. Bouilhet imite volontairement ou involontairement; mais dans la partie
descriptive de ses œuvres, il retrouve son originalité, qu'il ignore ou qu'il
méconnaît. J'entends beaucoup parler du lyrisme de M. Bouilhet; il faut
s'entendre sur ce mot. Son lyrisme est essentiellement descriptif : il a de
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BEVUE. — CHBONIQUE. 247
Fampleur, de la majesté et une certaine lenteur aisée; il n'a pas d*élan ni
d'essor. Le poète ne se môle pas avec passion au tourbillon vivant des choses,
mais les choses passent devant lui dans une succession lente et prévue;
elles semblent modérer et ralentir leur mouvement, de manière à lui per-
mettre de les saisir et de les peindre. Gomme il n'est pas mêlé à leur vie,
elles ne lui livrent pas les secrets qu'il ne leur demande pas, elles lui livrent
leurs surfaces, sur lesquelles il promène avec complaisance son œil de poète,
et qu'il décrit avec une admiration émue et heureuse. Il jouit du mouve-
ment de la nature et de la vie, non comme d'une passion et d'un tourment,
mais comme d'un spectacle, et de la volupté la plus choisie qui se puisse
rencontrer ici-bas. C'est là le lyrisme qui convient par excellence au poète
descriptif. Ajoutons qu'il possède au plus haut degré une faculté qui est
nécessaire pour réussir dans ce genre poétique : je veux dire la faculté
d'assimilation, laquelle n'est autre que le don de s'oublier assez complè-
tement pour décrire et imiter les choses qui nous sont étrangères et qui
passent sous nos yeux. Toutes les imitations que l'on surprend dans ses
poèmes lyriques ne sont que des égaremens, et je dirais volontiers des en-
trafnemens instinctifs de cette faculté d'assimilation que le poète ne con-
naît pas; il décrit dans ces imitations les poésies d'autrui qui l'ont frappé
par leur beauté et leur harmonie, absolument comme il décrit ailleurs un
horizon ou un paysage. L'objet de la description est changé, mais la fa-
culté reste la même.
Le drame, l'action, la nature en mouvement, lui échappent malgré tous
ses efforts ; il retombe involontairement dans la description, qui est na-
turelle aux inclinations de son esprit. Ouvrez le plus long de ses poèmes,
Mekenis. C'est un roman en vers dont la scène se passe sous le règne de
Commode. La fable choisie par le poète est pleine de germes dramatiques
qui ne demandaient qu'à s'épanouir. Il contient une assez grande abon-
dance de situations violentes, de passions échevelées, de caractères en con-
traste, pour fournir la matière de trois ou quatre poèmes à la manière de
lord Byron et d'Alfred de Musset. Un caprice criminel de grande dame ro-
maine, un inceste, une scène d'incantation, une vengeance de courtisane,
un combat de gladiateurs, voilà bien des élémens de drame et d'action ; il
serait difficile de trouver mieux dans le mélodrame le plus compliqué. Si le
poète possède à un degré quelconque le génie dramatique, ce génie n'aura
pu manquer dé tirer bon parti d'une si riche matière. Eh bien ! non. Le
poète se contente d'indiquer les diverses scènes du drdme; à chaque instant,
on croit saisir l'action, mais elle s'échappe plus légère que l'héroïne du
poème, lorsqu'elle danse dans les carrefours du quartier de Suburre ou de-
vant ce légionnaire qu'elle veut enchaîner à sa vengeance. Lorsqu'il ren-
contre une situation émouvante, le poète l'esquive et se dérobe furtivement,
un peu comme son héros Paulus s'esquive la nuit où il est surpris dans les
jardins de l'édile Marcius. M. Bouilhet a lu Apulée, qu'il goûte en connais-
seur et dont il parle fort bien, et cependant il ne lui a pas dérobé son art
de magicien : la scène de l'incantation est manquée et n'agit pas sur l'ima-
gination du spectateur. En revanche, s'il faut décrire un cirque, une fête
publique, un dfner d'édile, un antre du quartier de Suburre, énumérer les
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2&8 BEVUE DES DEUX MONDES.
plats exquis dus à Pinvention d'un cuisinier romain, le poète reprend aus-
sitôt tout son avantage. Autant il tournait court devant l'action, autant i!
devient abondant dans les parties descriptives de son œuvre. II insiste avec
complaisance sur la beauté ou l'étrangeté des objets qu'il veut montrer, i!
en énumère avec amour toutes les particularités, il se sent dans son élé- '
ment naturel, et son imagination y nage avec joie, poussant devant elle,
d'un mouvement plein d'aisance, les alexandrins, qui chez lui sont pareils
à de molles vagues toujours renaissantes.
Poète descriptif : je ne suis pas bien sûr que M. Bouilhet accepte comme
un compliment cette qualification , et cependant n'a-t-il pas dit à son insu
le secret de son talent dans cette petite pièce de Festons et Astragales, où
il avoue que la nature lui semble belle par elle-même, qu'elle ne doit rien de
sa beauté aux illusions admiratives, aux souvenirs charmans ou amers du
poète qui promène au milieu de ses paysages ses rêveries et ses passions?
Cet aveu naïf et très résolument exprimé dans la petite pièce en question
est la confirmation par le poète lui-même de l'opinion que nous avons ex-
primée sur son compte : jamais poète lyrique pur et poète dramatique de
naissance ne voudraient consentir à voir dans la nature autre chose que
les emblèmes des sentimens qui les agitent, que les décors admirables des
drames qu'ils veulent développer, ou le théâtre au milieu duquel se sont
déroulés les amours, les haines et les soufi'rances d'acteurs humains mémo-
rables ou inconnus. M. Bouilhet a donc pour la nature une admiration dés-
intéressée de toute préoccupation personnelle, qui lui permet de la contem-
pler sans diviser son attention. Qu'il applique cette faculté très particulière
à la reproduction de quelques-uns des grands aspects de la nature ou à
l'expression poétique de quelqu'une de ses grandes lois. Le remarquable
poème des Fossiles est un gage certain du succès qui l'attend, s'il tente
cette entreprise sérieusement, avec intrépidité et confiance.
Lorsque le poète s'est dirigé vers le théâtre, ce lyrisme descriptif l'a suivi
avec fidélité et a refusé de le quitter. Il est vrai de dire que le poète n'a pas
fait de bien vifs efforts pour s'en débarrasser, et que très probablement il a
compté au contraire sur son appui pour conquérir le succès qu'il cherchait.
Dans un temps où le réalisme et la prose ont envahi la scène et ont lassé
même les imaginations les moins rebelles à la vulgarité, la poésie, sous
quelque forme qu'elle se présente, à quelque heure qu'elle arrive, sera cer-
tainement la bien-venue. Sa visite ne pourra manquer de faire plaisir, puis-
qu'elle jettera une diversion dans l'entretien monotone que nous poursui-
vons avec le prosaïque théâtre contemporain, et nous fera oublier pendant
quelques heures l'assiduité importune de cet hôte sans façons qui s'est in-
stallé si familièrement dans la littérature moderne, et qui refuse de quitter
la place. L'entreprise de M. Bouilhet a été récompensée. Ceux même qui
blâment l'emploi intempestif et intempérant de la poésie au théâtre n'ont
pas songé à lui reprocher trop durement ses écarts, ses fantaisies et ses
infractions aux règles nécessaires de l'art dramatique. Ses drames ont pla
comme plaisent les nobles étourderies d'un esprit élevé, comme plaisent
les courageux efforts d'une imagination dévouée â la cause de l'art, et qui
relève une glorieuse bannière poétique qu'on croyait désormais abandon-
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RETUE. — CHRONIQUE. 249
née. Lorsque toutes les voix se taisaient, et que le système nouveau qui
recommandait la reproduction exclusive de la réalité semblait avoir cause
gagnée par la désertion des uns, par la complaisance des autres, par le
mutisme de tous, quelqu'un se levait pour protester au nom de la poésie,
et pour réclamer ses droits, envers et contre tous, même aux dépens de
Tart dramatique. Heureux le poète, s'il eût combattu pour cette cause
avec des armes forgées par lui plutôt qu'avec les armes prises dans l'arse-
nal de ses prédécesseurs, si son ardeur s'était appuyée sur une pensée qui
lui fût tout à fait personnelle, au lieu de s'appuyer sur un système déjà
connu, propriété exclusive d'un grand poète ! Quoi qu'il en soit, cette résur-
rection du système romantique avait un certain imprévu qui n'était pas sans
éclat et sans à-propos, et le poète réussit dans une assez large mesure ; mais
il y avait dans les applaudissemens qui lui furent prodigués une réserve ca-
chée qui lui indiquait l'écueil contre lequel il viendrait se briser, s'il s'obsti-
nait à laisser flotter sa barque paresseusement au gré des alexandrins comme
un poète nonchalant, enivré de la musique de ses vers, au lieu de la diriger
vigoureusement comme un bon pilote dramatique. La meilleure critique que
nous puissions faire de ses précédentes productions dramatiques est de répé-
ter un mot qui nous fut dit par un jeune spectateur très bienveillant le soir
de la première représentation de Madame de Monlarcy: « Quels que soient
les défauts de la pièce, cela fait grand plaisir d'entendre pendant quelques
heures ce ramage mélodieux. » Le mot est juste : les premières pièces de
M. Bouilhet sont un ramage mélodieux. Ce ne sont que murmures et chan-
sons, festons et astragales. On dirait vraiment des drames joués dans une
grande volière par des oiseaux de plumage et de ramage divers. Les person-
nages peuvent être assimilés à des oiseaux chanteurs qui gazouillent chacun
dans le dialecte propre à son espèce; la jeune fille gazouille et roucoule
comme la timide colombe, le bourgeois croasse , la femme éprouvée par la
vie gémit, le sceptique siffle, l'amoureux s'abandonne à toutes les roulades
de sa fantaisie. Si cette comparaison vous parait trop forte, changez-la, et
dites que tous les personnages parlent comme des poètes, même ceux que
l'auteur a voulu représenter comme rebelles à toute poésie. Ce n'est pas que
l'action manque dans les pièces de M. Bouilhet; mais les personnages ne de-
mandent pas mieux que de l'oublier. Tout leur est prétexte à descriptions
et à métaphores : un mot lâché dans le dialogue, la vue d'un objet, la men-
tion d'un incident. Ils expriment moins leurs sentimens qu'ils ne les racon-
tent, et sont plus préoccupés de parler en beaux vers du but qu'ils pour-
suivent que de poursuivre ce but lui-même. Ce défaut, assez heureusement
dissimulé dans la première pièce de M. Bouilhet et pardonnable d'ailleurs,
vu la nature du drame, a éclaté avec tout ce qu'il a de choquant et de
contraire aux lois dramatiques dans Hélène Peyron, dont le sujet, pris dans
la réalité contemporaine, ne supportait pas plus que ne les supporte notre
vie moderne les longues tirades et le langage métaphorique. U est à la ri-
gueur permis à l'imagination de supposer que les personnages de la cour
de Louis XIV pouvaient se passer dans la conversation toute sorte de fan-
taisies poétiques; mais il en est tout autrement de nos bourgeois en habit
Boir et de nos bourgeoises en crinoline. Ici les ressources de la perspective
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
font défaut à Timagination ; il n^y a pas de lointains dans un sujet moderne,
et nous savons que nos bourgeois parlent un langage fort différent de celui
que leur prête M. Bouilhet.
M. Bouilhet a entendu le reproche qui lui était adressé, et il en a tenu
compte. Sa nouvelle pièce est une tentative, sinon tout à fait heureuse, au
moins très méritoire et très courageuse, pour concilier deux langages fort
différens : le langage imagé et poétique de Técole romantique et le langage
naturel et familier de Tancienne éeole dramatique française. Sans renoncer
aux habitudes de son esprit, il a fait effort pour les brider et les contraindre,
et de ce travail est sorti le style de sa nouyelle pièce, métal mélangé qui n'est
pas comparable peut-être au fameux métal de Corinthe, mais qui ne nous a
paru dépourvu ni de force ni de sonorité. Ces deux élémens contraires, qui
semblaient n'avoir aucune affinité, ont cependant adhéré assez heureuse-
ment l'un à l'autre : le vers imagé de Victor Hugo s'est fondu dans le vers
sentencieux et robuste de Molière; le mélange a pris beaucoup mieux qu'on
ne l'a dit. Il était à craindre qu'il n'y eût trop de poésie dans une pièce
destinée à la glorification des poètes; il n'en a rien été. H. Bouilhet a sou-
tenu son plaidoyer sans employer trop souvent le secours de la métaphore
et de l'antithèse. Ses personnages parlent un langage sobrement imagé, et on
leur sait gré d'avoir gardé pour un autre usage toutes les fleurs dont ils au-
raient pu si facilement émailler leurs discours. Il y avait une scène scabreuse,
les habitudes d'esprit de M. Bouilhet étant données, une scène où nous avons
craint un instant de voir le poète retomber dans le péché de l'exagération
poétique, tant la pente était glissante. Nous voulons parler de I9 scène du
troisième acte, où la jeune fille refuse la main du poète, qui veut renoncer
pour elle au démon des vers, et l'engage à persévérer en dépit des obstacles.
Nous avions tremblé d'entendre sortir de la bouche de cette jeune bour-
geoise, haranguant un poète provincial , des accens qui auraient pu conve-
nir à Laure haranguant Pétrarque; mais un bon génie a préservé M. Bouil-
het de cet écueil, contre lequel il lui était si facile de donner. En vérité, il
n'y a, quoi qu'on en ait dit, rien de trop exagéré dans cette scène; la situa-
tion des deux personnages, dans cet instant où ils luttent de délicatesse dé-
vouée et d'affection, autorise parfaitement les effusions lyriques de la jeune
fille et les conseils de fermeté qu'elle donne à celui qu'elle aime. Il nous
importe peu de savoir si le poète qu'elle aime a ou non du géqie; il suffit
qu'elle croie à ce génie pour être autorisée à parler comme elle parle. Et
puis elle se sacrifie, et un peu d'exagération lyrique est bien naturel à qui-
conque se sacrifie, aussi obscur qu'il soit. Cette scène est le seul danger
sérieux qu'eût à redouter M. Bouilhet, et à notre avis il l'a évité. Félicitons-
le donc des progr^ qu'il a accomplis dans la voie de la simplicité, du natu
rel et de la sobriété. '
Cette pièce a un autre mérite auquel on n'a pas rendu assez de justice, et
révèle chez M. Bouilhet une faculté que nous ne lui connaissions pas : c'est
une certaine force comique, franche, naïve, qui arrache le rire sans efforts,
ce rire innocent et facile dont nous ont déshabitués les pièces modernes. Le
rire que fait naître le théâtre moderne est en effet un rire dépravé et nerveux
assez semblable à celui qu'arrache à certaines personnes le chatouillement;
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REVUE. — CHRONIQUE. 251
nos modernes auteurs Texcitent en nous par des procédés et des artifices,
par des alliances de mots disparates, par des réticences; il ne naît pas
spontanément des paroles qui sont prononcées et du spectacle réel qu'on a
sous les yeux. Le comique de la pièce de M. Bouilhet est plus sain et moins
tortueux; on rit parce que les personnages disent naïvement des choses
plaisantes, ce que ne font jamais les personnages du théâtre moderne , qui
ont d'avance l'intention de faire rire et qui sont plaisans avec prémédita-
tion. Tindiquerai comme exemples de cette force comique les deux scènes
qui me paraissent les meilleures de l'ouvrage, la scène qui termine le
premier acte et la grande scène du cinquième acte entre le bourgeois Rous-
set et l'oncle millionnaire. L'incrédulité de M. Rousset à l'endroit du génie
de son fils rencontre pour se justifier des traits tout à fait désopilans et qui
n'ont rien d'exagéré; plus a*un jeune contemporain aura sans aucun doute
reconnu à la représentation de la comédie de M. Bouilhet quelques-uns des
argumens par lesquels une sollicitude confuse et sans lumière, mais trop
souvent justifiée, essayait de détourner de la carrière littéraire quelque
jeune ambitieux de sa connaissance. Il n'est pas un des singuliers argumens
qu'emploie M. Rousset qui n'appartienne strictement à la logique bour-
geoise. Nous avons tous entendu cen{ fois quelque Rousset de notre voisi-
nage exprimer les mêmes- doutes sur l'avenir poétique ou littéraire des
hommes qu'il a vus enfans, et employer, pour abattre leur ambition, les
mêmes argumens saugrenus : « Voyons, parle, toi qui te permets d'écrire,
pourrais-tu seulement faire une tragédie? » ou bien encore : « Lui, du génie I
allons donc! moi qui l'ai vu pas plus haut que cela! » M. Bouilhet a fort bien
exprimé sans le vouloir dans le bonhomme Rousset un certain sentiment qui
est très particulier aux bourgeois français, et qui, selon moi, les honore in-
finiment. Leur amour paternel peut être étroit, exclusif, il n'est jamais pré-
somptueux. Un bourgeois n'a pour son fils d'autres ambitions que les siennes
propres, et n'aspire pas plus haut qu'à l'échelon immédiatement supérieur à
celui qu'il occupe. Il applique fort singulièrement cette ambition graduée
et divisée comme un mètre non-seulement aux choses pratiques telles que
la fortune, le rang, les fonctions sociales, mais encore aux choses intellec-
tuelles et morales. Il est très difficile de maintenir ce sentiment dans de
justes bornes et d'exprimer ce qu'il a de plaisant sans l'exagérer; M. Rous^
set pouvait devenir facilement une caricature. Tel qu'il est, il est très sup-
portable et nous a rappelé, par son dédain amusant pour le génie de son fils,
une certaine lettre paternelle que reçut un jour de sa province un garçon
d'esprit qui venait de débuter dans la littérature : « Mon cher fils, disait cette
lettre, pour que vous vous soyez décidé à écrire de telles sottises, il faut, en
bonne logique, qu'elles vous rapportent bien de l'argent. Vous ne serez donc
pas étonné d'apprendre qu'à l'avenir je ne vous enverrai plus ïin sou. »
La donnée de VOiicle Million n'est pas précisément neuve; c'est la vieille
et quelque peu puérile antithèse du poète et du bourgeois qui a fourni tant
de plaisanteries aux ateliers de peinture et aux petits journaux depuis la
date mémorable du 29 juillet 1830. Quand nous disons que le sujet n'est pas
nouveau, cela ne veut pas dire qu'il ait été porté au théâtre plus souvent
qu'un autre; peut-être même a-tril été exploité assez rarement, et pour ma
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252 REVUE DES DEUX MONDES.
part je ne me rappelle d'autre précédent dramatique qu^une comédie de
deux jeunes auteurs, le Marchand malgré lui^ }o\iée il y a deux ans sur cette
même scène de TOdéon où M. Bouilhet vient de plaider la cause du poète;
mais il en est de certains sujets comme du songe d'Âth^ilie, du monologue
d'Hamlet, de tous ces fameux morceaux de littérature dont sont excédés
ceux même qui ne les ont jamais lus, et que Ton croit savoir par cœur à
force d'en avoir entendu parler. Nous avouerons que le sujet, outre qu'il
est rebattu, nous semble d'un goût douteux, car nous sommes de ceux qui
ne comprennent pas très bien les épigrammes et les récriminations dont
certains artistes poursuivent les bourgeois. Tai toujours vu que les artistes
qui pouvaient légitimement se permettre ces épigrammes s'en abstenaient
soigneusement, et j'ai grand'peur que ceux qui se les permettent légère-
ment ne soient un peu trop fils de leurs pères, c'est-à-dire trop bout^ois
eux-même^. Les poètes et les artistes contemporains sont généralement
des fils de bourgeois, et qui oserait fixer chez certains d'entre eux le point
où finît le bourgeois et où commence le poète? Qui sait si, chez plusieurs
des plus acharnés et des plus méprisans, le bourgeois n'entre point pour
les trois quarts et le poète pour un quart seulement dans l'unité humaine
qu'ils représentent? Dans cette éternelle antithèse, le bourgeois est chargé
de représenter toutes les petitesses et toutes les vulgarités, et le poète
toutes les nobles aspirations. Je crains qu'il n'y ait dans ce contraste quel-
que chose de calomnieux, que les rôles ne soient pas aussi nettement tran-
chés dans la réalité. Je ne sais pas si les poètes et les artistes gardent toutes
les bonnes qualités de leur nature pour leurs rapports avec les bourgeois,
si dans leur conduite envers eux ils sont animés d'une générosité exempte
de petitesses ; mais en vérité ils devraient bien conserver quelque peu de
cette générosité dans les rapports qu'ils ont entre eux, car ces rapports ne
sont pas plus exempts d'envie, de méchanceté, de rancune sourde et vul-
gaire que les rapports des bourgeois entre eux. Et puis est-ce une bonne
manière d'exalter l'artiste que de le montrer perpétuellement en rivalité
avec un mercier ou un bonnetier? Mais, me dit-on, les bourgeois méprisent
les artistes. Si cela est vrai , il faut avouer que les artistes le leur rendent
bien : jamais il n'y eut plus complète réciprocité d'injures et plus exacte
application de cet axiome de morale pratique : donnant, donnant.
Le mauvais goût et la puérilité étaient à craindre dans un pareil sujet,
et nous rendons cette justice à M. Bouilhet qu'il a évité ce double danger^
Ses bourgeois ne sont pas odieux, ils ne sont même pas trop ridicules; ce
sont d'honnêtes gens, têtus, bornés, très positifs, un peu secs et parfaite-
ment dépourvus de toute espèce de vie morale, grave défaut assurément,
mais qu'on ne peut leur reprocher avec justice, la vie morale leur étant par-
faitement inutile pour diriger leurs affaires et gouverner leurs intérêts.
Leur tyrannie sur leurs enfans ne dépasse pas les limites du pouvoir qui
leur e^ accordé par la nature et par le code civil; ils n'ont d'hypocrisie
que ce qu'il en faut pour défendre leurs intérêts et éviter d'être les dupes
les uns des autres; ils ne sont jamais dans le vrai, mais ils ne sont ja-'
mais tout à fait dans le faux, et s'ils mentent, ce n'est que par à peu près,
car ils sont gens prudens et savent que parole donnée est parole engagée.
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REVUE. — CHBOfilQUE. 253
Un rôle seulement tourne à Todleux, celui du notaire Gaudrler, qui en-
gage et retire sa parole au gré de ses intérêts, et qui feint une maladie
pour se dégager de ses promesses. Je crains que M. Bouilhet n*ait un peu
calomnié ce pauvre notaire; la tactique qu'il lui prête est tout à fait inex-
plicable. Lorsqu'il apprend que sa fiancée est déshéritée par suite du
mariage de Fonde millionnaire, qu'a -t- il besoin de tant s'ingénier pour
rompre une union devenue impossible, et dont la fortune s'est chargée de
le délivrer? Les ruses qu'il emploie sont aussi inutiles qu'odieuses. Que ne
va-t-il trouver tout simplement M™« Dufemay, la mère de sa fiancée, et ne
lui explique-t-il que son mariage est rompu naturellement, puisque les con-
ditions sur lesquelles reposaient ce mariage n'existent plus? Je regrette que
M. Bouilhet l'ait malmené si sévèrement et lui ait reproché comme un man-
que de générosité ce qui n'est, à tout prendre, qu'une nécessité de sa situa-
tion. Ce notaire Gaudrier, qui est le personnage sacrifié, le bouc émissaire
de la pièce, esMl donc si odieux d'ailleurs qu'il ne puisse rencontrer, selon
l'expression de messieurs les poètes, une âme qui réponde à son âme?
M. Bouilhet lui-même ne le pense pas. Odieux â M^^' Alice Dufemay, le no-
taire parait séduisant aux yeux de M"* Clara Rousset, la propre sœur du
poète, petite péronnelle pétulante et positive, qui déteste autant la poésie
que son frère en raffole. Ce notaire est donc aimé, absolument comme le
poète lui-même; le cœur de M"« Clara bat lorsqu'on l'annonce, comme le
cœur de M"* Alice bat lorsque son poète s'approche d'elle. Il y a au qua-
trième acte une assez jolie scène, où W^^ Clara vient réclamer à son amie cet
amoureux si méprisé. « Rends-le-moi l s'écrie-t-elle, qu'en ferais-tu? Il n'est
pas assez poétique pour toi, mon frère est bien mieux ton affaire. Moi, je
l'aime tel qu'il est, et précisément pour les raisons qui font qu'il ne peut te
convenir. » La scène est vraie, ingénieuse, et d'une nouveauté assez piquante.
Eh ! mon Dieu, oui, diverses sont les âmes, et divers les attraits qu'elles in-
spirent. Cet amour sauve ce que le rôle aurait eu de trop odieux, et empêche
que la balance du poète ne pèse trop fortement d'un seul côté. Il rétablit
jusqu'à un certain point l'équilibre de la justice et prouve l'équité du pro-
verbe vulgaire qui prétend « qu'il n'est pas de marmite qui ne trouve ici-bas
son couvercle. » Je regrette que M. Bouilhet n'ait pas poussé la justice jus-
qu'au bout, et qu'il ait cru devoir terminer sa pièce par l'humiliation défi-
nitive du notaire. Pourquoi donc ne le doone-t-on pas pour mari à M"* Clara,
puisqu'il lui agrée si fort, et puisque lui-même, bien conseillé par son instinct,
avait pour elle une inclination qu'il n'avait jamais ressentie pour M'**' Alice?
La dureté du bonhomme Rousset est injustifiable, car elle fera de la peine â
sa fille, et elle ne fait aucun plaisir au spectateur.
Toute l'action de la pièce est dans cette rivalité entre le poète et le no-
taire. Il s'agit de savoir lequel des deux épousera M"" Alice Dufernay. Les
deux partis restent en présence sans aboutir à une conclusion jusqu'au mo-
ment où l'oncle millionnaire, de qui dépend la fortune d'Alice, rompt cette
action mal engagée, et décide l'issue de la lutte en feignant de se marier.
Alors le notaire se retire et va soigner aux eaux sa santé subitement com-
promise; M"»« Dufemay revient de ses préventions contre la poésie, et le
triomphe reste au poète. L'action est un peu vide comme on voit: toutefois
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an ECTCE D^ D£C1 MOHDES.
Béas ne songerions pas à nous plaindre, si ce vide éuit rempli par on
nombre suffisant de caractères; malheureusement il n'en est que trois qu^on
puisse signaler. L'oncle Million, qui est le personnage central de la pièce,
celui autour duquel tourne l'action tout entière, n'a qu'une physionomie
banale. D représente dans cette pièce le Deus ex machina chargé de dé-
nouer les difficultés et de permettre au drame de finir heureusement. Le
notaire et le poète sont deux personnages de convention; ils ne repré-
sentent pas deux individus^ mais les deux termes d'une même antithèse.
M. Bouilhet a introduit dans sa pièce un certain personnage épisodiqne, un
petit vieillard intrigant et affairé, espèce de courtier officieux comme la
province en produit souvent, mais dont on ne comprend pas l'utilité. Les
caractères bien étudiés et dans lesquels M. Bouilhet a concentré tout ce
qu'il a observé de la nature bourgeoise sont ceux de M. Rousset et de
M*^ Dufemay. L'étude n'est pas très profonde, mais elle est vraie, et elle
est prise dans une bonne moyenne de cette nature humaine intermédiaire
qui s'appelle la nature bourgeoise.
Somme toute, cette pièce est un progrès sur les précédentes productions
dramatiques de l'auteur, car il y a montré des qualités que nous ne lui con-
naissions pas. n a gagné en force, en sobriété, et prouvé que son talent était
capable de souplesse. Plusieurs fois il a rencontré quelques traits de bonne
comédie. Qu'il tienne ferme ce pan de la robe de la muse comique qu'il est
parvenu à saisir, et s'il se peut, qu'il ne la laisse plus échapper. De toutes
les muses, c'est la plus familière en apparence, c'est la moins facile en réa-
lité : elle n'accorde ses faveurs qu'à ceux qui les méritent par une grande
imagination unie à un solide bon sens, les deux qualités qu'il faut à tout
poète dramatique, et que Je souhaite à M. Bouilhet.
éMILE «OKTfeCT.
Avant que nous puissions nous occuper très prochainement des nouvelles
merveilles que les théâtres lyriques ont déjà présentées au public de Paris,
BOUS voulons recommander encore aux lecteurs de la Revue quelques publi-
cations musicales qui ne sont pas dépourvues de mérite. Un éditeur intelli-
gent et fort zélé pour les intérêts des artistes, qu'il aimç volontiers à grouper
autour de lui, M. Heugel, a publié avec beaucoup de soin la partition réduite
pour piano et chant de la Sémiramis de Bossini, telle qu'on l'exécute à
rOpéra. Cette partition de l'un des plus beaux chefs-d'œuvre de musique
dramatique qu'ait produits l'école italienne, où la traduction de M. Méry
est contrôlée par le texte italien qui l'accomj^agne, contient deux beaux
portraits lithographies du divin maestro, l'un qui le représente à l'âge heu-
reux de vingt-huit ans, le sourire sur les lèvres et les yeux remplis des étin-
celles du génie, l'autre qui le reproduit tel que nous pouvons le voir chaque
jour, jouissant en paix d'une gloire incontestée et impérissable. La Semi^
ramide a été donnée tout récemment au Théâtre-Italien avec un bonheur
d'exécution qui a vivement ému les auditeurs. Si M"»« Penco n'a pas toute
la puissance de voix et la splendeur de vocalisation qui seraient nécessaires
pour interpréter ce grand rôle de la reine de Babylone, elle se fait par-
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RKTUE. — CHRONIQUE. 255
donner ses défaiUances par beaucoup de sentiment. Elle à été intéressante
dans la première partie du grand finale du premier acte, si plein de ter-
reur dramatique et pourtant si musical, 6 M. Richard Wagner, qui nous en
contez de belles dans l'incroyable préface du livre que vous venez de pu-
blier 1 M*"* Alboni, qui est un Arsace un peu trop élégiaque, a chanté le
fameux duo du second acte avec une rare perfection. Et Tair d'Assur, le
trio et la scène finale, quelle profondeur d*accent, quels détails dans Tin*
strumentation, quelle musique adorable, suivant les péripéties de la pas-
sion sans jamais oublier que la poésie est Tessence de son langage I Disons-
le sans hésiter, la Sémiramis qu'on exécute à TOpéra, malgré la pompe du
spectacle, malgré les deux sœurs Marchisio, malgré la puissance des chœurs
et de Porchestre, est à la vraie Semiramide, qu'on chante au Théâtre-Ita-
lien, ce que peut être la meilleure traduction au texte original d'un beau
poème.
Un amateur, un homme de goût, un quasi-artiste qui a longtemps hésité
entre un certain monde littéraire où son esprit s'est développé et le monde
purement musical, où il n'est entré que timidement, M. de Vaucorbeil, a pu-
blié un recueil de mélodies qui se font plus remarquer par la distinction de
ndée poétique qui. a préoccupé l'auteur que par la franchise et la nou-
veauté de la phrase musicale. La première fois que j'ai eu l'occasion d'en-
tendre dans un salon quelques compositions légères de M. de Vaucorbeil
chantées par M. Roger, je fus frappé de cette disparate entre la conception,
qui est parfois élevée, comme les Chèvres d'Argos par exemple, et la réa-
lisation, qui est maigre et frappée d'un caractère de préciosité qui accuse
plus le littérateur que le musicien. M. de Vaucorbeil sait pourtant la mu-
sique « il aime et sait apprécier les vrais chefs-d'œuvre, et son goût épuré
ne se laisse pas facilement surprendre par les théories fallacieuses. Cepen-
dant ses compositions manquent de vie et n'ont pas cet air de santé qui
plaft à tous: elles ne peuvent être chantées avec succès que devant un
public restreint et composite, devant des femmes, des lettrés, des peintres
et des artistes en général, qui se complaisent dans les ingéniosités de l'es-
prit et dans la casuistique des cœurs incompris. M. de Vaucorbeil sera
peut-être étonné que je lui dise que, toute proportion gardée, il est sujet
au même genre d'illusion que M. Berlioz. Il croit avoir mis dans son œuvre
une pensée qui hante son imagination délicate, mais qui ne se révèle que
d^une manière incomplète et sous une forme qui trahit moins le musicien
que le poète. M. de Vaucorbeil est trop jeune et trop éclairé pour ne pas
répondre un jour victorieusement à nos scrupules.
La musique religieuse, Texpression de ce sentiment profond, mais indé-
fini, qu'éprouve l'âme en se recueillant, en s'inclinant devant la grande idée
de Dieu, qui renferme tant de mystères, préoccupe et a toujours préoccupé
un grand nombre d'esprits distingués. De tous les genres de musique, la
musique religieuse est celui qui, en France, est dans l'état le plus déplo-
rable. Un congrès s'est formé à Paris pour aviser aux moyens de relever
l'art religieux, et pour s'entendre sur ce qu'il y aurait à faire pour restau-
rer cette chimère qu'on appelle le chant grégorien et pour donner au culte
catholique la forme musicale qui convient à son esprit. Nous suivrons les
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256 BEVUE DES DEUX MONDES.
travaux da congrès pour la restauration du chant religieux, sans nous faire
cependant beaucoup d'illusion sur lesi résultats qui sortiront de ses débats.
La eause du mal qu'on déplore n'est pas une cause simple. *L'altération du
plain-chant, la décadence évidente de la musique religieuse, proviennent
d'un ordre d'idées qui a changé toute l'économie de la société moderne. Le
clergé français fût-il plus éclairé, plus désireux qu'il ne l'est d'attirer à lui
la vie, qui lui échappe, 11 serait encore douteux qu'il pût réussir dans sa
louable entreprise de se faire le centre d'un mouvement de l'art religieux.
Quoi qu'il en soit de ces idées, que nous nous proposons toujours de déve-
lopper dans un moment de loisir, nous voulons dire aujourd'hui quelques
mots d'un recueil de chants sacrés, à une et plusieurs voix, qui, sous le
titre Alléluia, a été publié à Genève chez M. Joël Cherbuliez. C'est le tra-
vail pieux et soigné d'un ministre protestant, M. Théodore Paul, qui habite
les environs de Genève. Composé des plus beaux morceaux de Haendel, de
Mozart, surtout du grand Sébastien Bach, le recueil qui nous occupe est di-
visé en deux séries, formant deux volumes fort bien gravés, avec des pa-
roles françaises et allemandes au-dessous. La seconde série, qui est d'un
choix plus remarquable que la première, contient quarante-deux morceaux
empruntés à Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Mendelssohn, Weber, Léo, Mar-
cello, Lotti, Vittoria, etc. Nous aurions bien quelques observations à faire
sur le mérite et sur la prosodie souvent étrange des paroles françaises que
l'auteur a mises au-dessous du texte original. Pourquoi aussi M. Théodore
Paul n'indique-Ml pas l'œuvre particulière du maître d'où il a tiré le mor-
ceau qu'il a choisi? Il ne faut pas craindre d'être trop explicite dans ce
genre de publications, qui s'adressent à des esprits humbles.
M. George Mathias, dont nous avons quelquefois cité le nom dans la Re-
vue, est l'un des meilleurs pianistes qu'il y ait à Paris. Élève de Chopin et
de M. Barbereau pour Tharmonie et la composition, M. Mathias est un ar-
tiste fin, instruit, sérieux, dont le jeu rapide et délicat possède toutes les
qualités qui distinguent l'école française sans en avoir les défauts. U vient
d'arranger et de transcrire pour le piano six grandes symphonies de Mo-
zart, que publie l'éditeur Ahrand avec un soin digne de l'œuvre. Ces six
grandes symphonies sont celle en si bémol, la symphonie qui porte le nom
de Jupiter, ceUes en sol mineur, en ré majeur, en ut majeur et la dernière,
qui est aussi dans le ton de ré majeur. J'ai parcouru avec attention le tra-
vail de M. Mathias, et il m'a semblé retrouver dans sa traduction toutes les
nuances et tous les effets de l'original. Il faut être h la fois bon harmoniste,
connaître à fond le mécanisme de l'instrument pour lequel on écrit, et pos-
séder l'intelligence des effets multiples de l'orchestration, pour réussir à
donner au pianiste une idée suffisamment exacte du poème symphonique
qu'on se propose de transcrire. 11 est grandement à désirer que des tra-
vaux honorables comme celui de M. Mathias obtiennent le succès qu'ils mé-
ritent, et aillent dans les mains de cette simple jeunesse qu'on empoisonne
d'abominables productions. On ne se fait pas une idée de la musique de
piano qui se fabrique à Paris et que vendent impunément des éditeurs pa-
tentés! p. SCUDO.
V. DB Mars.
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LA
COMTESSE D'ALBANY
I.
LOUISE DE STOLBEEO ET CHAELES-ÉDOUAED.
Die Grâfin von Albany, von Alfred von Reumont, 2 vol. Berlin 1860.
Le dernier héritier d'une race royale tragiquement tombée du
•trône d'Angleterre, une jeune princesse allemande sortie d'un cou-
vent de Belgique pour être la compagne de ce roi sans royaume, un
illustre poète italien qui devient amoureux de cette reine et qui l'en-
lève à son mari, un peintre du midi de la France qui finit par hé-
riter du prince et du poète et entre les mains duquel se réunissent
tous les souvenirs de cette histoire, tels sont les personnages du
drame que j'ai à raconter. Le prince est ce hardi prétendant,
Charles -Edouard, dont la jeunesse fut si héroïquement aventu-
reuse ; la jeune femme est la princesse Louise de Stolberg, reine
d'Angleterre, comme elle s'appelait d'abord, comtesse d' Albany,
comme l'appelle l'histoire; le poète est Victor Alfieri; le peintre se
nomme François-Xavier Fabre.
Par quel concours de circonstances des personnes de conditions
si diverses se sont-elles trouvées réunies dans ce romanesque im-
broglio? Quel a été le rôle de chacune d'elles? Comment cet épisode
se rattache-t-il à l'histoire générale ? Quel jour nouveau peut-il
répandre sur la société européenne à la fin du dernier siècle et au
commencement du nôtre ? Ces questions et bien d'autres encore
s'offrent d'elles-mêmes à la pensée quand on prononce le nom de
la comtesse d' Albany. On connaissait déjà les principaux détails de
TOME X1XI. — 15 JA?IMIR 1861. 17
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36ft mBTQR hE» ^aSX MOflDBft»
ces aventures, Alfierî en parle dans ses mémoires, la bibliothèque
et le musée de Montpellier en conservent de curieux témoignages ;
plusieurs écrivains anglais ou français, italiens ou allemands, ont
esquissé le portrait de la comtesse et raconté quelques pages de sa
vie : personne encore n'en avait tracé un tableau complet comme
vient de le faire un éminent historien diplomate, le dernier repré-
sentant de la cour de Berlin auprès de l'ancien grand-duc de Tos-
cane, ÏT. le baron Alfred de Rcumont.
M. de Reumont est ua des hommes qui coRnaôssent le miem l^is-
toîre de l'Italie moderne. Attaché pendant bien des années à la cour
de Florence par ses fonctions diplomatiques, il était presque devenu
Toscan et Italien. On comprend qu'un ministre, un chargé d'affaires
de Prusse ne dût pas avoir des occupations très urgentes à la cour
d'un grand-duc de Toscane ; la principale mission de M. de Reu-
mont, à ce qu'il semble» était de représenter auprès de la société
italienne la studieuse curiosité de fesprît alleniand. Kul ne pou-
vait mieux remplir cette tâche : disciple de M. Léopold Ranke, il
avait, comme lui, le goût des recherches patientes et des décou-
vertes historiques. On sait avec quel bonheur M. Ranke a fouillé
les archives vénitiennes, avec quel art il a renouvelé maintes parties
de l'histoire moderne, grâce aux relations des envoyés du conseil des
dix; c'est surtout la connaissance approfondie des documens diplo-
matiques^ qui a fait à M. Léopold Ranke une place originale parmi
les historiens de nos jours. Les leçons et l'exemple d'un tel maître
avaient très bien préparé le savant diplomate berlinois aax études
que lui indiquait si naturellement son poste en ItaKe. Interroger les
bibliothèques, compulser les archives, pénétrer dans les dépàts les
plus secrets, ce fut la grande affaire et la joie de M. de Reumont.
L'Italie entière a été l'objet de ses recherches : on a de lui des pages
fort intéressantes sur plosieurs épisodes de l'histoire du saint-siége
au XTt* et ao xix* siècle, il a consacré deax volumes à la peinture
de Naples sous la domination espagnole ; mais c'est surtout Florence
qui était le tliéâtre et l'objet de ses investigations. Au moment où
de jeunes érudits florentins, les fondateurs de XArekivio storicù
italianOj travaillaient avec tant de zèle à la renaissance de la cri-
tique historique dans leur pays, M. de Reumont était heureux de
s'associer à leur œuvTe et d*ett propager le succès. On a remarqué
souvent dans la Gazette d'AugMbourg des analyses très bien faites
des poblicatioas de YArehivio; c'était le ministre de Prusse à Flo-
rence qui signalait à F Allemagne ce iMble foyer d'études trop peu
connu de la France et du reste de l'Europe (1).
(1, Les lecteurs de la 1kvu9 n*ont pas oubUi5 cependant les excellealts^ pages es BL Am-
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u GOMTEsefi d'albànt. 209
Lui-même il coiili*ibuait pour une part importante k cette vaste en-
qaète historique; la Toscane du passé et la Toscane oootemporaine,
ht Florence des trots derniers siècles et la Floresnce de nos jours loi
avaient livré loas leurs secrets* Il aimait à étudier ks détails incon-
nus, les épisodes laissés dans Tombre ; il prenait platsir à mettre en
scène les personnages dont la Uo^rapfaie se rattache à rfaistoire gé-
nérale; les diplomates, les artistes, les savans, les théologiens^ les
membres étrangers ou nationaax de VAcademîa délia Crusca^ foor-
nissaient des occasions beareuses à sa fine et précise éroditian; sou-
i'ent il s'amusait À reccMcaposer les annales d'une famille, à suivre la
généalogie d'une race illustre, et après avoir raconté les aventures
des Golonna, des Borghèse, des StrozzL» des Trivulce, des fiarberini,
il allait cbercher jusque dans le \m* siècle les ancêtres des Bona-
pawte de Toscane. Je le répète, c'était Florence qui l'intéressait entre
toutes les cités italiennes; si les événemens politique l'obligeaient
à quitter la ville de Dante et de Galilée, si par exemple* en lSi9 il
suivait le pape à Gaête avec le corps diplomatique, il s'empressait
de revenir à Florence dès que son devoir le permetuit, et après
avoir raconté ses souvenirs, après avoir peint l'exil de Pie lî ou
l'occupation de la république de Saint-Mârîn par les corps francs de
Garibakli, il reprenait bien vite ses chères études d'érudition et d'art
sur la société florentine depuis la reitaissance jnstfa'à nos jours^
Tous ces tableaux si curieux ne remplissent pas moins de six vo-
lumes; l'auteur les a intitulés Études pour servir à l'histoire d'Ita-
liey et il en fait hommage à M. Léopold Ranke. « Mon ami, dit-il à
l'illustre historien, dans vos études sur l'Italie vous avez tracé les
grandes rouies; moi* je n'ai £ait que suivre les sentiers. J'espère
pourtant que ces investigations de détails ne seront pas inutiles à
l'histoire des idées et des misars. » La critique a confirmé ces pa-<
rôles. Si les sentiers de M. de Beumont ne nous <!bnduisent pas vers
les lieux où s'accomplissent les événemens décisifs de l'histoire, les
personnages qu'il y rencontre jxms expliquent bien des secrets de la
société italienne. Désormais, pour connaître exacten^ent les traditions
de la péninsule, il faudra quitter plus d'une kàa les routes royales
«t s'engager avec le di|domate allemand dans les cbeauns oubliés.
Parmi les épisodes qui attiraient M. de Reuaiont. il en est un qui
semble lui avoir inspiré une prédilection particuUëite. L'faistoine de
la comtesse d'Albany, on le devine, a été pendant bien des années
l'objet de ses recherches et de «es nftéditattons. Ce ne sont plus de^
fea^ens qu'B rassemble, c*est tout an livre, un livre en deux vo-
lumes, coi^acré à la veuve du dernier des Stuarts. Docunicfis mis
père sur VArclmio ttorioô it&Uano, V<^ez, ûms la IhrraleoB 4a l'*' MepteaSkte 1S56,
r^de InâtulâB rJTtflftifv et Iv Biaoràmu de VhdU.
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260 BETUE DES DEUX MONDES.
au jour ou restés inédits, traditions publiques, traditions privées,
jugemens des écrivains de l'époque et souvenirs des témoins survi-
vans, l'auteur a tout réuni avec un soin religieux. Il a la prétention
d'être complet. A mon avis, il l'est beaucoup trop; un peu plus d'art
en telle matière aurait mieux convenu que cette accumulation de
détails souvent inutiles et de textes quelquefois sans valeur. Ce n'est
pas ainsi que procède M. Léopold Ranke, et M. de Reumont lui-même
dans ses précédentes études savait se montrer plus sobre. Le diplo-
mate en maints endroits a fait grand tort à V historien. M. de Reumont
connaît si bien les lois de l'étiquette, il a un respect si profond de
l'aristocratie européenne, qju'il lui en coûte de rencontrer sur son
chemin un personnage considérable sans lui faire aussitôt mille cé-
rémonies. Il le salue, il éaumère ses titres, il expose sa généalogie^
On pourrait citer tel chapitre de ce livre qui ressemble à un article
de YAlmanach de Gotlia. Malgré ces défauts, l'ouvrage de M. de
Reumont mérite une attention sérieuse, et l'on doit des remercl-
mens à l'auteur pour le soin qu'il a pris de recueillir ainsi toutes
les informations, de confronter tous les témoins. Si nous pouvons
dessiner d'un trait sûr la physionomie de la royale comtesse, si
nous parvenons à entrevoi^ toute la vérité derrière les voiles mys-
térieux qui la couvraient plus qu'à demi, n'oublions pas que ce
guide savant et scrupuleux a bien simplifié notre tâche.
I.
Au mois d'août de l'année 1771, le prince Charles-Edouard, qui
se trouvait alors à Sienne, fut mandé subitement à Paris par M. le
duc d'Aiguillon, minisire des affaires étrangères. On sait que
Charles-Edouard, fils du prétendant, petit-fils de Jacques II, ar-
rière-petit-fils de Charles P% était alors le dernier des Stuarts, ou
du moins le dernier représentant de leur cause, son frère cadet, le
duc d'York, ayant quitté le monde pour l'église et reçu à l'âge de
vingt-deux ans le chapeau de cardinal. Charles-Edouard, accompa-
gné d'un seul serviteur, part de Sienne le 17 août; il traverse Flo-
rence, Rologne, Modène, et, dépistant les espions que l'Angleterre
entretenait autour de lui , il fait répandre le bruit qu'il se dirige
vers la Pologne, où l'appelaient des parens de sa mère, Marie-Clé-
mentine Sobieska. Quelques jours après, il arrive à Paris. Un de
ses cousins du côté gauche, le duc de Fitz-James, est chargé de le
voir secrètement et de lui transmettre les propositions du cabinet
de Versailles. L'héritier des Stuarts recevra du gouvernement fran-
çais une rente annuelle de deux cent quarante mille livres à la
condition de se choisir une compagne et de l'épouser au plus tôt.
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LA COMTESSE d'aLBANY. 261
Pour lui épargner les embarras du choix, on a bien voulu se char-
ger de ce soin; Tépouse qu'on lui propose est la princesse de Stol-
berg, dont la soeur vient de se marier précisément avec le fils
aîné du duc de Fitz- James. Ces Fitz- James, il»est vrai, étaient
des bâtards de Jacques II; mais le chef de cette branche quasi-
royale était ce fameux Berwick, un émule de Vendôme et de Vil-
lars, un vaillant défenseur de la France contre l'Europe coalisée, et
qui, nommé maréchal par Louis XIV, mourut en soldat gous Louis XV
au siège de Philipsbourg. A coup sûr, il était bien autrement légi-
timé par ses victoires que ces enfans naturels du grand roi dont
les princes du sang n'avaient pas dédaigné l'alliance. Il n'y avait
donc rien dans cette combinaison qui pût empêcher Charles-
Edouard d'accepter cette rente de deux cent quarante mille livres
et de se prêter aux plans de la politique française.
Quels étaient ces plans? Quel genre de services pouvait rendre
Charles-Edouard ? Il est indispensable pour le savoir de rappeler
sa vie en peu de mots. On était déjà bien loin du temps où le jeune
prince avait pu soulever une guerre civile en Angleterre, et, par
cette diversion inattendue, servir si énergiquement le succès de nos
armes. En 1745, ayant vingt-cinq ans à peine, il aborde en Ecosse
et paraît au milieu des clans. Sept officiers seulement l'accompa-
gnent, et il n'a pour toute ressource qu'une cinquantaine de mille
francs, dix-huit cents sabres, douze cents fusils; quelques semaines
après, il commande une armée de montagnards qui va grossissant
d'heure en heure. Le voilà bientôt maître d'Edimbourg, et il écrase
dans les plaines de Preston-Pans les troupes du général Cope (2 oc-
tobre). « Un enfant, dit le grand Frédéric, un enfant débarqué en
Ecosse sans troupes et sans secours force le roi George à rappeler
ses Anglais ♦ qui défendaient la Flandre, pour soutenir son trône
ébranlé. » On connaît les tristes suites de cette expéditioin commen-
cée d'une manière si héroïque et si brillante, on sait l'impuissance
des efforts de Charles-Edouard, sa défaite à CuUoden (27 avril 1746),
sa fuite, ses aventures, les dangers continuels auxquels il dispute sa
vie. Voltaire, ému de tant de courage et de malheurs, nous l'a montré
errant à travers les Orcades, passant d'une île à l'autre pour échap-
per à la poursuite acharnée du duc de Cumberland, tantôt gagnant
une île déserte et obligé de cacher sa barque derrière les rochers
du rivage, tantôt enfermé de longs jours au fond d'une caverne,
souffrant de la faim, exténué de fatigue, abattu par la maladie,
attendant en vain des secours de France, ne recevant d'Angleterre
que des nouvelles désastreuses, et le cœur déchiié par les cris de
ses partisans, sur lesquels l'odieux Cumberland, le vaincu de Fonte-
noy, exerce d'épouvantables vengeances. Ce que l'on connaît beau-
coup moins, c'est la seconde partie de sa vie dans la retraite que les
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26*1 BEyUE. DBS DEUX MONDES.
événemens lui imposèrent. Le 10 octobre 1716». il avait débarqué
sur nos côtes de Bretagnev à Roscoff,.près dcMoriaix, avec un petit
nombre de ses compagnons; arrivé bientôt à Paris,» accueilli comme
mn héros par la cour et la, ville, il n'avait pu obtenir toutefois que le
gouvernement de Louis XY lui vînt ouvertement.et efficacement en
aide pour une seconde expéditiou en Angleterre.. Ses tentatives au-
près de la cour d'Espagpe ne forent pas plus heureuses.. Frédéric
le Grandv qui admirait son. courage, ne pouvait accorder une com^
plète sympathie k sa cause, et c'est vainement aussi qu'il tourna les
jeux de ce côté. Il restait donc à Paris,, sombre et morne,, sinon dé-
Cïouragéi, lorsqu'un coup inattendu, vint anéantir ses dernières espé-
rances. Louis.XV,.par le traité d'Aixr-lat-Chapelle, consentaitàinter-
dirfi le séjour de la France au vaincu de Culloden. Le petit-fils de ce
Jacques II à qui Louis XIV avait accordé une si magnifique, hospita-
lité dans le château de Saint-Germain était expulsé. de nos frontières
sur Tordre de la dynastie de Hanovre. Le roi, pour atténuer Todieux
d'une telle mesure, lui offrait en Suisse, à.Fribourg, un établisse-
ment digne, de sa naissance, a Je ne veux point partir, répondait
Charles-Edouard; je ne céderai qu'à la force, et ce ne sera pas
sans avoir résisté. » Il se* sentait soutenu par l'opinioni. Le dauphin,
père de Louis XVI, {es plus nobles seigneurs dé la cour, tous les
esprits généreux se révoltaient contre cette clause si peu française^
Le jeune prince avait barricadé sou hôtel, et jurait d'y soutenir un
ûége, s'il le fallait, comme Charles XII à Bender..£n attendant, il
bravait l'ennemi; on le voyait souvent à l'Opéra, et chacun admi- *
rait sa bonne mine et sa. fierté. C'est là qjii'il. fut arrêté le H dé-
cembre 17^8 par lé duc de Biroo, commandant des gardes fran-
çaises, au milieu des murmures de la foule. Saisi et garrotté comme
un malfaiteur^ le héros de Preston-Pans fut livré à M. le comte de
Vaudreuil,. commandant supérieur de la gendarmerie^ qui le fit in*-
earcérer au château de Vincennes. Quelqjues jpurs après, on le con-
duisait àla.frontiène.
« Depuis ce temps, dit Voltaire, Charles-Edouard se cacha au
reste dii monde. » Cette vie cachée eut encore ses angoisses et ses
épreuves. Pendant bien des années,, il chercha. en vain une demeure
hospitalière- Chassé d'Avignon, on le croit du moins, par legouver- .
nement pontifical, q)ai. redoutait les menaces de T Angleterre, il dis-
parut sidHtement. S'était-il réfugié en E^agne,. en Allemagne,, en
Pologne? Quelque seigneur de France,, en dépit des ordres de
Louis XV, lui avaitril donné un asile? Ou se perdait en conjectures^,
et toutea les recherches étaient inutiles. Une chose certaine,, c'est
que« changeant sans cesse de séjour comme de nom. et de costume,;
Q voulait surtout échapper à lasurveillancede lamaisouide Hanovue.
Qu'a. ^ plus tard quien 1750 il était allé secrètement ea Angle*-
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lA COMTESSE d'^IBAOT. S6t
terre, qa'fl avaiît passé plusieurs jours àLondres, qu'il avait eu une
conrérence dans une maison de Pall-Me(ll avec une cinquantaine de
jacobites, lau nombre desquék se trouvaient leJuc de Beaufort, le
lord Somerset et le comte de Westmoreland ; on xroit même qii'H
renouvela cette visite deux ou trois ans après. Cette vague tradition
a été consacrée par"Walter "Scott; le grand romancier, dans son
Redgauntteiy a raconté ces dernières et mystérieuses tentatives du
prétendant, comme il avait peint dans Wàvefley Téclatante leVée
d'armes de Î7â'5. Au milieu de cette vie errante, Charles-Edouard
avait auprès de lui une compagne dont ses amis avaient essayé vai-
nement de le séparer. Miss Clémentine Walkin^haw était fille d'un
serviteur dévoué de Jacques III et filleule de Marie-Clémentine So-
bie&ka; le jeune prince la trouva en Ecosse au milieu de ses aven-
tures guerrières. Jeune, belle, arilemment aimée, elle ne résista
pas à un amour qu'environnaient tant de prestiges. Lorsque Charles-
Edouard, après tous ses malheurs, fut revenu sur le continent, miss
Wàlkinshaw s'empressa de le rejoindre et s'attacha fidèlement à ses
pas. On la prenait pour safemme légitime ; elle portait son nom, fai-
sait chez lui les honneurs, et pendant son séjour à 'Liège, en 1763,
elle lui donna une lîlle qui Tut appelée Charlotte Stuart. Les par-
tisans du prince déplloraient cette situation ; comment pouvart-il ou-
blier ainsi ses devoirs, au lieu de préparer le sticcès de sa cause par
un mariage digne de lui? Ajoutez que miss Clémentine était sus-
pecte aux principaux chefs jacobites. ^Sasœur était attachée à la
maison de la princesse de Galles, et Ton affirmait que bien des plans,
bien des secrets de Charles-Edouard et de ses aniis avaient été livrés
par elle au gouvernement anglais. Trahison ou légèreté, peu im-
porte, la compagne de Charles-Edouard ^tait devenue odieuse à soa
parti. La chose alla si loin, qu'un des agena les plus dévoués des
Stuarts, l'Irlandais Macnamara, fut expressément chargé par ses
compagnons d'aller faire des représentations au prmce et d'exiger
de lui, au nom de tout un parti, Téloignement de sa maîtresse.
Charles-Edouard était fier; cette injonction, si respectueuse pour-
tant, et dont la liberté même attestait un tendre dévouement à sa
personne, l'irrita profondément. «Je ne reconnais à personne, dit-il,
le droit de se mêler de mes affaires personnelles. On ne profitera
pas de mes infortunes pour me faire la loi. C'est pour moi une ques-
tion d'honneur. J'aimerais mieux voir ma cause à jamafe perdue
que de faire le moindre sacrifice à ma dignité. )> ISacnamara, en se
retirant, ne put contenir Fexpression de sa doùleur^et de son blâme.
« Quel crime, lui dit-il amèrement, quel crime a donc commis TOtrc
Emilie pour avoir ainsi de siècle en siècle attiré la colère du ciel
«ur tous ses membres? »
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26ii BEVUE DES DEUX MOiNDES.
Quelques années plus tard, cette rupture, qu'il avait si obstinément
refusée à ses amis, s'accomplissait d'une autre façon, et au grand
détriment de sa dignité. Il n'avait pas voulu quitter mise Walkin-
shaw, miss Walkinshaw le quitta. Le 22 juillet 1760, — ils habi-
taient alors une maison de campagne dans le pays de Liège, non
loin du château de Bouillon, — la compagne de Charles-tdouard
partit secrètement avec sa fille et se rendit à Paris. La cause de ce
départ est demeurée assez obscure : les uns prétendent que le prince,
naturellement violent et de plus en plus aigri par le malheur, se
livrait souvent à des brutalités indignes; selon d'autres, le père et
la mère n'avaient pu se mettre d'accord sur l'éducation de leur fille,
miss Clémentine voulant la placer dans un couvent, et Charles-
Edouard exigeant qu'elle restât auprès de lui. Il est permis de croire
que ces deux motifs étaient également vrais lorsqu'on voit miss
Walkinshaw s'établir à Paris, confier son enfant à une communauté
de religieuses, et invoquer pour elle-même la protection de l'auto-
rité française. Ce fut un coup terrible pour Charles-Edouard. Blâmé
par ses amis, abandonné de la femme qui était depuis quinze ans
associée à sa fortune, privé si cruellement des caresses de sa fille, la
solitude lui devint odieuse. Son père même, celui qu'on appelait le
prétendant ou le chevalier de Saint-George, celui qui prenait encore
le nom de Jacques III et qui avait à Rome une espèce de cour, son
père, le roi de la Grande-Bretagne, s'était déclaré contre lui, car il
avait encouragé la résolution de miss Clémentine Walkinshaw, et il
lui fournissait les secours dont elle avait besoin. Ainsi ce téméraire
jeune homme qui avait commencé si brillamment la conquête d'un
royaume et dont le nom était encore associé à tant de poétiques
légendes dans les montagnes d'Ecosse, se voyait par sa faute aban-
donné de to js les siens. Furieux et impuissant, sa raison se voila,
son courage s'éteignit; pour s'étourdir, il chercha de lâches conso-
lations dans l'ivresse. Qui aurait pu reconnaître chez ce malheureux
abruti par le vin le vaillant capitaine de Preston-Pans, l'héroïque
fugitif des Orcades?
Il est malheureusement impossible de révoquer en doute cet avi-
lissement de Charles-Edouard. Au printemps de l'année 1701, l'am-
bassadeur d'Angleterre auprès de la cour de France, lord Stanley,
écrivait ces mots : « J'apprends que le fils du prétendant se met à
boire dès qu'il se lève, et que chaque soir ses valets sont obligés de
le porter ivre-mort dans son lit. Les émigrés eux-mêmes com-
mencent à faire peu de cas de sa personne... » Ces grossières habi-
tudes, qui ne le quittèrent plus, éloignèrent en effet un grand nom-
bre de ses anciens partisans. Son père, son frère le cardinal eussent
essayé en vain de le rappeler au sentiment de lui-même; il passait
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LA COMTESSE d'aLBANY. 265
des années entières sans leur donner signe de vie. A la mort de son
père, en 1766, il quitta sa résidence du pays de Liège; il vint pré-
sider à Rome cette petite cour organisée un peu puérilement par
Jacques III, et qui ne rappelait guère, faute d'argent, celle de
Jacques II à Saint-Germain. La responsabilité nouvelle qui pesait
sur lui, ce titre de roi qu'il portait, les marques de dévouement que
lui prodiguait encore son entourage, la présence et les conseils de
son frère, rien ne put l'arracher à l'ivrognerie. // signer principe^
ainsi l'appelaient les Romains, continuait^ chercher dans le vin l'on-
bli de ses infortunes, et une fois ivre il battait ses gens, ses amis,
les lords et les barons de sa cour, comme il battait à Preston-Pans
les soldats du général Cope. Un jour, en 1770, le duc de Choiseul,
qui avait songé un instant à la restauration des Stuarts, fait expri-
mer au prétendant le désir de lui parler très confidentiellement à
Paris. Charles-Edouard arrive, et rendez-vous est pris pour le soir
même, à minuit, dans l'hôtel du duc de Choiseul. La conférence
doit avoir lieu en présence du maréchal de Broglie, chargé de sou-
mettre au prince le plan d'une descente en Angleterre. A l'heure
convenue, le duc et le maréchal sont là, munis d'instructions et de
notes; Charles-Edouard ne paraît pas. Ils attendent, ils attendent
encore, espérant qu'il va venir d'un instant à l'autre. Une demi-
heure se passe, l'heure s'écoule. Enfin le maréchal s'apprête à pren-
dre congé de son hôte quand un roulement de voiture se fait en-
tendre dans la cour. Quelques instans après, Charles-Edouard entrait
dans le salon, maïs si complètement ivre, qu'il eût été incapable
de soutenir la moindre conversation. Le duc de Choiseul vit bien
qu'il n'y avait rien à faire avec un prétendant comme celui-là, et
dès le lendemain il lui donna l'ordre de quitter la France au plus tôt.
Tel était l'homme que le duc d'Aiguillon faisait venir à Paris l'an-
née suivante, en 1771, et à qui il offrait, au nom de la France, une
pension de 240,000 livres, s'il consentait à épouser sans délai la
jeune princesse de Stolberg. Puisqu'on ne pouvait faire de Charles-
Edouard un chef d'expédition capable de tenir l'Angleterre en échec,
on voulait du moins qu'il laissât des héritiers, que la famille des
Stuarts ne s'éteignît pas, que le parti jacobite fût toujours soutenu
par l'espérance, et que ces divisions de la Grande-Bretagne pussent
servir à point nommé les intérêts de la France. Le duc d'Aiguillon
ne s'adressait plus, comme le duc de Choiseul, au héros d'Edim-
bourg et de Preston-Pans; il lui disait simplement : « Soyez époux
et père... » Égoïstes calculs de la politique! Le ministre de Louis XV
s'était-il demandé si Charles-Edouard, avec ses habitudes invétérées
d'ivrognerie, n'était pas, à cinquante et un ansi le plus misérable
des vieillards, et si une âme pouvant encore aimer habitait les ruines
de son corps?
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26A BEVUE DES DEUX MONDES.
IL
La jeune femme que le duc d'AiguHlon destinait à ce vieilli^d
n-avait pas accompli sa dix-neuvième année* Louise-Maximiliane-
Garoline-Emmanuel, princesse de Stolberg, étidt née à Mons, ea
Belgique, le 20 septembre 1752. Elle appartenait par son père à
Fune des plus nobles familles de la Tburinge, et se rattachait pac
sa mère, fille du prince de Hornes,^ à Tantique Tignée de Robert &*uce,
qpi donna des rois à TÉcosse du moyen âge. Son père, le prince 6us*
tave-Adolphe de Stolberg-Gedem, étant mort dans cette bataille de-
Leuthen ou le grand Frédéric défit si complètement le prince de Lor-
raine et le maréchal Daun malgré la supériorité de leurs forces, 1&
princesse se trouva veuve bien jeune encore avec quatre filles, dont
la dernière n* avait que trois ans. L'impératrice Marie-Thérèse n'ou-
blia pas la famille du général qui était mort sous ses drapeaux.; elle
accorda une pension à sa veuve et assura le sort de ses filles. U 7
avait alors dans les possessions flamandes de la maison d'Autriche
des abbayes pourvues de dotations considérables^ et dont les digni*
lés, c'est-à-dire les revenus, appartenaient de droit à la plus haute
aristocratie de l'emph-e. On choisissait les abbesses, les supérieures»
parmi les princesses des maisons souveraines» et pour mériter le
titre de chanoinesse il fallait montrer dans sa famille, tant en ligne
maternelle que paternelle, au moins huit générations de nobles. Les
fiUes de la princesse de Stolberg obtinrent tour à tour cette dis-
tinction, qui leur procura de riches mariages, car les chanoinesses
de ces abbayes ne faisaient pas vœu de renoncer au monde ; elles
trouvaient au contraire dans cette singulière alliance avec l'église
une occasion de briller plus sûrement parmi les privilégiés de la
fortune. Élevée d'abord dans un couvent, Louise de Stolberg fut
bientôt chanoinesse comme ses sœurs , et chanoinesse de l'abbaye
de Sainte-Vandru , dont la supérieure était la princesse de Lorraine
Anne-Charlotte, sœur de l'empereur d'Allemagne François I*% belle-
sœur de l'impératrice Marie-Thérèse. Dès l'âge de dix-sept ans, la
jeune chanoinesse attirait tous les regards dans cette société d'élite.
Si elle était Allemande par la naissance et par le nom, elle était
surtout Française par le tour de ses idées, et tous les prestiges de la
grâce étaient encore embellis chez elle par une merveUleuse vivacité
d'esprit. Instruite sans pédantisme , passionnée pour les arts sans
nulle affectation, Louise de Stolberg seoiblait faite pour régner avec
grâce sur l'aristocratie intellectuelle de son époque, dans les plus
pures régions de la société polie.
Sans doute eUe ne connaissait de la vie de Charles-Edouard que
sa période héroïque, la période de 1745 à 1748, lorsque le duc de
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LA COMTESSE I^'aLBAKT. Î67
Fîtz-James vint lui offrir la main de Théritier des Stuarts. Comment
une telle offre ne Teût-elle point séduite? « C'était une couronne
qu'on lui présentait, dit M. de Reumont, une couronne tombée as-
surément, mais si brillante encore de l'éclat que lui avaient donné
plusieurs siècles sur un des premiers trônes de l'univers, une cou-
ronne illustre autrefois ^ consacrée de nouveau par la majesté de
ririfortune, parle dévouement de ses serviteurs, par le hardi cou-
rage de l'homme qui Bvaît essayé de la ressaisir tout entière. »
L'affaire fut menée secrètement. La mère de la princesse ne de-
manda pas l'autorisation de l'impératrice Marie-Thérèse, craignant
que la politique autrichienne ne s'opposât à un mariage qui devait
nécessairement irriter l'Angleterre ; elle se rendit à Paris avec sai
fille, et c'est là que le mariage fut contracté par procuration le
28 mars 1772. Le duc de Fi tz- James avait reçu tous les pouvoirs de
Charles-Edouard pour signer Tacte en son nom. La jeune femme,
accompagnée de sa mère, se.rendit ensuite à Venise et s'y embarqua
pour Ancône. C'était dans la Marche d'Ancône, à Lorette, que le
mariage devait être célébré; mais, des difficultés étant survenues,
une grande famille italienne établie non loin d'Ancône, à Macerata,
la famille Compagnoni Marefochi, offrit au prince son château pour
la cérémonie. Charles-Edouard s'y était rendu en toute hâte dès
qu'il avait appris le départ de sa fiancée, chargeant un de ses amis,
lord Carlyll, d'aller recevoir la princesse à Lorette et de la conduire
à Macerata. La célébration du mariage eut lieu le 17 avril 1772*
C'était, chose singulière, un vendredi saint. Monseigneur Peruzzini,
évêque de Macerata et de Tolentino , bénit l'union des fiancés dans
la chapelle du château en présence d'un petit nombre de témoins-
Charles -Edouard n'avait oublié aucun de ses titres; ce vieillard, usé
par l'intempérance, qui s'agenouille péniblement sur ces coussms
de velours auprès de cette jeune femme aux yeux bleus, aux che-
veux blonds, éblouissante de grâce et de beauté, c'est Charles III,
roi d'Angleterre, de France et d'Irlande, défenseur de la foi. Les
témoins étaient sir Edmond Ryan, major au régiment de Berwick,
W Ranieri Finochetti , gouverneur-général des Marches , Camille
Compagnoni Marefochi et Antoine- François Palmucci de Pellicanî,
patriciens de Macerata. Une médaille fut frappée pour perpétuer le
soutenir de cet événement; sur l'une des faces, on voyait le portrait
de Charles -Edouard, sur l'autre celui de la jeune femme, et la
légende, inscrite aussi sur la muraille de la chapelle, portait ces
mots en latin : Charles III^ né en 1720, roi d* Angleterre^ de France
et d*Irlande, 1766. Louise^ reine d'Angleterre^ de France et d'Ir-
lande, lll'i.
Deux jours après le mariage, le soir de Pâques, les nouveaux
époux quittèrent le château de Macerata et se dirigèrent à petites
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208 REVUE DES DEUX MONDES.
journées vers Rome, oi ils firent leur entrée le 22 avril. Ce fut
presque une entrée royale. Charles-Edouard, depuis six ans, était en
instance auprès de la cour de Rome pour obtenir la reconnaissance
de son titre de roi, comme son père Tavait obtenue naguère du pape
Clément XI. Espérant toujours que le souverain pontife finirait par lui
;iccorder cette faveur, dont Jacques 111 avait joui pendant quarante-
huit ans, il n'avait rien négligé pour maintenir son rang dans une
occasion aussi solennelle. Quatre courriers galopaient devant les
é]uipages; puis venaient cinq voitures attelées de six chevaux, la
première, où se trouvaient le prince et la princesse, les deux sui-
vantes, réservées à la maison de Charles III, les deux dernières au
cardinal d'York et à ses gens. Une foule immense se pressait sur
leur passage; les étrangers, les Anglais surtout, si nombreux à
Rome, se mêlaient avidement à une population toujours curieuse de
ces spectacles, et Ton peut dire que l'entrée de Charles 111 avec sa
jeune femme dans la capitale du monde catholique fut uji des évé-
nemens de Tannée 1772, événement d'un jour, et bien vite oublié.
Ce bruit, cet éclat, ce concours du peuple, tout cela ne valait point
pour Charles-Edouard un simple mot tombé de la bouche du pape.
Vainement fit-il notifier au cardinal secrétaire d'état l'arrivée du roi
cl de la reine d'Angleterre; on n'était plus au temps de Clément XI,
et le sage Clément XIV, assis alors sur le siège de saint Pierre, ne
voulait pas exposer le gouvernement romain à des difficultés graves
pour l'inutile et dangereux plaisir de protester contre les arrêts de
r histoire.
Lorsque le président de Brosses, en 1739, visitait la ville de Rome,
il pouvait dire à propos du fils de Jacques II, père de Charles-
Edouard : a On le traite ici avec toute la considération due à une
majesté reconnue pour telle. Il habite place des Saints-Apôtres, dans
un vaste logement.. Les troupes du pape y montent la garde comme
à Monte-Cavalio, et l'accompagnent lorsqu'il sort... Il ne manque
pas de dignité dans ses manières. Je n'ai vu aucun prince tenir un
grand cercle avec autant de grâce et de noblesse (1). » En 1772, il
n'y avait plus à Rjme de roi d'Angleterre reconnu par le saint-siége,
il n'y avait plus de garde papale à la porte de son hôtel, plus de
cortège militaire pour l'escorter par la ville; le prétendu Charles III
était simplement Charles Stuart, ou bien encore le comte d'Albany,
comme il se nommait lui-même dans ses voyages. Quant à la reine
Louise, le peuple romain, pour ne pas lui enlever tout à fait sa
royauté, l'appalait la « reine des apôtres, » du nom de la place où était
situé le palais Muti, oxupé depuis un demi-siècle par les descen-
dans de Charles V. Elle aurait pu être la reine des salons de Rome,
(1) Lettres fa:nilières écrites d Italie en 1759 et 1740, t. H, p. 94, ôdit Didier, Paris 18C0.
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LA •COMTESSE d'aLBANY. 269
s*il y avait eu à Rome des salons où le roi et la reine d'Angleterre
eussent pu maintenir leur rang. Plus tard, auprès d'un des rois de
la poésie, la princesse Louise retrouvera sa royauté perdue; elle
aura une cour d'écrivains et d'ai-tistes, elle distribuera des grâces,
et le chantre des Méditations ^ jeune, inconnu, d'une voix timide,
ira lire et faire consacrer ses premiers vers dans. le royal salon de
la comtesse d'Albany. En attendant ces jours de fête, les prétentions
de Charles-Edouard la condamnaient à l'isolement.
Est-il vrai, comme le dit M. de Bonstetten, qui la vit en 1774
dans le palais de la place des Apôtres, est-il vrai qu'elle trouvât les
Romains bien ennuyeux? Ce qui causait surtout son ennui, c'était la
vie de Rome telle que la lui imposait sa situation de reine non re-
connue. De 1772 à 1774, ce fut une pauvre cour que la cour du
palazzo Muti. « On y voit, dit M. de Bonstetten, trois ou quatre gen-
tilshommes avec leurs femmes, amis fidèles à qui le prétendant ra-
conte pour la centième fois ses aventures de la campagne d'Ecosse.
La reine, de moyenne taille, est blonde, avec des yeux d'un bleu
foncé; elle a le nez légèrement retroussé et un teint d'une blancheur
éclatante, comme celui d'une Anglaise. Sa physionomie, aimable et
vive, a quelque chose d'espiègle et de provoquant. » Se figure-t-on
bien cette jeune femme espiègle dans cette cour de vieux jacobites?
Elle riait de son rire le plus franc, dit encore M. de Bonstetten,
lorsque Charles -Edouard racontait qu'il avait été obligé de se
déguiser en fenime pour échapper aux espions du duc de Gum-
berland. Je veux bien que l'histoire fût plaisante; à la longue ce-
pendant, l'intérêt devait s'affaiblir. Tandis que ces éternelle^ narra-
tions occupaient la cour solitaire du palais Muti, la société romaine
offrait un spectacle plqin de vie et de mouvement. C'était l'époque
où se préparait la suppression des jésuitesi Jamais la diplomatie
n'avait été plus active , plus brillante , jamais elle n'avait joué à
Rome un rôle si curieux et si considérable. A sa tête marchaient les
deux ambassadeurs d'Espagne et de France, don Joseph Monino, le
futur comte de Florida-Blanca, et ce sémillant cardinal de Bernis,
qui, dans ses fêtes magnifiques, enseignait si spirituellement à l'a-
ristocratie romaine les élégances de Paris et de Versailles, t'enthou-
siasme des arts, le culte des grands monumens du passé, étaient
toujours la passion d'une société d'élite. Le pape Clément XIV, mal-
gré la simplicité de ses goûts, avait servi efficacement cette passion
tout italienne : c'est à lui qu'appartient l'honneur d'avoir commencé
l'établissement de ce musée incomparable, la gloire du Vatican. Des
fouilles importantes accomplies sous son^règne avaient arraché à
la poussière des siècles les plus précieux trésors. Jean-Baptiste Vis-
conti, inspecteur des antiquités et directeur des fouilles depuis la
toort de Winckelmann, était le conseiller de Clément XIV, on pour-
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270 BBTUE BE8 m» M0NDBS.
rait dire son secrétaire cfétat au déparlement des beaux-arts. Q
avait pour aaxiKahre scm propre fils^ Eanio Quûrino Tiseoatàt qm, à
prâie âgé de vingt ans, étoonait les naltres de l'énidition îtaÛeBoe
par retendue de son savoir, la sagacité de sa critique et la justesse
de son goût Auprès d'eux brillaient Ste&no Borgia» éFttdk et anti-
quaire du premier ordre, Jean Bottari, si curieuseœeni mit^ k Thisr-
loire des peintres italiens^ le premier qui ait entrepris de reettûer,
de compléter les biographies de Vasari» et à qui F cm doit ea ontre
une collectioD si intéressante des lettres des artistes; Benoit Sim,
qui avait poétiquement traduit dans la langue de Virgile les sys--
tèmes de Descartes et de Newtoot; les. doctes et spirituds jésuites
Raymond Gunicb et Jules-César Cordara, le premier tout occupé
d'Homère^ le second qui venait de raconter avec enthousiasme l'ex--
péditioD de Cbarles-Édonard en Ecosse. D'habiles artistes tenaient
dignement leur place à côté de ces savans homn»es : il suffit de ci-
tar Rapbaél Hengs^ Pon^peo Batoni, Pacdo Pannini,. Angelica Kauf-
mann, talens ing^ieux et brillans qui représentaient en ses direc-
tions variées la peinture du xviii* siècle,, t^utdis que l'architectiire
était honorée encore par des maîtres tels que Simonet^ et Antonio
Selva. Seule, la litténîtare d'imagination est insignifiante dans cette
période. N'oublions pas tonteffMS que c'^est précisément l'heure où
la plus illustre des improvisatrices modernes, Corilla Olympica, est
couronnée au Gapitole. Non, la société romaine ne manquait point
de mouvement ni d'éclat. Si la reine Louise avait pu se nonuner
dès lors la comtesse d'Albany, si elle avait pu se mêler sans pré»
tentions' royales à la vie des salons, nul doute qu'elle eût porté
un jugement plus favorable sur les Romains, et qu'elle e^t com-
mencé plus tôt le règne si poétiquement gracieux que lui réservait
Tavenir. Malheureusement elle ne voyait tout cela qu'à cBstance.
Gomment ne pas soupçonner son impatience et son dépit? Enfin,
Dieu merci, cette Rome ennuyeuse où il lui est impossible de jouer
un rôle, elle va la quitter à la fin de l'année 1774. Un grand ju-
bilé devait être célébré l'année suivante; Charles-Edouard ne pou-
vait se résigner à la pensée que, dans une telle occasion, au mi-
lieu de œs cérémonies solennelles, il lui faudrait renoncer pour lui
et pour sa femme aux honneurs de la souveraineté. Assister au ju-
bilé sous le nom de comte d'Albany, c'eût été constater sa dé^
chéance dans la capitale du catholicisme. Il dit adieu à Rome et
alla s'établir à Florence.
III.
Florence ou Rome, c'était même chose pour ce singulier préten-
dant, qui ne savait plus ni voubh* un trône ni se résigner à l'avoir
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XA O0HTESSE b'aLBANY* 271
perdu. Ce qu'il cheiviiait^ en Toscane comme dans les états du
«ûat-siége, «c'était ua souveraÎD disposé à reocmnaitne son tiire de
roi 'd*Aog]eterre« Or le gcajod-duc de Tmcane en 177A était Je se--
coDd fils de Marie-Tbérëae^ le frère de l'empca^ur d'AUemagoe Jo-
seph U, oelai qui devait lui-ménte, sous te nom deLéopold II, por-
t^^ seize ans pkis tard, la icooronne impériale. C'était un prince
^lUosophe, Bourrl des idées du xyoi^ siècle^ les acceptant toutes^
bonnes ou mauvaises^ à k fois libéral et despote^ avide d'illustrer
son nom par des vé£ormea et nivelant des institutions qu'il fallait
seuleoMut rectifier, e^it imprudent, impatiedat, mais généreux, et
sous qm la Toscane, éclairée par lee disciples de llontesquieu, de
Voltaire^ 4e Boosseau, a devancé plusieurs conquêtes de la révolu-
tion française. Un adversaire aussi résolu de la société du moyen
âge ne pouvait pas éprouver de sympatbies pour la cause du petiv
fils de Jacques U; toutes les tentatives dn prétendant sur ce point
Airaitabsolufloent vaines : Pierre-Léopold n'eut pas même de rap-
ports personnels aatrec Gharles*Édoaard« •
Faut-il attribuer à cette humiliation les rechutes vulgaires du
prétendant? Pendant les premières années de son mariage , il sem-
blait avoir adopté un genre de vie plus digne de sa naissance; peu
de temps après son établissement en Toscane, on voit sa santé s'al-
térer de nouveau et ses goûts d'autrefois s'afficher sans vergogne.
C'était décidément à Tivresse qu'il demandait l'oubli de ses espé-
raaoes trompées. U n'allait pl\is au théâtre sans emporter une bon-
teille de vin de Chypre; éteadu ensuite dans un fauteuil^ il s'en-
dormait si pn^bndément que ses domestiques avaient grand' peine à
le porter jusqu'à sa voiture. Sa «anté, on le pense bien, était «n-
gulièremcnt compromise par de tels désordres. Atteint d'hydropisie,
ses forces diminuaient sans cesse, et déjà le mal avait envalii la poi-
trine. On voudrait savoir quel a été le rôle de la princesse auprès
d'un tel mari, on voudrait savoir si elle a exercé quelque influence
sur sa conduite^ si elle a tenté de* relever son cœur, de le rappeler
au sentiment de lui-même, si elle a essayé enfin de guérir le ma-
lade avant de s'en détourner avec dégoût Par malheui*, ces rensei-
gnemeasinoiis manquent. La seule chose certame, c'est que le comte
d'Albany (tel était désormais le titre qu'il était réduit à porter) de-
vint odieux à sa contpagne. S^ <^agrins, ses humiliations, les dés-
ordres de sa vie, l'horreur qu'il s'inspirait à lui-fl[iême, les remords
qui l'obsédaient au réveil, tout irritait cette âme inquiète et la pous-
sait à des violences qui aggravaient encore ses fautes. « Il malti-aite
sa femme de toutes les manières, » écrivait un diplomate anglais,
sir Horace Mann, à la fin du mois de novembre 1779.
Deux âmnées av^nt cette date, un jeune gentilhomme piémontais,
ardent, enthousiaste, fou de poésie et ignorant comme un Vun^ale,
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272 HEVUE DES DEUX MONDES.
venait d'arriver à Florence pour y apprendre cette belle langue tos-
cane à peu près inconnue dans son pays. Après une jeunesse errante
et toute remplie d'aventures, après maints voyages d'un bout de
l'Europe à l'autre, cet écolier échappé de l'académie de Turin, ce
fougueux adolescent qui avait parcouru la France, l'Angleterre, le
Danemark, la Suède, l'Allemagne, la Russie, l'Espagne, le Portugal,
^toujours occupé d'intrigues et de chevaux, était revenu dans sa
patrie ennuyé, ennuyeux, à charge à lui-même et aux autres, con-
damné enfm, personne n'en doutait, à finir bientôt par le suicide ou
la folie, lorsque tout à coup, du sein de ses dissipations, un immense
désir de gloire s'empara de son âme et l'affranchit de la servitude.
Tel était le comte Victor Alfieri, purifié enfin de ses souillures, ra-
cheté d'un long esclavage tour à tour ténébreux ou burlesque,
amoureux de la poésie dramatique, enivré des premiers sourires de
la Muse, impatient d'inscrire son nom à côté des noms immortels de
l'Italie, lorsqu'il vint à Florence en 1777, âgé de vingt-huit ans à
peine, et y rencontra, ce sont ses paroles, un amour digne de lui,
qui l'enchaîna pour toujours.
« A peine, dit-il en ses Mémoires, m'étais-je établi tant bien que mal à
Florence, pour essayer d'y séjourner un mois, qu'une circonstance nouvelle
m'y fixa et pour ainsi dire m'y enferma bien des années. Cette circonstance
me détermina pour mon bonheur à m'expatrier à jamais, et je' trouvai enfin
dans des chaînes d'or, dont je me liai moi-même volontairement, cette
liberté littéraire sans laquelle jamais je n'eusse rien fait de bon... Pendant
l'été précédent, que j'avais tout entier passé à Florence, j'y avais souvent
rencontré, sans la chercher, une belle et très gracieuse dame. Étrangère de
haute distinction, il n'était guère possible de ne la point voir et de ne pas
la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas
lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les
étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle; mais, plongé
dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et
d'autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me pa-
raissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus point, cet été-là,
me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m'était arrivé très sou-
vent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m'en était resté
dans les yeux et en même temps dans le coeur une première impression très
agréable; des yeux très noirs et pleins d'une douce flamme, joints (chose
rare) à une peau très blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté
un tel éclat qu'il était difficile, à sa vue, de ne pas se sentir tout à coup
saisi et subjugué. Elle avait vingt-cinq ans, un goût très vif pour les lettres
et les beaux-arts, un caractère d'ange, et, malgré toute sa fortune, des cir-
constances domestiques pénibles et désagréables qui ne lui permetta